Des Femmes sur la Lune : fantasmes spatiaux pour réalités terrestres
Par Marc Gauchée
En 1969, la mission Apollo 11 effectue « un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité »[1], mais constate, s’il en était encore besoin, l’absence de vie sur le satellite de la Terre. Ce constat vient mettre un terme aux fictions qui mettaient en scène la rencontre avec les Sélénites, ces habitants – imaginaires donc – de la Lune.
Avant 1969, trois fictions relatent un tel voyage : en France, il s’agit du Voyage dans la Lune de Georges Méliès en 1902 et, aux États-Unis d’Amérique, il s’agit de Fusée pour la Lune (Missile to the Moon) de Richard Earl Cunha en 1958 puis de Nus sur la Lune (Nude on the Moon) d’O. O. Miller et Anthony Brooks (alias Doris Wishman et Raymond Phelan) en 1961.
Le principal point commun de ces fictions n’est pas la distribution des genres entre les acteurs des voyages, même si les astronautes sont majoritairement masculins. Le point commun le plus important est que ces fictions concourent à la construction d’un imaginaire qui place les femmes sous le regard et le pouvoir des hommes. Dans une démarche relevant des gender studies, il est proposé d’aborder chacune de ces œuvres « dans le contexte plus large de la société qui l’a produite »[2] pour analyser les rapports sexués et les représentations des femmes qui y sont associées. Et chacune de ces rencontres féminines sur la Lune permet de retracer une des évolutions les plus courantes de la représentation des femmes au cinéma de son époque.
Dans le décor ou dans le ciel
Dans le court-métrage de Georges Méliès, l’expédition lunaire est composée de six savants dont le professeur Barbenfouillis (Georges Méliès), président du Club des astronomes. Cette équipe masculine est propulsée sur la Lune dans un obus au moyen d’un canon géant. Dans une scène relevant de la même évidence que la métaphore ferroviaire[3], un groupe de jeunes femmes charge l’obus dans le canon.

Arrivés sur la Lune, les scientifiques sont confrontés aux Sélénites, interprétés par les acrobates des Folies Bergères. Ils parviennent cependant à leur échapper et à revenir sur Terre où toute l’équipe est célébrée pour son exploit. Mais après leur alunissage et avant d’avoir affaire aux Sélénites, les savants s’endorment. C’est pendant leur sommeil qu’apparaissent sept étoiles représentant la Grande Ourse, puis une étoile double, Phœbé et enfin Saturne. Les sept étoiles, l’étoile double et Phoebé sont interprétées par des actrices (alors que Saturne est interprété par un acteur barbu). Phœbé (Bleuette Bernon), assise sur un croissant de lune, provoque une tempête de neige qui réveille les savants et c’est en se réfugiant dans une grotte qu’ils rencontrent les Sélénites.
Réalisée au tout début du XXe siècle, Le voyage dans la Lune met en scène deux modalités de présence des femmes dans la sphère publique telles qu’elles ont été organisées depuis le XIXe siècle. Et ces modalités sont des exceptions à la règle générale qui veut que « le public, dont la politique occupe le cœur, appartient aux hommes. Le privé, dont la maison occupe le centre, est délégué aux femmes (sous le contrôle des femmes) »[4].
La première modalité exceptionnelle est celle des femmes à la fréquentation sulfureuse : depuis les actrices, les danseuses jusqu’aux « cocotes »[5]. Ainsi, les actrices qui, sur Terre, chargent l’obus dans le canon, sont en short et toutes habillées de façon identique. Elles ressemblent plus à des danseuses de revue qu’à des assistantes de scientifiques. Impression confirmée par le fait que Georges Méliès a bénéficié de la prestation du corps de ballet du Châtelet.
La seconde modalité de visibilité exceptionnelle des femmes dans l’espace public relève de représentations symboliques, de concepts, de valeurs ou d’entités non humaines. Dans Le voyage dans la Lune, les étoiles sont ainsi incarnées par des femmes de la même façon qu’au XIXe siècle, l’espace public s’est rempli de représentations féminines incarnant la Nation, la Loi ou la Justice. La République elle-même est personnifiée dans des « Marianne » aux décolletés parfois vertigineux[6]. « Les allégories féminines – villes, fleuves, vertus, muses couronnant les grands hommes ou femmes reconnaissantes pâmées à leurs pieds – peuplent une statuaire envahissante »[7]. Comme dans Le voyage dans la Lune, si les étoiles sont des femmes, les héros restent des hommes.
Des femmes incapables de gérer la cité
Avec des effets spéciaux indigents, Fusée pour la Lune (Missile to the Moon) de Richard Earl Cunha, en 1958, raconte une expédition lunaire qui découvre une civilisation féminine particulièrement précaire.
La première précarité résulte de leur lieu de vie : il s’agit d’une grotte certes aménagée et embellie de colonnes et de draperies, mais qui bénéficie d’une « bulle » d’oxygène permettant de respirer sans combinaison. La zone habitable est donc très limitée, comme pour en souligner le caractère exceptionnel. Il en est ainsi dans la plupart des films mettant en scène une société de femmes : leur « royaume » est toujours strictement circonscrit à des espaces reculés, loin de la civilisation des hommes ou d’accès difficiles.
La deuxième source de précarité résulte du manque d’autonomie de ces femmes de la Lune qui ne font qu’attendre la venue d’hommes ! Et l’arrivée de l’expédition terrestre vient les combler. Ainsi la reine aveugle, Lido (K. T. Stevens), croit reconnaître dans Steve Dayton (Richard Travis), l’assistant ingénieur, l’un des rares sélénites masculins bloqué sur Terre depuis de nombreuses années, suite à une panne de son vaisseau et qui serait enfin de retour. Les sujets de la reine ne sont pas en reste : Lambda (Laurie Mitchel) se laisse séduire par Gary (Tommy Cook) l’un des astronautes ; Zeta (Marjorie Hellen) tombe amoureuse de Lon (Gary Clarke), un autre astronaute, et Alpha (Nina Bara) maintient sous son emprise hypnotique Steve, décidément très convoité, pour l’épouser.

Mais la principale précarité de cette civilisation féminine et lunaire réside dans les femmes elles-mêmes, condamnées par leurs rivalités de pouvoir comme par leurs projets sentimentaux. C’est Alpha qui poignarde la reine Lido pour garder Steve pour elle toute seule et fonder un royaume sur une autre planète. Lambda est tuée par une araignée géante libérée par Alpha pour empêcher la fuite de Steve. Zeta, enfin, affronte Alpha, libère Steve de son emprise hypnotique et détruit l’atmosphère de la grotte… condamnant toutes les femmes de la Lune à l’asphyxie ! Devant ce désastre, Alpha se suicide d’un coup de poignard alors que les derniers relents d’oxygène s’évanouissent dans la grotte.
Mis à part Alpha, Lambda et Zeta, les autres femmes de la Lune n’ont qu’un rôle décoratif. D’ailleurs elles sont interprétées par des reines de beauté : Pat Mowry (Miss New-Hamphire, 1955) ; Tania Velia (Miss Yougoslavie, 1956) ; Sanita Pelkey (Miss État de New-York, 1957) ; Lisa Simon (Miss France, 1957) ; Mary Ford (Miss Minnesota, 1957) ; Marianne Gaba (Miss Illinois, 1957) ; Sandra Wirth (Miss Floride, 1955) et Renata Hoy (Miss Allemagne, 1952). Elles n’apparaissent que comme éléments de décor ou pour présenter des collations aux astronautes. Et quand elles ne servent pas une collation aux Terriens, c’est June (Cathy Downs), fiancée de Steve faisant partie de l’expédition, qui prend le relais au service.
À la différence des Amazones que les hommes doivent combattre et affronter, ces femmes de la Lune sont vaincues par elles-mêmes alors que les hommes – ici Steve en l’occurrence – sont rendus impuissants par l’hypnose[8]. Non seulement ces femmes sont incapables de diriger une société, mais encore elles exercent un pouvoir maléfique sur les hommes. Fusée pour la Lune pourrait donc être vu comme la fiction qui remet femmes et hommes « à leur place » au moment où, dans les années 1950, les rapports de genre et la doctrine puritaine sont contredits par les nouveaux modes de vie aux États-Unis[9].
Alors qu’à la fin, la fusée s’apprête à décoller pour retourner sur Terre, June demande à Steve si elle est plus jolie qu’Alpha… Les hommes rétablissent ainsi leur pouvoir grâce à la concurrence qu’ils ont su instaurer entre les femmes. Dans la première moitié de la décennie 1950, le maccarthysme racontait qu’il fallait éradiquer le communisme, car il était inimaginable qu’il puisse exister un autre monde politique hors du modèle capitaliste américain. Fusée pour la Lune raconte qu’il est impossible de croire à un autre monde possible en dehors du modèle patriarcal.
L’extension du domaine de la nudité
La fin des années 1950 et le début des années 1960 est marquée, aux États-Unis, par l’apparition d’un nouveau « genre » de film : le nudie, c’est-à-dire un genre cinématographique où tous les prétextes sont bons pour déshabiller les femmes ordinaires et non plus les filles de cabaret, les colonisées, les prisonnières ou les prostituées comme c’était le cas jusqu’à présent.
Le magazine Playboy de Hugh Hefner a opéré un tel virage éditorial en 1955. Alors que son premier numéro, en décembre 1953, contenait les célèbres photographies du calendrier dénudé de Marilyn Monroe, en juillet 1955 la « playmate » n’est plus une star, mais Charlaine Edith Karalus sous le pseudonyme de Janet Pilgrim. Or Charlaine était une employée de Hugh Hefner. Pour la première fois, une femme « ordinaire » acceptait de poser nue. Playboy créait ainsi un nouvel archétype féminin pour fantasme masculin : « la fille d’à côté » (« the girl next door ») qui cache derrière une vie et un travail communs, une sexualité « libérée ».

Le cinéma s’est emparé de l’archétype quatre ans plus tard. En 1959, Russ Meyer met en scène les pensées de Mr Teas, livreur de prothèses dentaires, à travers ses journées de travail et de loisirs. Dans L’immoral Monsieur Teas (The Immoral Mr Teas) et avec un commentaire en voix off, Russ Meyer montre les rêves et les fantasmes de son héros (Bill Teas) dans lesquels les femmes croisées se retrouvent toujours dénudées. Dans la scène finale, Mr Teas va jusqu’à consulter une psychiatre (Doris Sanders), car, comme l’affirme la voix off, « si la frustration persiste, l’homme moderne peut au moins être reconnaissant des progrès de la psychiatrie moderne ». Mais comme Mister Teas l’imagine évidemment tout aussi nue, la voix off en conclut : « d’un autre côté, certains hommes aiment juste être malades ».
Le film Nus sur la Lune (Nude on the Moon) d’O. O. Miller et Anthony Brooks (alias Doris Wishman et Raymond Phelan), sorti en 1961, met en scène cette transition vers la nudité des personnages féminins ordinaires. Il raconte la découverte sur la Lune, par un duo d’explorateurs – le scientifique Jeff Huntley (Lester Brown) et le professeur Nichols (William Mayer) -, d’une civilisation cachée derrière un mur : une reine de la Lune (Marietta) dotée de pouvoirs télépathiques dirige femmes et hommes qui vivent torses nus.
Jeff tombe amoureux de la reine et veut rester auprès d’elle, mais l’oxygène venant à manquer, elle l’endort pour que Nichols puisse le sauver et le ramener sur Terre. Et là, de retour dans son laboratoire, miracle ! Jeff regarde différemment la secrétaire du Professeur Nichols, Cathy (Marietta). Avant le séjour dans la Lune, seule Cathy gardait amoureusement et secrètement un portrait de Jeff dans le tiroir de son bureau. Désormais, Jeff s’aperçoit que Cathy ressemble étonnement à la Reine de la Lune… D’ailleurs, pour le prouver, il l’imagine aussi dévêtue que la reine. La transition est faite : ce ne sont plus les femmes « déviantes », « marginales », « extra-terrestres » ou « autres » qui se déshabillent à l’écran, mais « la fille d’à côté ». Et le tournant des années 1950-1960 marqua une nouvelle extension du domaine de la nudité.
Notes
[1] La phrase fut prononcée par Neil Armstrong après l’alunissage, le 20 juillet 1969, du module Eagle Apollo 11.
[2] Geneviève Sellier et Brigitte Rollet, « Cinéma et genre en France : état des lieux », Clio. Femmes, genre, histoire, Femmes travesties : un ʺmauvaisʺ genre, n°10, 1999.
[3] Marc Gauchée, « [Comme un écho] Le train, ce phallus cinématographique », cinethinktank.wordpress.com, 16 août 2021.
[4] Michelle Perrot, « Les femmes et la citoyenneté en France. Histoire d’une exclusion », in Armelle Le Bras-Chopard et Janine Mossuz-Lavau (sous la dir.), Les femmes et la politique, L’Harmattan, 1997.
[5] Fréquentation sulfureuse du monde de la scène, car « les lieux de spectacle et de divertissement étaient liés à la prostitution » (Isolde Pludermacher et Maire Robert, co-commissaires de l’exposition au Musée d’Orsay, 22 septembre 2015-17 janvier 2016 in « Splendeurs et misères. Images de la prostitution 1850-1910 », Beaux-Arts, hors-série, septembre 2015).
[6] Il faut attendre le XXIe siècle pour que le qualificatif de « républicaine » affecté à la tenue des jeunes filles soit synonyme du contraire, c’est-à-dire de la couverture de toute surface d’épiderme. C’est ainsi que le 21 septembre 2020, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a défendu, sur RTL, l’interdiction des crop tops, ces petits hauts laissant voir le nombril, tenues jugées « indécentes » dans les collèges et les lycées en expliquant : « chacun peut comprendre que l’on vient à l’école habillé d’une façon, disons… je dirais républicaine »
[7] Michelle Perrot, Femmes publiques, Textuel, 1997.
[8] L’autre source d’impuissance des hommes dans Fusée pour la Lune est l’appât du gain : Gary meurt, brûlé par le soleil, en voulant emporter les diamants dont regorge la Lune.
[9] Mireille Berton, « Quand la femme grandit, l’homme rétrécit : la symbolique du corps à géométrie variable dans Attack of the 50 Foot Woman et The Incredible Shrinking Man », in Laurent Guido (sous la dir.), Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain, Antipodes, 2006.