Inventaire de la droitisation
Propos de Joël Gombin recueillis par Marine Turchi, Mediapart, 25 juin 2012.
Mediapart. Après les élections présidentielle et législatives, quel bilan peut-on dresser de la stratégie de droitisation choisie par l’UMP ?
Joël Gombin : L’UMP a réfléchi en terme de tactique et perdu de vue la stratégie. Elle s’est dit qu’en droitisant le discours, en allant sur le territoire du FN, elle allait récupérer à court terme les électeurs du Front national, au moins au second tour. Mais d’une part, elle a sous-estimé leur défiance vis-à-vis de Sarkozy après cinq ans d’un pouvoir marqué par l’idée, à tort ou à raison, qu’il s’exerçait au profit des riches. D’autre part, elle a négligé le fait qu’à moyen et long terme, cela transformait l’agenda et l’espace politiques, légitimait les thèses du Front national et permettait à celui-ci d’accroître son audience.
Mais à la présidentielle, le faible écart de voix entre Hollande et Sarkozy, malgré la forte impopularité de celui-ci, ne permet-il pas de penser que la stratégie Buisson a limité la casse ?
Non, je pense que c’est une impression créée par le fait que les sondages annonçaient un écart plus grand. En réalité, si la stratégie de Buisson avait été un véritable succès, Nicolas Sarkozy aurait obtenu un meilleur résultat au second tour étant donné les 17 % de Marine Le Pen au premier tour. Il avait une réserve de voix à droite qui était bien meilleure qu’en 2007. Mais, dans un contexte de participation presque équivalent, il n’obtient pas de meilleurs reports de voix du FN entre le premier tour et le second, c’est même plutôt moins bon.
Cette stratégie de droitisation est un fusil à un coup. Elle a très bien fonctionné en 2007. Mais à partir du moment où Sarkozy n’a pas été à la hauteur de ses promesses, il a déçu la fraction de l’électorat frontiste qui avait voté pour lui. On n’est pas en capacité de dire qu’une autre stratégie aurait permis de faire mieux, mais ce qu’on peut démontrer, c’est que la stratégie de Buisson n’a pas permis la réélection du président.
Les législatives ont mis en évidence l’échec de la Droite populaire, qui est l’incarnation de cette droitisation.
Il suffit de regarder les circonscriptions où le candidat UMP était Droite populaire (on pourrait d’ailleurs étendre le propos à d’autres élus droitiers, la Droite populaire ne servant que d’indicateur). En moyenne, le FN perd moins de voix qu’ailleurs : 38 % de ses voix seulement entre le premier tour de la présidentielle et le premier tour des législatives, contre 47 % dans les autres circonscriptions. Quelques circonscriptions sont très emblématiques :
– la 4e du Vaucluse (ancienne circonscription du chef de file de la Droite populaire, Thierry Mariani, parti se présenter en Asie-Océanie – ndlr), où se présentait l’ex-FN Jacques Bompard, qui est élu ; extrême droite : + 3% de voix, UMP : – 47 %.
– la 3e du Vaucluse avec Marion Maréchal-Le Pen (FN), qui est élue, et Jean-Michel Ferrand (UMP) ; extrême droite : – 17 %, UMP : – 18 %.
– la 2e des Bouches-du-Rhône avec Dominique Tian (UMP) ; extrême droite : – 22 %, UMP : – 24 %.
– la 1re des Pyrénées-Orientales avec Louis Aliot (FN) et Daniel Mach (UMP) ; extrême droite : – 23 %, UMP : – 21 %.
– la 2e du Vaucluse avec Emile Cavasino (FN) et Jean-Claude Bouchet (UMP) ; extrême droite : – 24 %, UMP : – 17 %.
Cela signifie que, effectivement, le total droite-extrême et droite est plus important : mais pas en faveur de l’UMP, en faveur du FN. Donc cette tactique conduit à ce que, à moyen terme, le Front national soit maître du jeu. Dans le Sud-Est, le FN est déjà devant l’UMP dans un certain nombre de circonscriptions. Par exemple, la 16e des Bouches-du-Rhône où se présentait l’UMP Roland Chassain : le vote de droite est devenu un vote FN, anti-gauche. A Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), la droite fait 8 %, presque tous ses électeurs traditionnels ont voté FN.
L’argument de la Droite populaire a pourtant toujours été de se présenter en « digue » face au Front national, en expliquant qu’il ne fallait pas laisser certaines thématiques au FN ?
Il existe aujourd’hui deux limites à cet argument de la « digue ». D’abord, la Droite populaire ne peut être une digue qu’à condition qu’un élément la sépare encore du FN. Leur seule différence tient à l’économie : les élus de la Droite populaire sont ultralibéraux. Or, ils ne font pas campagne sur ce thème et ils ont une convergence importante avec le FN au niveau de leur discours poujadiste anti-fiscaliste. Ensuite, l’expérience montre que ça ne fonctionne pas, comme on vient de le démontrer.
Quelles sont les conséquences de cette droitisation ?
Elle a légitimé le Front national. La vraie “dédiabolisation” ne vient pas du FN, mais de l’UMP, qui a abaissé la barrière morale par rapport au FN : quand Nicolas Sarkozy explique que Marine Le Pen est « compatible avec la République », qu’Henri Guaino dit qu’il n’y a « pas de front républicain contre un parti qui a été validé par la République », ou que Gérard Longuet estime que Marine Le Pen est un « interlocuteur » de l’UMP.
Est-ce un échec de Patrick Buisson ?
Nicolas Sarkozy était un tacticien, mais Patrick Buisson est un stratège. Contrairement au candidat UMP, dont l’enjeu était 2012, Patrick Buisson a joué plusieurs coups, sur le long terme : un rapprochement FN-UMP. Tout pousse du moins à le supposer.
Comment le FN a-t-il réussi à percer, au point de devenir, dans certaines zones, le vote de droite ?
Le FN a une grande capacité à s’extraire de relations clientélaires ou, en tout cas, fortement personnalisées. Il n’a rien à offrir : il n’a pas de collectivité locale, ni emplois ni logements à distribuer, pas de politiques publiques à promettre. Un certain nombre d’élus (de gauche ou de droite) ont joué sur cette capacité à offrir des biens matériels et symboliques dans les transactions électorales. Aujourd’hui, cette capacité s’essouffle. Le discours du FN offre lui un bien inappropriable : la mise à distance. Voter Front national, c’est se mettre à distance, symboliquement, de l’autre : des immigrés, de certains groupes sociaux en dessous ou au-dessus de soi. Le FN, bien qu’étant un parti très jacobin, joue aussi parfaitement sur les différentes identités, y compris locales, en affichant un grand antiparisianisme.
Le plus étonnant, ce sont ses percées dans l’Ouest de la France, où il était pour l’instant quasiment absent ?
Le vote FN évolue vers un vote plus périphérique, périurbain lointain, rural, et donc essentiellement la France de l’Ouest. Cette évolution est la conséquence de l’étalement urbain. C’est très visible en Ile-de-France, autrefois l’une des régions qui votait le plus en faveur du FN, aujourd’hui celle qui vote le moins FN : le vote FN s’est éloigné de Paris en suivant l’étalement de l’agglomération parisienne. Aujourd’hui, il a dépassé les limites de la région parisienne en s’installant dans le sud de l’Oise, le sud de l’Aisne, la Haute-Normandie. Ce qui explique le cas de Jean-François Mancel (mentor d’Eric Woerth – ndlr) dans l’Oise, sorti gagnant de sa triangulaire très difficilement. Celui de Xavier Bertrand, dans l’Aisne, de Marcel Bonnot (UMP) en Franche-Comté ou de François-Michel Gonnot, battu par Patrice Carvalho (FDG) en triangulaire dans la 6e circonscription de l’Oise.
On ne peut pas attribuer ces scores qu’aux populations emménageant dans ces régions. C’est aussi la conséquence de ces déplacements sur les paysages, les conditions de vie, le logement, le marché de l’emploi local, l’accès aux équipements publics. Dans le sud, c’est un phénomène qu’on connaît depuis au moins trente ans. L’explosion du vote FN là-bas ne s’explique pas directement par l’arrivée de populations qui sont dans une large mesure des cadres supérieurs. C’est surtout la conséquence de leur installation : accroissement des inégalités, augmentation des prix du foncier, modification des conditions d’accès à l’emploi, au logement.
Les électorats du FN et de l’UMP se chevauchent-ils ?
Ils restent distincts car celui du FN est beaucoup plus populaire : la fraction supérieure des classes populaires, la fraction supérieure de la classe moyenne, et ceux qui, d’un point de vue subjectif, ont une crainte du déclassement. Les formes de l’habitat ont une incidence très importante sur le vote FN. On les retrouve dans les zones pavillonnaires, quand la gauche est plutôt dans les grands ensembles.
Y a-t-il un effet de la « dédiabolisation » menée par Marine Le Pen ?
La dédiabolisation n’est pas une cause du vote FN, elle est une bonne justification des électeurs. Les gens sont obligés d’expliquer leur vote lorsqu’un micro est tendu. La première chose qui leur vient à l’esprit, c’est ce qu’ils ont entendu à la télé. Aujourd’hui, ils répètent le discours “On vote Marine Le Pen car elle est différente de son père”. La dédiabolisation n’est qu’un nouvel élément d’un discours réflexe, pré-mâché.
Le Front national répète qu’il veut « faire exploser l’UMP ». Quelle sera sa stratégie dans les années à venir ?
Le Front national arrive à grignoter l’UMP, mais cela prend plus de temps qu’espéré. Dans le Vaucluse, par exemple, l’ex-frontiste Jacques Bompard a réussi à réorganiser la droite autour de lui – le départ de Mariani cette année l’acte d’ailleurs – après un travail qui a commencé dans les années 1980 (député en 1986, conseiller municipal d’opposition en 1989, maire d’Orange en 1995, conseiller général en 1992). C’est un laboratoire intéressant, mais le FN ne peut pas se permettre d’attendre si longtemps, ils ont besoin d’argent. Pour se renflouer, il leur faut gagner des élections locales, comme en 1995 et 1997. Les élections intermédiaires, et notamment les municipales de 2014, sont donc un énorme enjeu pour eux. Trois défis : gagner ; ne pas réitérer 1995 (les élus FN avaient quitté le parti et subi des condamnations) et ne pas faire n’importe quoi pour pouvoir être réélu.
Face au FN, quelle stratégie s’offre à l’UMP ?
Ils se sont enfermés eux-mêmes dans un piège dont il sera difficile de sortir. La preuve est faite que la droitisation a ses limites. Mais aujourd’hui, les critiques de la droitisation sont surtout des critiques contre Jean-François Copé. Ils naviguent à vue et sont divisés. Mais la droite française est historiquement multiple, René Rémond l’avait montré. L’UMP n’a été qu’un miracle, réussi dans des circonstances très particulières. Le parti se taisait et suivait son chef, Nicolas Sarkozy. Ce schéma a échoué, il est donc conduit à changer. Son maintien pourrait essentiellement dépendre de l’autonomie politique et financière qui sera accordée à ses différents courants.
Peut-on imaginer que certains élus, notamment de la Droite populaire, rejoignent le Front national ?
C’est peu probable pour ceux qui ont été élus. En revanche, ceux qui se retrouvent dans la configuration de Roland Chassain dans les Bouches-du-Rhône (échec aux législatives et un Front national très fort dans sa commune) pourraient sauter le pas avant les municipales.