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La « Règle d’or » ou les enjeux du temps présent

Par Dominique Sistach

Dans une société du texte, plus que de la communication, la hiérarchie des termes qui domine l’actualité fixe les débats et l’ordre du jour. Cet été 2011 a vu une expression dépasser les réalités et les éléments de langage convenus. Nous ferons fi de la crise des banques, de la crise mondiale, du capitalisme financier, des agences de notation, du triple A, et de tout le reste, dont vous mesurez l’abîme, tout à coup disparu de l’entendement, il ne nous reste que la « règle d’or ». De quoi s’agit-il ? À quoi se rapporte cette expression mystérieuse et magique auquel certains trouvent du bon sens et d’autres des arrangements électoralistes ? La « règle d’or » est la réforme constitutionnelle du principe budgétaire d’équilibre dont le but avoué est de cloisonner un système d’interdits économiques qui jusque là s’est avéré inopérant. Aveu démocratique d’impuissance, la « règle d’or » n’est pas qu’un aveu à peine feint d’avouer l’impuissance du gouvernement à dompter les finances publiques, c’est également, l’une des manifestations majeures de l’impuissance de l’État à gouverner la loi des intérêts contradictoires du public et du privé. La singularité est telle que la classe étatique de gouvernement semble plus attachée aux valeurs marchandes qu’aux valeurs politiques, quelles qu’elles soient (« règle d’or » ?, cela signifie-t-il une symbolique religieuse ? ou, une simple référence à la seule valeur refuge contemporaine ?). L’État devient la victime expiatoire des nouvelles résolutions économiques de la finance mondiale, classe de gouvernement incluse.

Plus profondément, il reste à nous interroger sur le sens profond des enjeux politiques futurs. Non simplement, ceux qui ont tendance à nous terroriser s’en trouvent renforcés (la dette budgétaire venant s’adjoindre à la terrible dette écologique), mais surtout, l’antiétatisme qui se développe nous conduit à une gestion des risques qui nous interdit d’or et déjà de construire un projet de civilisation. Ces symptômes ont des incidences sur la réflexion politique à adopter pour comprendre les conditions de la dérégulation publique.

Qu’est-ce que la « règle d’or » ?

La « règle d’or » est le nom du projet gouvernemental d’inscrire dans la Constitution des règles prévoyant un retour progressif à l’équilibre budgétaire, ou encore, autrement dit, la « règle d’or » c’est la transformation du principe d’équilibre budgétaire, préexistant mais inexistant en terme d’application, pour faire que l’ordre juridique bloque désormais toute tentation gouvernementale de s’endetter. Le projet a été adopté par le parlement le 13 juillet 2011.

Le Président de la République devrait convoquer le Congrès pour le finaliser constitutionnellement. Le projet de loi prévoit la mise en place des « lois-cadres d’équilibre des finances publiques » qui déterminent, pour un minimum de trois ans, « les orientations pluriannuelles, les normes d’évolution et les règles de gestion des finances publiques  » (article 1er du projet de loi, qui viendra complèter l’article 34 de la Constitution). L’objectif affiché est d’équilibrer les comptes publics (budget de l’État et comptes de la Sécurité sociale), en fixant pour chaque année la programmation d’un plafond de dépenses et un « minimum d’effort en recettes ». Nous aurions tôt fait de prétendre que cette formule est une réponse à la situation de crise mondiale et à l’appréciation (plus marginale) des agences de notation. Le système juridique étant déjà orienté vers les mêmes termes de résolution, il faut révéler l’origine de cette impuissance de l’économie politique globale et nationale à s’endetter.

L’arsenal juridique de réduction des déficits publics et des modes d’administration

La situation budgétaire des nations développées et notamment européenne est délimitée juridiquement, depuis le début des années 1990, par l’adoption de critère de convergence limitant l’usage des déficits publics comme mode de gouvernement de la croissance. Le traité de Maastricht imposait que le déficit public ne dépasse pas 3 % du PIB et que la dette publique ne dépasse pas 60 %. En France, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 établissait que les lois de programmation de finances publiques devaient s’inscrire dans l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques. La loi de programmation pluriannuelle des finances publiques, votée le 9 février 2009, devait permettre de répartir les crédits par missions, selon une méthode rigoureuse inspirée par la mère des réformes, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001, appliquée depuis 2006, dont l’objet central était de réorganiser les conditions de gestion des finances publiques en objectifs de moyens, et non plus, comme auparavant, dans le cadre des finances publiques républicaines, par l’ordre des finalités de l’intérêt général, forcément couteux. Enfin, la révision générale des politiques publiques (RGPP), introduite en 2007, devait permettre de prendre des décisions immédiates de suppression des interventions ou des services de l’État.

Depuis la dernière élection présidentielle, l’action réformatrice s’est orientée vers une gestion reconditionnée des dépenses publiques de l’État, de la protection sociale et des collectivités locales, alors même que la politique fiscale réduisait les recettes selon les dogmes d’une relance permanente de l’investissement et de la consommation. Est-ce alors dire que ce formidable arsenal resterait lettre morte ? Que le droit budgétaire révolutionné depuis la précédente décade n’aurait amener aucune réponse sérieuse à l’endettement ? Que les forces politiques outrepasseraient l’ordre juridique ? La constitutionnalisation du principe d’équilibre budgétaire qui interdirait à l’exécutif et au législatif de présenter et de voter les comptes de la nation en déséquilibre serait-elle l’ultime dispositif juridique interdisant à l’appareil d’État la tentation du gouvernement par l’endettement ?

L’impossible gouvernement des finances ?

La gouvernemtabilité des finances publiques s’est révélée jusqu’à maintenant peu crédible. Bien avant la crise financière de 2008, le Gouvernement de François Fillon a transmis à Bruxelles une actualisation du programme de stabilité de la France reportant à 2012 le retour à l’équilibre prévu pour 2010 (on se souviendra, en début de mandat, que le conseiller spécial du chef de l’État, Henri Guaino, soufflait à son mentor de laisser courir les déficits pour stabiliser la croissance). Comprenons bien que la difficulté du gouvernement se situe dans l’assurance donnée au marché mondial de stabiliser nos dettes pour rester solvable, et simultanément, dans une logique économique intérieure, de garantir par des deniers publics l’effort économique et la croissance, qui par ailleurs, et alors la boucle est bouclée, permet de garantir la productivité des ressources fiscales de l’État, et ainsi, le dogme fiscal de la réduction des prélèvements obligatoires.

Cet emboitement de dogmes fait ainsi les éléments de langage centraux des communicants politiques et de leurs glossateurs médiatiques. Par ailleurs, les forces sociale-démocrates ont peu à opposer, si ce n’est à renverser certains dogmes dans l’ordre de leurs emboitements pour laisser penser qu’il existe une alternative de gouvernement à gauche ou au centre. En l’occurrence, augmenter les impôts, imposer une meilleure gestion des administrations publiques, contenter donc les débiteurs mondiaux, et espérer ne pas effleurer la croissance, qui par ailleurs garantira la ressource fiscale. Les marges d’écart entre une gouvernemtabilité financière de droite ou de gauche sont infimes (ce qui confirmerait la vision deleuzienne d’un impossible gouvernement de gauche, rendu à des uniques devoirs être minoritaires, tout gouvernement étant par essence conservateur). Pour conclure ceci, on peut se souvenir des derniers instants de croissance et d’équilibre budgétaire, lors des années 2000, quand le gouvernement Jospin reçu les invectives de l’opposition conservatrice et de l’opinion publique d’utiliser les fruits de la croissance à réduire la fiscalité plus que l’endettement national, voire, d’anticiper les déficits provoqués par le vieillissement de la population.

Aussi, le débat sur la « règle d’or » semble alors tout à coup un nouveau rideau de fumée pour ne pas avoir à parler de l’origine de la dette, et ainsi, de son irrésolution potentielle, tant d’un point de vue économique (s’endetter, c’est investir) que d’un point de vue politique (s’endetter, c’est gouverner), que d’un point de vue social (s’endetter, c’est assumer sa liberté de choix).

Insondable dette ou l’État en mutation ?

La situation de déséquilibre continuel des finances publiques, depuis une quarantaine d’années, ne disparaît pas. La crise mondiale de 2008, mettant en avant un déséquilibre économique profond entre l’offre et la demande mondiales et un comportement laxiste de la gestion financière des banques, aggrave cette situation : le déficit français passe à – 7,5 % du PIB en 2009 et la dette à 78 %. Cependant, elle n’est qu’un épiphénomène de l’absence de gouvernance mondiale du capital. Les États puisent dans les ressources publiques pour agir et garantir le capital, et restreignent ainsi leurs capacités de gouvernement normalement réservées à leurs institutions. Si l’on évoque souvent la puissance du texte libéral, devant aboutir à la privatisation des services publics, et souvent ainsi à leur disparition, on omet systématiquement de relever que le capital s’est publicisé par la caution des dettes publiques aux dettes privées (Pascal Salin, en prenant le cas rare d’un libéral français, renverse à bon compte la situation en affirmant que la crise bancaire est celle de la défection publique).

La complexité du système d’endettement est également liée à la transformation du pouvoir souverain. Comme le rappelait récemment l’historien Gérard Béaur dans le journal Le Monde, la dette est le produit, dans la longue histoire de l’État, de la mobilisation de la richesse vers le souci guerrier, vers l’histoire de l’État à asseoir sa puissance souveraine mythique. Comme le rappelle l’auteur, « sauf en cas de guerre, et encore, la dette publique ne devenait insupportable qu’à la suite des errances antérieures de la politique financière et budgétaire. Si la monarchie succomba, c’est parce qu’elle ne fut pas capable de supprimer les avantages fiscaux des privilégiés. Le gaspillage des fonds publics, l’absence de système fiscal performant, l’incapacité à traquer la fraude, les politiques laxistes qui consistent à favoriser certaines catégories sociales ou certains lobbies sont les voies d’entrée d’un endettement excessif ». On pourrait aussi conclure que la transformation de la place des dettes est aussi due à l’érosion de la capacité militaire des États à asseoir leur puissance, ou pour parler comme le philosophe Frédéric Gros, que la faiblesse économique des États est le résultat de ce qu’il qualifie de « la fin de la guerre » (trop occuper à connaître les mystères de la « règle d’or » française, nous n’aurons pas remarquer que cet été 2011 aura vu une première diplomatique et stratégique : le gouvernement chinois ayant conseillé à son débiteur étasunien de réduire ses dépenses militaires et de se retirer des zones d’occupation stratégique qu’il tente de maîtriser).

Quel que soit la position scientifique prise, il ressort que la situation actuelle est le fait d’un processus global visant à réduire la puissance souveraine des États, dont la menace militaire s’est réduite. C’est un processus interne aux nations, comme le démontre la dérégulation bancaire de l’argent et du crédit imposé par les conjonctures que proposa Georges Pompidou à l’aune des années 1970 (la fameuse « loi Rothschild » transformant le statut de la Banque de France en 1973) ; mais aussi, c’est un processus extérieur aux nations, comme le démontre la dérégulation bancaire imposée par les différents accords internationaux, ad minima, depuis les premiers accords de Bâle en 1988. À l’issue, non seulement le risque bancaire ne fut pas régulé, comme le démontre les crises successives depuis 2008, mais surtout, d’un point de vue structurel, les États ont perdu le contrôle de leur propre activité financière. La situation actuelle de l’endettement public est certes le résultat de la déshérence du politique à pouvoir gérer hors de ses impératifs propres (notamment des cycles cours de réélection, de cloisonnement vertical des élites, mais aussi, d’interpénétration horizontale des élites économiques et administratives, etc.), mais aussi, c’est l’aboutissement de « l’État face aux marchés », d’un État qui se déclare impuissant face aux marchés, d’un État, qui « tous comptes faits », ne s’affirme plus comme souverain en n’ayant pas au nom des peuples le pouvoir de contraindre les puissances des intérêts d’une classe mondiale. S’il existe une conscience interne de l’État à penser pour lui-même (c’est ce que présente très clairement les travaux de sociologie administrative de Philippe Bezès), il est une autre conduite de « l’État extérieur », de l’État mondialisé qui négocie sa présence, et finit par la vendre, au nom d’une seule loi, celle des intérêts des cadres dirigeants d’un capitalisme mondialisé par sa financiarisation. Que peux faire une loi d’airain des finances publiques contre de telles forces sociales ?

Quid de la « règle d’or » ?

Le principe de l’adoption d’une « règle d’or » budgétaire, ou moins mystérieusement, de la constitutionnalisation des normes financières, met à jour des points de tension essentiels qui révèlent les particularismes français dans un monde en mutation. En premier lieu, ce débat présente notre difficile rapport juridique à la politique. Ce que j’appellerais l’antijuridisme français, soit le fait de ne jamais croire la possible régulation des appétits (en l’occurrence politiques) par des règles de droit strictement appliquées (dont a vu la principale justification, le droit n’étant jamais appliqué), présente une situation inédite où la possible autonomie du droit et de ses institutions pourrait permettre l’interdiction des gouvernances dispendieuses (on peut penser, si la réforme venait à être adoptée que l’on évoquerait immédiatement le « gouvernement des juges », et l’américanisation de la vie politique, puisque ce sera au Conseil Constitutionnel d’être le gardien de la « règle d’or » ).

À l’opposé, la systématisation qu’impose cette « règle d’or », peut à terme réduire la capacité de décision politique à néant. D’où le fait que ce principe est limité par des critères structurels d’évaluation de la dette, et que la limitation imposée ne se réalise que dans le cadre triennal de la pluriannualité budgétaire ; en bref, que l’on puisse négocier le déficit sur trois ans. Comme l’annonce le constitutionnaliste Guy Carcassonne, la « règle est en plaqué or » puisque les pouvoirs publics pourront ajuster leur politique en jouant sur la variabilité de l’estimation du montant réel du déficit selon les différentes méthodes comptables. Comme l’affirme Michel Bouvier, spécialiste de droit budgétaire, «  La seule certitude que l’on peut en tirer est qu’il est très difficile de déterminer avec exactitude la réalité de la dette publique si l’on ne dispose pas d’une source d’informations comptables pertinente et partagée ». Quid alors de la « règle d’or ?

Sa neutralisation ne serait alors probablement qu’un sursaut politicien aux véritables enjeux de l’économie mondialisée par l’affaiblissement des États ; le pouvoir actuel n’ayant aucune appréhension des risques encourus pour faire valoir un droit à la réélection. En effet, la soumission de la puissance publique à un principe strict aboutirait invariablement à rendre variable les dépenses publiques, ce qui impliquerait la privatisation massive des services publics.

En second lieu, l’application, même relative de la règle, signifierait à terme à rendre la politique fiscale instable, et par voie de conséquence de bloquer le financement de l’économie réelle. Globalement, comme le rappelait récemment l’économiste financier Driss Lamrani dans le journal Slate, le risque serait, en fixant la règle tout en n’agissant pas réellement sur l’endettement structurel, de limiter le rôle de stabilisateur et de régulateur économique de l’État. Autrement dit, pour utiliser une métaphore en cours, supprimer le corps des sapeurs pompiers au moment même où l’incendie reprend de plus belle fait partie de ses impasses politiques du temps en cours.

Φ

Pour conclure, nous constatons que les discours convenus et fabriqués par les systèmes de pensée contemporains, nous écartent de véritables objets de réflexion pour le futur. Au début du XXe siècle, la croissance des dépenses budgétaires signifiait des dépenses de civilisation. Selon les lois de Wagner, « plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux ». Il semble que nous ayons définitivement tourné la page d’une politique de civilisation, fût-ce t-elle, exclusivement de dimension programmatique de notre économie. Le débat autour de la « règle d’or » nous ramène à une sorte de gigantomachie de notre inquiétude du futur : les manœuvres politiques restreignent notre vision des réalités économiques ; les réalités économiques nous aveuglent et suppriment toutes les nécessités de régulations des États et des sociétés civiles ; les puissances nationales « invisibilisent » les nécessités d’une organisation mondiale ; la puissance mondiale rend caduque la nécessité de la régulation ; et surtout, les politiques de gestion supplante une politique de civilisation.

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