Dans les abysses
A l’instar du cas du rock, les rapports entre le satanisme et la musique industrielle sont anciens. Ils datent quasiment des origines. En effet, deux groupes fondateurs de ce registre (Non, Throbbing Gristle) ont manifesté, dès le milieu des années soixante-dix, un intérêt pour le satanisme. Toutefois, celui-ci est issu d’une « branche noire » au sein de la contre-culture californienne dans les années psychédéliques. Il diffère du « satanisme classique » par l’aspect libertaire du Diable, vu comme un héros romantique, un « ange rebelle » : « En tant que Lucifer, il apporte la lumière de la connaissance et de la liberté, contre toute oppression et toute répression, en devenant ainsi le symbole du rachat politique, social, psychologique de l’homme. La rébellion céleste de Satan contre Dieu est vue comme un appel à la rébellion terrestre de l’homme contre tout pouvoir tyrannique.
Par la suite, au cours du XIXe siècle, Satan arrive à s’identifier aussi avec la raison positive. La lumière de Lucifer devient alors la lumière de l’émancipation de l’obscurantisme religieux et on évoque son image pour rendre un peu plus colorée la propagande anticléricale[1]. » Ce satanisme fait aussi l’éloge d’une sexualité libérée, chacun étant libre de vivre sa sexualité sans constrictions morales et selon sa propre nature.
Ce discours rencontra celui de la contre-culture faisant à la même époque l’éloge de la libération sexuelle et de l’amour libre. Parmi ses tendances musicales, l’une était appelée à se rencontrer particulièrement le satanisme : la musique industrielle. Cette étiquette, est une appellation générique regroupant une multitude de formations musicales aux styles parfois très différents les uns des autres : cela va de la musique électronique rythmique proche de la « techno » au « néo-folk » influencé par la culture et les mythes européens, en passant par les musiques expérimentale, dadaïste, futuriste, concrète, contemporaine, etc. Cependant, des points communs peuvent être dégagés de cette mosaïque de genres : tous les sous-registres tendent vers l’atonalité et/ou l’expérimentation. La musique industrielle est souvent instrumentale, le chant ne se prêtant pas à ce genre musical mais il existe aussi des chansons de forme traditionnelle.
De ce point c’est toutefois vers un autre rivage, une autre vision du monde, que va diverses fois aller la musique industrielle sataniste : l’extrême droite radicale. D’autant qu’avec des personnalités comme Charles Manson, qui a fasciné des néo-nazis tels que James Mason, le néo-nazisme américain a connu une forte influence du satanisme[2].
Sympathy for the Devil
La multiplication de « groupes satanistes » dans ce milieu ne date que de la fin des années quatre-vingt. C’est le fait principalement des groupes issus de nations protestantes, en particulier scandinaves et anglo-saxonnes. Ainsi, les groupes américains de cette scène sont souvent liés à l’Eglise de Satan d’Anton Lavey. C’est le cas, par exemple, des groupes Neither Neither World, Non, Radio Werwolff et Blood Axis, durant un temps. Le musicien de Non, le performer Boyd Rice, était un haut responsable de cette Eglise, avant de la quitter après le décès d’Anton Lavey et se diriger vers le gnosticisme. Nikolas Schreck de Radio Werewolf fut le gendre du même Lavey…
D’autres groupes firent partie de sociétés occultistes, flirtant avec le satanisme, comme les très rituels et pornocrates Sleep Chamber. De fait, un grand nombre de groupes industriels utilisent une symbolique et des références occultes lorsqu’ils font partie de sociétés occultistes notamment de l’Iluminated Order of Thanateros (IOT) d’Austin Osman Spare, un disciple de Crowley, dont la doctrine mélange allégrement dans un bricolage syncrétique, gourou indien, runes, kabbale, les textes de Crowley, etc. Ses thèses sont connues sous le nom de « culte de Zos Kia » et consistent en une forme de vitalisme magique amoral[3].
Un certain nombre de musiciens industriels évoluant aux marges du satanisme en furent membres comme Andrea Haugen d’Hagalaz Runedance, qui deviendra par la suite une adepte du paganisme nordique, et Wendy van Dusen de Neither Neither World, chanteuse misanthrope membre de l’association de défense des animaux PETA.
Nous avons mis des guillemets à l’expression « groupes satanistes » car, contrairement à d’autres registres subculturels, il ne s’agit pas de groupes satanistes stricto sensu. En effet, ces groupes, à la suite de Lavey, ne croient pas en l’existence physique du Diable. En fait, il est plutôt question d’un pagano-satanisme. Le musicien américain Michael Moynihan écrivait en 1995 que le satanisme serait un avatar du dieu Odin/Wotan (Odin est le nom scandinave et Wotan le nom germanique) : « Ils [les odinistes] devraient se rendre compte que pour un chrétien, Votan est aussi synonyme de ‘‘Satan’’ et la façon dont les anciens dieux furent considérés comme ‘‘sataniques’’ par leur même nature. Les ‘‘satanistes’’ à l’origine dans l’Europe médiévale n’étaient que des païens qui pratiquaient encore la religion de leurs ancêtres »[4].
Cette théorie, de la persistance du paganisme via une forme de sorcellerie, est soutenue par l’historien italien Carlo Ginzburg[5]. Toutefois, Ginzburg insiste sur le fait qu’il s’agit d’une forme très dégénérée de paganisme, les pratiques ayant perdu toutes réelles significations en se mâtinant de superstition. Leur satanisme fait un grand usage de la magie notamment dans la création d’une musique rituelle caractéristique. Or selon Masimo Introvigne, « Alors que l’expérience religieuse implique, à l’égard du sacré qui se manifeste, une attitude de vénération et de gratuité, l’expérience magique – qui est surtout expérience de pouvoir (kratophanie) – voudrait attirer et manipuler le sacré pour le mettre au service des buts du sujet agissant. Ces buts pourront être relativement nobles : accéder à des dimensions ‘‘supérieures’’ de conscience et de connaissance ; ou très matériels : recherche du gain ou d’une liaison sentimentale[6]. » Leur satanisme est donc surtout une quête de la puissance.
Nous pourrions d’ailleurs parler à propos de cette forme de satanisme de « luciféranisme ». « Cette science fut dite ‘‘luciférienne’’ parce que ses propagateurs s’incarnèrent, selon la tradition kabbalistique, pour apporter le ‘‘feu’’ du Savoir aux hommes, nous dit l’ancien luciférien Jean-Paul Bourre. Ils furent les ‘‘porteurs de lumière’’ (conformément à l’étymologie latine du mot ‘‘Lucifer’’, formé de lux : lumière, et de ferre : porter). […] En cela, Lucifer est vu comme un dieu civilisateur, même si, comme pour le Zarathoustra de Nietzsche, sa bonté paraît terrible aux yeux des hommes qui expliquent le monde à partir de valeurs différentes »[7].
Les lucifériens mettent en évidence les analogies entre Lucifer et Prométhée (tous deux ont porté la lumière et la connaissance aux hommes) et entre le Diable et Pan. Ils ne croient donc pas en l’existence physique du Diable. Ils veulent, à la suite d’Aleister Crowley, transformer l’homme en dieu (« Chaque homme et chaque femme sont des étoiles » selon Aleister Crowley[8]).
Le « lucéféranisme » peut être défini de la façon suivante : c’est une pratique magique qui cherche la reconquête de pouvoirs perdus, permettant à l’homme de devenir l’égal des dieux (kracophanie). Il s’agit donc de retrouver la part divine que l’homme a perdue en chutant. Le luciféranisme doit permettre de retrouver cette nature glorieuse. Nous constatons donc que le « lucéféranisme » est aussi une tentative de manipulation prométhéenne du sacré au service du sujet agissant désirant « s’emparer des pouvoirs même de Dieu, à commencer par le pouvoir sur la vie et la mort. » Massimo Introvigne montre clairement que ce type de pratique peut évoluer vers le satanisme lorsque le mage s’aperçoit de son échec[9].
Rock around the bunker
De fait, ces groupes diffusent un certain nombre d’idées radicales mises en évidence par l’analyse de leurs propos. De ces indices, il est possible de dégager un discours global mais, bien entendu, tous ces groupes ne développent pas forcément l’intégralité des thèmes. Pourtant, leur discours est largement dominé par le darwinisme social et le racialisme, comme le montrent les propos du musicien et éditeur américain Michael Moynihan qui, à l’époque de cette déclaration, était sataniste : « En ce qui me concerne le Social-Darwinisme est juste un fait de l’existence naturelle. Il n’y a aucune façon d’y échapper bien que certaines institutions humanitaires ou sociétés modernes essayent d’y circonvenir avec des résultats naturellement désastreux. Je suis en accord avec le Might is Right de Ragnar Readbeard aussi bien qu’avec la philosophie de Gobineau sur l’aristocratie raciale[10]. » Boyd Rice fit la même profession de foi en citant Arthur de Gobineau et Alfred Rosenberg dans le livret de son album Blood and Flame paru chez Mute en 1986. Le naturalisme est subséquemment très présent dans les thèses de cette scène. Celui-ci se détermine comme un réductionnisme où l’homme est rabaissé au rang d’animal : il perd sa condition particulière pour s’insérer à nouveau dans le règne animal.
Ce n’est plus un homme mais un humain. Cette « biologisation » de la condition de l’homme a été vulgarisée par Aleister Crowley et Anton Lavey. De fait, et sans contradiction, l’élitisme est aussi fortement présent. Ces groupes ont le sentiment de faire partie d’une élite, considérant le reste de la population comme une masse méprisable et faible. Ceci produit un anti-égalitarisme misanthrope absolu, considérant que l’égalitarisme est né du christianisme niveleur, religion de faibles et de lâches. Cette vision du christianisme est une réminiscence de la philosophie très mal comprise de Nietzsche et de l’occultisme antichrétien de Crowley.
La « déification » des lois de la nature, très présente chez Crowley et chez Lavey, permet de cautionner le darwinisme-social/racial. En effet, cette doctrine part du constat que la nature est dure avec les animaux faibles qui servent de pitance aux prédateurs. Il est donc normal pour ces groupes d’imiter la nature et de respecter ses lois en se débarrassant des individus faibles. De fait, ce discours biologisant est surtout tenu par les groupes américains affiliés à l’Eglise de Satan comme Non, Blood Axis, Radio Werewolf, Neither/Neither World, etc. La misanthropie est d’ailleurs élevée chez eux au rang de qualité. Les groupes danois, Of the wand and the moon, et américain, Neither/Neither World,la considèrent d’ailleurs comme une source d’inspiration.
De fait, nous sommes en présence d’un « culte de l’homme » ou peut-être d’un surhomme arrogant qui se glorifie de son orgueil. En effet, ces groupes, à la suite des « enseignements » de Lavey et de Crowley, voient l’accomplissement personnel dans un individualisme égoïste radical. Par conséquent, tout ce qui peut entraver le développement personnel est rejeté. Les influences conjointes de l’égoïsme stirnerien et du libertarisme d’Ayn Rand, grandes références laveyennes, sont ici flagrantes, notamment dans le souhait de la dégénérescence de l’Etat. En effet, la fin de celui-ci doit permettre l’accomplissement personnel grâce à l’égoïsme et la satisfaction immédiate des désirs.
Ces idéaux fort peu humanistes ont parfois un prolongement politique. En effet, certains de ces groupes se positionnent logiquement, au vu de ces discours, à l’extrême droite. Mais peu ont un réel engagement politique. Cependant, lorsque cela se manifeste, ceux-ci se positionnent au côté des différentes formes de fascisme et/ou de nationalisme révolutionnaire. Ainsi, Boyd Rice, de Non, adepte du darwinisme-social, affirme publiquement que Mussolini est un « homme de fer ». Mais il est vrai que celui-ci a participé à des émissions organisées par la White Aryan Resistance (W.A.R.), un groupuscule néofasciste américain qui prône le séparatisme ethnique et fut membre de l’American front. Ainsi, nous disposons d’une photo, prise en 1989, où il figure en uniforme en compagnie de son chef Bob Heick[11]. Il a même publié en 1996, en collaboration avec Douglas Pearce de Death in June, un album intitulé Heaven sent sous le nom de Scorpion wind (réédité en 2009 sous le nom Death in June & Boyd Rice) et dont une majorité des titres ont été inspirés par les textes de la néonazie Savitri Devi[12].
Allant dans le même sens, Michael Moynihan, qui fut durant un temps le colocataire de Boyd Rice, a reconnu, lui aussi sans difficulté, qu’à une certaine époque il était néo-fasciste[13] a manifesté un intérêt fort pour les théories völkisch[14] et néonazies. Ce dernier a publié à la fin des années quatre-vingt, via l’une de ses maisons d’édition, Storm, une anthologie de la revue violemment antisémite du néo-nazi américain James Mason[15], Siege. Néanmoins, il semblerait que Moynihan ne partage pas toutes les idées de Mason. Enfin, il a collaboré, en 2001, époque à laquelle il s’éloignait du fascisme, sous l’influence conjointe du néopaganisme et de l’antimodernisme, à Dualpha, une revue française liée au milieu nationaliste-révolutionnaire[16].
Il est vrai que les Etats-Unis ont connu une interpénétration des marges ésotériques et politiques. Dès l’après-guerre, James Hartung Madole et son National Renaissance Party, mêlent l’apport de l’Imperium de Francis-Parker Yockey à ceux du nazisme, de la théosophie et du satanisme. Le programme de 1953 du NRP affirme un nationalisme racial qui reprend la doctrine du Christian Identity : tout doit revenir à sa place lors de la création, et, moins que de l’Amérique, le NRP parle de l’émergence d’une conscience raciale blanche et réclame l’alliance des USA avec l’URSS, le monde arabe et des alliances régionales avec les pays de l’ancien Axe. Ajoutons à cela que Madole voit dans le christianisme une infection de la race aryenne et nous voici fort près de la réévaluation idéologique d’Europe-Action, la proto-Nouvelle droite, témoignant que c’est dans l’ensemble de l’Occident que les nationalistes commencent à se demander ce que signifient la nation et l’Occident et à détacher ce dernier terme de sa racine chrétienne[17].
Φ
Conclusion
Ces discours politiques ne restent donc pas figés. Ces groupes évoluent beaucoup et rapidement, signe qu’ils se cherchent. En outre, contrairement à la marge néo-nazie sataniste, la scène sataniste industrielle n’a pas défrayé la chronique par des faits divers morbides. En effet, le satanisme n’est souvent chez les groupes industriels qu’un viatique vers d’autres spiritualités, notamment vers les mouvements magiques et le néo-paganisme.
Notes
[1] Marco Pasi, « Dieu du désir, Dieu de la raison (Le Diable en Californie dans les années soixante) » in Colloque de Cerisy, Le Diable, Paris, Dervy, 1998, p. 91.
[2] Il va sans dire que l’on peut goûter l’indus sans être sataniste ou d’extrême droite, qu’être sataniste ne signifie pas être d’extrême droite, et vice-versa, ad lib.
[3] Cf. sur ce site Stéphane François, « Un Occultisme postmoderne : la magie du chaos ».
[4] Oméga, automne 1995, sans pagination.
[5] Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.
[6] Massimo Introvigne, La magie. Les nouveaux mouvements magiques, Paris, Droguet et Ardant, 1993, p. 19.
[7] Jean-Paul Bourre, Les sectes lucifériennes aujourd’hui, Paris, Belfond, 1978, p. 9-10.
[8] Aleister Crowley, Liber Al vel Legis, Montpeyroux, Les Gouttelettes de Rosée 1997, p. 17.
[9] Massimo Introvigne, La magie, op. cit., p. 19-27.
[10] Hammer Against Cross, n°2, s.d., p. 15. Ragnar Redbeard est le pseudonyme d’un auteur darwiniste-social anglo-saxon, popularisé dans cette scène par Boyd Rice, et l’auteur de Might is right, publié en 1896.
[11] XXX, Ainsi parle l’extrême droite américaine, Nantes, Ars Magna, 2005, p. 16.
[12] Sur Savitri Devi, cf. Nicholas Goodrick-Clarke, « La renaissance du culte hitlérien : aspects mythologiques et religieux du néo-nazisme », Politica Hermetica, n°11, Lausanne, L’Âge d’Homme 1997, p. 167-184. Et du même auteur, Savitri Devi la prêtresse d’Hitler, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2000.
[13] « Dès ma prime adolescence je me suis intéressé aux extrême politiques. Je me suis abonné à un journal communiste révolutionnaire à 14 ans, et peu de temps après j’ai demandé de la documentation au Nsdap-Ao. » Lutte du peuple, n°32, été 1996, p. 15.
[14] Le terme « völkisch », réputé intraduisible en français, l’est souvent par « raciste ». La racine « Volk » signifie « peuple », mais son sens va au-delà de celui de « populaire ». Il peut être compris comme nostalgie folklorique et raciste d’une préhistoire allemande mythifiée. C’est en essayant de le traduire que la langue française s’est enrichie des mots « raciste » et « racisme ». [Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, « tel », 1990, p. 122-132]. M. Moynihan a réutilisé la « Kruckenkreuz» comme logo de son groupe. Il ne faut pas oublier que cette croix était le symbole de l’Ordo Novi Templi, un ordre néo-chevaleresque fondé par l’aryosophe autrichien et théoricien raciste Jörg Lanz von Liebenfels. Il a aussi publié, via sa maison d’édition Dominion, une étude sur un autre aryosophe, Karl Maria Wiligut, le « Raspoutine de Himmler ».
[15] James Mason a commencé son militantisme en 1966 lorsqu’il a rejoint le très médiatique nazi américain Georges Lincoln Rockwell.
[16] Dualpha. Revue politique, historique et littéraire, hors série n°4, février 2001, p. 79-81.
[17] Jeffrey Kaplan, « The Post-war paths of occult national socialism : from Rockwell and Madole toManson », Patterns of prejudice, vol. 35, no. 3, 2001, 2001, pp.45-50.