Bienvenue chez les Ch’tis : un ailleurs bien meilleur
En battant le record du box-office du cinéma français, en dépassant les 20 millions de spectateurs, le film de Dany Boon fait courir une presse déjà passablement en souffrance, tant les sujets manquent pour tenter de comprendre le monde qui nous entoure, et plus précisément, tant les sujets manquent pour comprendre cette France qui résiste tant aux transformations du monde. Ce n'est pas le film que beaucoup veulent comme bon enfant qui est en jeu.
Ce sont plutôt ces 17 millions de Français qui interpellent nos journalistes tout à coup sommés de devenir sociologues et de comprendre l’inexplicable. On se rend rapidement compte que ceux qui demandent l’enseignement des sciences humaines et sociales dès le primaire n’ont pas tort… Ceux qui font parler le succès du film en le présentant comme un objet culturel tout à fait honorable, populaire mais pas populiste, comique sans être une comédie, etc., veulent surtout nous parler de notre temps et de notre singularité.
L’époque est morose comme tout temps marqué par le sentiment de récession et de délaissement. La France rit-jaune. Elle ne peut se retrouver et s’unifier que dans la représentation d’une fiction. Non pas dans un phénomène culturel ou dans un mouvement social, mais dans cette France représentée curieusement, comme si tout à coup 20 millions de Français se rendaient compte de notre différence : nous ne parlons pas tous la même langue, ne mangeons pas la même cuisine, ne connaissons pas la même empathie, … La triste comédie fait apparaître la vérité : la France unifiée, homogène, du parlé français de la télévision, n’existe pas, ou tout au moins pas totalement. La différence de nos amis ch’tis dépasse alors largement la surprise des peuples civilisés face à leur double sauvage. En ce sens, le film relève plus de l’anthropologie que de la sociologie. Une anthropologie curieuse puisqu’il apparaît un assentiment général à observer l’unité par la diversité voire la marginalité, la France par ses régions, le centre par sa périphérie. Voilà un procédé de déterritorialité où je ne m’y connais pas : une sorte de contrecoup très dur à l’imaginaire national…
La narration du film ne vaut comme sociologie que parce qu’il existe une France d’ailleurs qui est simultanément une France d’avant. Les « Ch’tis » sont alors une curiosité de distorsion de perception du temps et de l’espace. Cet ailleurs, si proche, si vrai, si réel, n’est qu’un autre temps. Il n’y a plus histoire, à tel point que les décors datent, les voitures de la poste paraissent antémitterrandiennes, que le Nord et le Pas de Calais paraissent être cet espace temps bloqué dans un ailleurs bien meilleur (je rassure tout le monde je connais personnellement un lillois qui est un vrai con). Les protagonistes, au titre d’une intrigue assez ridicule, doivent plonger l’une d’entre eux dans un Nord caricatural : ils utilisent alors la vieille ville de mineur, ville fantôme de notre Closer NorthTM, notre Far West à nous, pour désorienter la bonnasse, et plonger vers le happy end, vers la réconciliation accessoire d’un couple et d’une France du nord et du sud (rien ne nous oppose vraiment si ce n’est la géographie et l’imbécilité des supporters sportifs). Ce que ne voient pas les apprentis sociologues et les sociologues qui tentent de vulgariser leur proses savantes, c’est que le film évoque ces temps disparus comme porteur de l’unité du temps présent. La lutte des classes en fantôme squelettique divise la France d’une autre manière que la pauvre opposition de nos accents et de nos petits mots affectueux. Ouf ! 17 millions de personnes sont maintenant rassurés : l’authenticité anti-bling-bling des ch’tis, sa petite tristesse, nous permettent de faire le deuil de ce que nul ne veut voir comme un champ de bataille, sans aucun mausolée, sans repentance ; les vestiges du monde ouvrier, qui ne sont même plus les fantômes monochromes d’Antonioni, demeurent les jeux d’une narration cinématographique paupérisée, d’une triste reconstitution d’une misère indigente.
Bien entendu, la bande son est vitale. Non pas simplement le texte, qui est au rang du plancher ou de la bilout si vous préférez, mais plus justement cette sonorité, ce patois, ce dialecte, cette autre langue de France. Le film n’est pas, et c’est heureux, une quelconque tentation au virage ou au clin d’œil régionaliste. Ne l’oublions pas le but marchand fut d’unifier par la singulière simplicité des protagonistes. Non, là encore, le dépassement de l’espace comme métaphore politique étant impossible, par convenance et inutilité, ce dernier a bien lieu comme dépassement du temps historique. En un temps où il n’était pas encore venu celui du centralisme langagier, en un temps pré-révolutionnaire. Le « ch’ti » c’est l’anti novlangue. Ce n’est pas la langue d’un noir futur, mais bien celle d’un passé vide sublimé en un espace mystérieux magnifié.
L’on peut sortir de sa salle de mégacinéma ravi, « non du beau voyage que seul le septième art est capable de nous fournir », mais bien ravi de ce voyage dans le temps. Un temps où les gens parlaient une langue vraie et originaire, un temps où ces gens étaient gentils, limites galettes comme on dit ici au Sud de nulle part. Le succès du film montre là encore non un simple besoin de voir une chose simple portant sur la simplicité, mettant en scène des personnages simples, etc., mais surtout le besoin impérieux pour 20 millions de « Français » (peuvent ils encore s’affubler de cette fiction ?) de se retrouver autour de cette France éternelle, de cette France qui se retrouve autour d’un road movie totalement inédit où nos héros font une tournée postale en se bourrant la gueule ! Au cinéma, d’ailleurs, on ne sait plus pourquoi on y est allé. Peut-être pour vérifier les dires de son beau-frère, celui qui parle comme un délégué de l’UMP, plagiaire d’Ubu, pour faire probablement comme les autres, pour connaître cette complicité des bons mots à la fin des repas, mais surtout, pour vérifier la validité des résultats du film, pour faire sauter le jackpot, pour être, encore une fois, impliqué dans un devenir collectif.
Le cinéma français connaissait des précédents. « La grande vadrouille » évoquait déjà ce rapport au temps historique refuge. À la fin des années soixante, ce qui faisait rire et réunifier un pays passablement brisé par ses différences politiques et sociétales, coincés entre le chaos de la décolonisation et la chienlit à venir, c’était De Funés et Bourvil : le bourgeois-musicien despote et le prolo-bonne-pâte servile. Deux hommes faits pour coexister mais surtout pas pour partager le même destin. Qu’est-ce qui pouvait troubler cet ordre immuable des choses? Non pas la guerre, ni les Allemands, je vous le donne en mille, un parachutiste anglais ! Les troubles fêtes de services emmerdent tellement le monde qu’ils sont capables de l’inimaginable : réconcilier les deux France, dans un éclat de rire de légende, côte-à-côte, dans un lit de surcroît. La « grande vadrouille », c’était plus qu’un film, c’était une métaphore globale sur la France : différents à leurs extrêmes sociales, les Français savent communi(qu)er dans l’adversité des rencontres fortuites de l’histoire.
Les « Cht’is » qui durant le rush de sa diffusion en salle était le film le plus vu au monde montre bien la France telle qu’elle veut s’imaginer. C’est cela qui rassure le plus. Jeunet avait parfaitement vu le coup avec Amélie P., qui n’était pas un film réactionnaire comme se plaisait à le dénoncer certains (rendons à Jeunet ce mérité d’être le seul best seller director à avoir réussi un véritable joyau de narration cinématographique, les autres ne font que raconter des histoires avec des images plus ou moins bien écrites et montées), mais tout simplement un film doudou, un film réconfort comme tous ces petits gestes réconfortant de l’enfance. Votre mégacinéma n’est plus une annexe culturelle de votre lotissement : c’est le ventre nourricier de la France éternelle, celle qui n’existe plus qu’au cinéma. Sarkozy en grand chef de la reconstruction nationale et de son identité voulait savoir ce que valait cette nouvelle pierre de touche du paysage culturel français : il se l’est fait projeter à l’Élysée, dans une salle construite pour Pompidou pour qu’il puisse visionner « La grande vadrouille », et en a conclu à l’unisson national : tous des ch’tis, quelle poillade ! (dans le civil, le chef, parle comme un GPS publicitaire)
Même indignation que de satisfaction à la vision de la banderole injurieuse d’autres « vrais français » pourtant, lors d’un match de football à Paris : enlevez-moi cette saloperie ! Alors que tous les week-ends fleurissent les oripeaux de la haine ordinaire dans nos bons stades, les « ch’tis » étaient passés par là, et désormais, nos bons skinheads ordinaires ne pouvaient plus raillés, les consanguins, les chômeurs, les pédophiles. Non, désormais, ils sont le modèle même de la minorité locale protégée. Nos apprentis sociologues de journalistes, nos hommes et femmes politiques des terroirs, parlent ainsi de racismes anti-ch’tis (sic !) faisant taire ces histoires de bananes et de cris de singe contre tous footballeurs bronzés plus que la moyenne nationale.
La France de 2008 dans l’attente de sa mutation que l’on nomme réforme de l’État, réforme des institutions, mais qui n’est qu’un changement de société, qu’une réorientation des conditions de la production des moyens de vie, se retrouve dans cette autre France, ni rurale, ni urbaine : la France des vaincus, la France de province (pro vinci !), la France de la « simplitude » pour parler le Ségolène, sont ces multiples visages apaisant. Le calme avant la tempête, un pauvre imaginaire contre la folie d’un jour, le bulletin mis dans l’urne : la pulsion de rupture que l’on n’assume plus impose la nécessaire recherche d’un refuge. 20 millions de Cortès en train de brûler leurs navires tentent de les reconstruire avec des bouts de charbon encore chauds, dans un imaginaire sans mouvement, dans un film figé, dans du non-cinéma, un fantasme. Si le film, qui a déjà rapporté plus de 100 millions d’euros de recettes, vient à battre le record absolu de l’histoire des salles nationales, le blockbuster Titanic, il faudra se rappeler qu’un succès populaire ne se réalise que par la métaphore de la fin, du non-retour, du naufrage.