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Une enquête sur le « communautarisme blanc »

Nicolas Lebourg, préface de Valentin Pacaud et Delphine-Marion Boulle, Au nom de la race. Bienvenue chez les suprémacistes français, Paris, Robert Laffont, 2022;

La question raciale est devenue assez prégnante en France pour que la dénonciation d’un « Grand Remplacement » de sa population puisse être un thème phare de la campagne présidentielle du cru 2022. Dans le même élan, l’idée d’une race blanche assiégée, en devoir de riposter, a engendré depuis les attentats de 2015 bon nombre de vocations d’apprentis terroristes, tous arrêtés préventivement jusqu’ici. Pour autant, le pays n’est en situation ni critique ni exceptionnelle. On se souvient des tensions racistes lors des manifestations de l’alt-right américaine à Charlottesville en 2017, et de leur slogan : « Vous ne nous remplacerez pas ». Les violences induites par cette radicalisation sont devenues un problème d’ordre public ailleurs plus qu’en France : en 2021 une étude publiée par l’Organisation des nations unies estimait à 320 % la hausse des violences d’extrême droite dans le monde lors des cinq dernières années. Le fait est que le problème revêt une portée naturellement internationale dans la mesure où le nationalisme blanc est un phénomène qui est, par définition, transnational. En effet, ses militants ne se revendiquent pas d’une nation délimitée par des frontières établies par l’histoire, mais d’une blanchité qui les unit à l’échelle mondiale, et les sépare de leurs voisins, même proches, s’ils sont d’une autre ethnicité.

Les militants qu’ont suivis Delphine Marion-Boulle et Valentin Pacaud poussent la logique dans ses retranchements. Ici, les « nationalistes » n’hésitent pas à prôner l’expatriation vers une Europe de l’Est qu’ils rêvent encore blanche et traditionnelle. Ils sont loin d’être inadaptés à la modernité : leur groupe est né d’Internet, il s’y structure, même si les rencontres dans le monde sensible jouent un rôle essentiel pour sa cohésion et la motivation de ses membres. Ici aussi, le trait est mondial : le réseau Telegram en particulier est partout devenu indispensable aux radicaux de droite. Leur étendard est celui du « communautarisme blanc » : vivre, travailler, procréer entre membres d’une seule race. Si toute la classe politique use péjorativement du mot « communautarisme », eux le portent en étendard. Il s’agit certes du jeu rhétorique bien connu de rétorsion du vocabulaire : puisque le débat public oppose le « communautarisme », censément importé des États-Unis, au « vivre-ensemble », assimilé aux « valeurs de la République », puisque les minorités ethniques sont accusées de pratiquer ce communautarisme, ces militants affirment que les Blancs qui n’ont que faire de l’idéal républicain classique peuvent faire de même et vivre de manière communautariste. Paradoxalement, ils redonnent sans le savoir au mot de communautarisme son sens originel dans la langue française, quand, au XIXe siècle, il servait à désigner le collectif en opposition à l’individuel, mais aussi la solidarité organique qui existait au sein d’une telle société fermée, ou encore ce qui avait trait au traditionnel et au local[1] – en somme, ce que l’on nomme aujourd’hui « identitaire »… selon un mot qui prit son essor dans les marges de l’extrême droite à la fin du siècle précédent. D’ailleurs, lorsque l’expatriation à l’Est n’est pas envisageable, les militants optent volontiers pour un exil intérieur. Quitter les métropoles cosmopolites et s’installer dans une France rurale et blanche peut être un premier pas pour passer de la détestation du monde présent à ce rêve de voir se concilier la communauté traditionnelle et l’utopie d’une vie racialement homogène. Ils ne sont donc pas des fascistes rêvant de bâtir un empire et un État, mais leur utopie est bien celle d’une communauté totalement close. La scission avec le monde pluriethnique et multiculturel leur paraît la seule manière de construire le bloc humain auquel ils aspirent.

Cette contre-société a ses leaders. Les auteurs du présent ouvrage se sont attachés à mettre au clair le parcours d’un de ses plus jeunes chefs de file, Daniel Conversano. Cet idéologue n’est que peu connu du grand public. Quand il l’est, c’est souvent à cause de cette vidéo virale de 2016 où il se fait frapper par le polémiste antisémite Alain Soral. Chez les plus assidus lecteurs de presse, son patronyme aura été croisé au fil d’articles faisant l’inventaire des soutiens radicaux à la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle, voire dans le cadre de l’affaire Logan Nisin, ancien conversanien condamné à neuf années d’incarcération en 2021 pour ses projets terroristes.

Pourtant, l’aventure militante de Daniel Conversano représente un vrai sujet. Non pas pour ses participations aux querelles picrocholines et rassemblements éphémères des groupuscules d’extrême droite. Ce qui importe vraiment dans son aventure militante est ce qu’elle a de révélatrice de notre temps. Close est l’ère des groupuscules néofascistes avec leur hiérarchie et leur discipline, leurs programmes industriels et leurs projets constitutionnels. Voici celle des vidéos YouTube, définissant une « communauté » qui ne rêve pas d’un État nouveau à édifier mais encadre les pensées et activités de ses adeptes, jusqu’à leur nuptialité. Ils revendiquent leur fierté d’appartenir à la race blanche et font de l’ordre racial leur horizon – ce qui a le mérite d’évacuer tout débat autre au sein de l’organisation, évitant ainsi les querelles doctrinales si chères aux groupuscules radicaux de jadis.

En somme, ils n’ont rien d’archaïque, bien au contraire : le bouillonnement de ces marges représente ce qui, lentement, travaille plus en profondeur la société. Ils sont révélateurs d’une génération transnationalisée – étant nomades même lorsqu’ils se disent nationalistes –, hyper-connectée, même pour défendre les traditions, et travaillée par les questions de l’ethnicité et de l’opposition à l’Islam, comme tant de leurs concitoyens. Les marges radicales portent des idées à ébullition, les menant jusqu’à leurs conséquences extrêmes, mais en mettant ainsi à nu des faits et thèmes qui sont présents dans les profondeurs de la société. Certes, ces militants ne partaient pas de rien. Assumer une fierté de la race blanche et de sa culture est un élément structurant d’un courant ultra-minoritaire des extrêmes droites françaises depuis l’après-guerre. Dans les années 1960, ses militants avaient choisi de s’auto-désigner comme « racialistes » plutôt que comme « nationalistes », empruntant ainsi le terme anglais « racialism » qui sert à désigner les thèses de hiérarchie raciale – aujourd’hui utilisé à contresens pour désigner un ethnicisme non hiérarchisant. Dans les années 1990, ils se fédérèrent à l’intérieur et à l’extérieur du Front national au sein de l’association Terre et Peuple, dans la continuité du mouvement völkisch, s’appropriant idées et appellation d’origine allemande quant à une nationalité définie par « le sol et le sang » contre l’idée d’une nation de contrat social forcément multi-ethnique. Lors des années 2000, ils préféraient se dire « identitaires ». Daniel Conversano cherche à se présenter comme le symbole d’une nouvelle étape de cette démarche. Il veut se positionner dans le marché culturel des extrêmes droites : il est l’éditeur de l’ouvrage posthume de Guillaume Faye, qui fut un auteur essentiel de la Nouvelle droite et des Identitaires, et qui a récemment été traduit par l’alt-right américaine. Le titre du livre, Guerre civile raciale, suffit à montrer comment il s’agit de concentrer du capital social au sein de marges tentées par l’activisme.

Néanmoins, le projet ne se limite ni au « combat culturel » ni à la « violence raciste ». Daniel Conversano et les siens suivent avec attention ce qui se passe dans l’arène électorale, mais ils demeurent éloignés de toutes les formes de militantisme classique (tractage, collage, etc.) et le milieu a parfois des airs de séminaires de développement personnel… voire d’agence matrimoniale tant il est question pour des hommes français de trouver à l’Est des femmes préservées du féminisme. L’intime est encore politique : dans les rêves de Daniel Conversano, les enfants qui naissent de ces unions ne peuvent être que de nouveaux militants. C’est ainsi une armée de cadres révolutionnaires qui s’édifierait : les utérus des femmes blanches sont faits matrices de soldats politiques, somme toute de la façon dont le meneur communautariste blanc interprète la fécondité des femmes musulmanes.

Pour nous donner à voir et à comprendre ces hommes, les auteurs ont utilisé la panoplie de moyens à disposition des journalistes : enquête sur le terrain et en ligne, visionnages et lectures, entretiens et infiltration. Sur ce dernier point, il faut souligner qu’ils ont procédé avec une double exigence déontologique : ne rien commettre qui puisse compromettre leur source, ne rien utiliser qui soit préjudiciable à la vie privée des personnes – nul ne fera reculer les idées racistes en malmenant l’éthique. C’est là un point essentiel de leur démarche : donner à voir un phénomène politique extrême et méconnu, mais non entrer dans des polémiques. Le lecteur sera avisé de se souvenir que comprendre n’est pas excuser. Comprendre est l’indispensable étape à la résolution d’un problème. Assurément, la progression à bas bruit de l’utopie raciale est une des questions qui méritent notre attention.


[1] Stéphane Dufoix, « Nommer l’autre. L’émergence du terme communautarisme dans le débat français », Socio, n° 7, 2016, p. 163-186.

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