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Les Strates mémorielles du camp de Rivesaltes

Première parution : Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen, « Les strates mémorielles du camp de Rivesaltes », Jean-Frédéric De Hasque et Clara Lecadet dir., Après les camps. Traces, mémoires et mutations des camps de réfugiés, Paris, Academia, 2019, pp. 51-75.

Dans l’entre-deux-guerres fut décidée l’installation, à quelques kilomètres de Perpignan, du camp militaire « Camp Joffre », aux quatre cinquièmes sur la commune de Rivesaltes et un cinquième sur celle de Salses. Outre sa mission initiale de transit pour les troupes coloniales, de dépôt et d’instruction, ce lieu n’a cessé ensuite de recevoir des populations civiles et des soldats vaincus. Durant sept décennies, y sont regroupés et immobilisés des réfugiés accusés de présenter un risque économique et politique (Espagnols fuyant le franquisme ; Européens du centre et de l’est, souvent juifs, chassés par les avancées nazies), des populations mises en cause sur une base raciste (Gitans et juifs), des prisonniers de guerre de l’Axe, des collaborateurs, des supplétifs coloniaux de l’armée française et des populations civiles fuyant les nations postcoloniales, des immigrés en séjour irrégulier…

Pour autant, il a fallu un petit scandale médiatique dans les années 1990, la découverte à la déchetterie de Perpignan de documents relatifs à la concentration des juifs dans ce camp en 1942 avant leur déportation, pour que la mémoire du  lieu se cristallise et enclenche un processus qui a conduit à la construction du Mémorial du Camp de Rivesaltes (MCR), inauguré par le Premier ministre français en 2015. Plusieurs de ces histoires sont aujourd’hui présentes dans l’espace public. Au-delà de la simple chronologie scandale-mémorial, elles ont pu se « mémorialiser » grâce à des dynamiques sociales. Dans l’espace social ou dans la mémoire officielle du lieu que constitue le MCR, d’autres mémoires demeurent en lisière, partielles, ou invisibles : ce sont des mémoires que l’on peut qualifier de noires.

Histoire des mémoires centrales

Un camp au carrefour de l’Europe

Ce sont plus de 450 000 Espagnols qui traversent les Pyrénées en février 1939 dans ce que l’on nomme la Retirada. Face à l’engorgement du réseau des camps établis à Argelès, Saint-Cyprien, etc., il est envisagé de verser au camp Joffre plus de 1500 réfugiés catalans (Peschanski, 2002, p. 43). Cette phase mêle confusion et improvisation, car le camp Joffre est encore en cours d’organisation. À partir de mars 1940, des Compagnies de Travailleurs étrangers composées de républicains espagnols sont utilisées pour assurer les travaux d’aménagement du site, mais il faut « attendre la mi-mars 1941 pour que des réfugiés espagnols en provenance d’Argelès-sur-Mer fassent massivement leur entrée en tant qu’internés administratifs » (Tuban, 2015, p. 346). L’isolement des étrangers est loin d’être optimalisé : au printemps 1940, lorsqu’une bagarre oppose un Espagnol et un Français dans le camp, une radio de Stuttgart annonce dès le lendemain qu’Espagnols et Français se battent au camp de Rivesaltes…1

Cependant, les autorités sont confrontées aux conséquences de l’aïguat, un phénomène pluvieux extraordinaire qui ravage les Pyrénées-Orientales entre les 16 et 19 octobre 1940. Face à la destruction partielle du camp d’Argelès, le rapport du préfet note que le département dispose du camp militaire de Rivesaltes (Solé, Tuban, 2011, p. 151). Fin novembre, un responsable du Comité international de la Croix-Rouge procède à une tournée des camps. Bien qu’il ne se déplace pas lui-même à Rivesaltes, il affirme que c’est là « un camp qui paraît un modèle du genre », regrette vivement que la Défense ne paraisse pas vouloir le céder à l’Intérieur, et s’en ouvre à Vichy (Klarsfeld, 1999, p. 113-114).

Le 10 décembre, la Défense met à disposition 600 hectares au sud du camp militaire, afin de regrouper les individus expulsés d’Allemagne. La partie militaire fonctionne ensuite parallèlement aux camps civils. En fait, seuls cinq îlots sont alors utilisables, alors même qu’arrivent le 14 janvier 1941, les premiers internés du « Centre d’hébergement de Rivesaltes ». Le 31 mai 1941, il compte 6 475 internés de 16 nationalités principales dont, au premier chef, 3582 Espagnols (55,3 % des effectifs) et 1278 Français (soit 19,7 % de l’effectif total ; ils sont déclarés juifs pour 69,6 % d’entre eux) ; les juifs étrangers représentent 2256 personnes soit 34,8 %[1]. La particularité du lieu est de rassembler des familles mais sans les regrouper : il y a des baraques pour les hommes, d’autres pour les femmes et les enfants. Les hommes espagnols sont largement utilisés dans les Groupes de Travailleurs étrangers, et les juifs dans des « groupes palestiniens », ce qui, avec la malnutrition systémique, les place en grande difficulté sanitaire.

Ce camp pour étrangers comporte 325 Français en octobre 1941, tous gitans. Les familles gitanes sont concentrées sur l’îlot B puis J avec les familles juives. Le 26 août 1942, ont lieu les opérations de ramassage des juifs étrangers de la zone sud et leur regroupement à Rivesaltes. Les convois les emportent ensuite pour Drancy. En novembre 1942, l’armée allemande récupère le camp à son profit – s’y installent également des Italiens et des Russes blancs. Du début de 1941 à la fin de 1942, le camp de Rivesaltes a interné environ 21 000 individus, dont environ 5714 au camp spécial ; 2 313 ont rejoint Drancy (Boitel, 2001). Au moins 215 internés sont décédés à l’intérieur du camp, dont 51 âgés d’un an ou moins. Au cimetière de Rivesaltes, restent 212 tombes d’internés décédés durant leur séjour3.

Un camp postcolonial

En septembre 1962, il est décidé que le camp de Rivesaltes doit recevoir les populations dites « harkies » qui quittent l’Algérie4. Le 23 octobre 1962, le camp de Rivesaltes compte 9620 personnes dont 4660 enfants, 1910 femmes et 3050 hommes5. Les structures d’encadrement du camp ne se mettent en place que progressivement. La défiance populaire vis-à-vis de la population du camp est surtout vive à l’origine. La suspicion s’amenuise au fil du temps. La question sécuritaire autour de ces familles est extrêmement présente dans les premiers mois, dans un contexte particulier où les anciens supplétifs sont menacés sur le territoire français par des militants du Front de Libération Nationale (FLN). À la recherche d’anciens supplétifs, la Fédération de France du FLN surveille toute arrivée d’Algériens inconnus, et tente parfois de les récupérer. Mais c’est globalement en vain qu’elle mise sur les mécontentements que provoquent les piètres conditions d’hébergement et de subsistance. En même temps que soumis à une protection particulière, les anciens supplétifs sont aussi suspectés d’une possible collusion avec la terroriste Organisation de l’Armée Secrète (OAS). À l’automne 1962, un rapport des Renseignements généraux décrit ainsi l’esprit qui règne chez les « harkis du camp de Rivesaltes », et, en creux, la manière dont les pouvoirs publics les appréhendent :

« Ils sont mécontents d’être logés dans de très mauvaises conditions et en outre de ne pas percevoir de subsides au même titre que les Français de souche européenne. Pour le moment, la situation semble relativement calme dans ce milieu, mais il y a le danger que ceux-ci, travaillés par l’OAS ou par le FLN, une fois leurs économies épuisées, commettent des actes délictueux. (…) En ville, des membres de la fédération du FLN de France ont essayé de les contacter, sans résultat positif toutefois. Le FNFRANON, de son côté, leur a rendu visite au camp de Rivesaltes où il s’est préoccupé de leur logement et de les faire voter à l’occasion du prochain référendum, mais le nombre de ceux qui se sont fait inscrire est insignifiant »[6].

Rivesaltes devient très rapidement l’épicentre des structures d’accueil mises en place par les pouvoirs publics, la « capitale des Harkis » accueillant le plus grand nombre de supplétifs et membres de leurs familles[7]. À la date du 15 octobre 1963, 12 124 personnes sont déjà passées par le camp de Rivesaltes, 5983 sont encore dans la cité militaire et 1469 dans le village civil. On peut estimer à environ 22 000 personnes, le nombre d’anciens supplétifs et membres de leurs familles ayant transité par Rivesaltes. Des concentrations de familles d’anciens supplétifs ont perduré sur ou autour du camp de Rivesaltes, selon des temporalités différentes : le village civil, jusqu’en mars 1965 ; le bidonville de la Llabanère avec la présence de familles d’anciens supplétifs, d’immigrés algériens et de gitans jusqu’à sa résorption en 1965-1966 ; et, enfin, le hameau forestier de Rivesaltes jusqu’en février 1977, vidé grâce à la construction de la cité du Réart sur la commune de Rivesaltes. Le camp se matérialise dans d’autres espaces sociaux, mais il n’est pourtant pas encore devenu un référentiel dans les systèmes de représentations.

La mémoire comme phénomène social

Un non-lieu

Quand d’ex-internés de Buchenwald tiennent une conférence à Rivesaltes le 20 juillet 1945, il n’est fait aucune référence au lieu et à la déportation raciale8. Suite à la législation adoptée par la République fédérale d’Allemagne quant à « l’indemnisation des persécutions nationales-socialistes » (1956), l’ambassadeur allemand en France est saisi de demandes d’indemnisation de réfugiés espagnols qui auraient été à Rivesaltes au printemps 1940. Il contacte le préfet des Pyrénées-Orientales, afin d’obtenir des informations lui permettant de traiter ces dossiers. Le processus entre mémoire revendicative sociale et innovation juridique est frappant, mais, en outre, la réponse du préfet témoigne de l’impossibilité du représentant de l’État de faire coïncider cette dialectique avec la connaissance historique. En effet, son courrier assène que les Groupes de Travailleurs étrangers « ont constitué le peuplement presque exclusif du camp militaire de Rivesaltes », faisant l’impasse sur les autres internements et, en particulier, sur le camp spécial regroupant les juifs9. À ce sujet, va longtemps circuler une fausse information émanant semble-t-il de la mémoire institutionnelle.

Histoire enfouie, mémoire tronquée

La première tentative d’appréhender historiquement le camp de Rivesaltes revient au président du Comité départemental de Libération, Camille Fourquet. Il entreprit la rédaction d’une série de synthèses relatives aux Pyrénées-Orientales pour le compte du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, organisme interministériel rattaché à la Présidence du Conseil, fondé par décret (17 décembre 1951). Il s’agit donc d’une politique historiographique officielle, d’autant plus pressante que l’année 1951 fut celle de la première grande loi d’amnistie des épurés : la mise en place d’une mémoire officielle doit contribuer à faire tourner la page. Or, à la page deux de son document, Fourquet écrit qu’il lui paraît n’y avoir aucun survivant des convois partis de Rivesaltes. Cette erreur est reprise ensuite avec constance, jusque par la direction du projet du MCR au début de sa mission. Cette erreur n’est pas qu’une maladresse interprétative : elle signifie que la mise en histoire du lieu est exactement concomitante de sa mythification. À l’échelle d’un département qui redécouvre le camp en période de marasme économique, au niveau des individus qui se présentent comme spécialistes du lieu et porteurs de sa mémoire, c’est une façon de se positionner sur un marché social de la mémoire et d’y puiser du capital social. Collectivement, nous n’avons pas cherché à comprendre le camp de Rivesaltes pour saisir notre État et notre société, mais y avons puisé notre valorisation régénératrice par péjoration du passé.

Mais, socialement, le camp a sombré dans l’oubli. En 1993, la publication du journal d’une ancienne infirmière suisse du camp (Bohny-Reiter, 1993), faite « juste parmi les nations » par le mémorial de Yad Vashem, reçoit quelques échos dans le département des Pyrénées-Orientales. Mais, à l’échelle nationale et locale, c’est un mini-scandale qui produit la dynamique mémorielle. Sous la signature de Joël Mettay, le quotidien roussillonnais L’Indépendant du 8 mai 1997 révèle qu’un particulier a trouvé à la déchetterie de Perpignan des liasses de documents originaux relatifs aux internés juifs du camp de Rivesaltes et à leur déportation. Dans son contexte, la révélation a d’autant plus d’écho qu’elle a été précédée par le scandale du « fichier juif » en 1991. Serge Klarsfeld révèle alors l’existence d’un tel objet qui eût été conservé après la guerre. L’affaire s’avère fausse. Mais elle témoigne d’autant plus de l’extrême tension existant autour de ce qui a trait au judéocide, et de la représentation sociale démesurée qui peut être faite des fichiers.

Un complotisme officiel

Le préfet de Perpignan réagit : c’est Bernard Bonnet, qui, envoyé peu après en Corse, devient fameux en envoyant des gendarmes brûler des paillotes. La rumeur dit qu’il est là pour nuire à Jean-Paul Alduy, maire divers droite en conflit ouvert avec le Rassemblement Pour la République (RPR). Il l’a fait dans un climat tendu, la campagne électorale de 1993 ayant été marquée par la profanation du cimetière juif de la ville, que le Front national (FN) a dénoncé comme une machination pour lui nuire – selon le modèle de la stratégie discursive utilisée lors de la profanation antisémite de Carpentras en 1990. La rumeur circule encore de nos jours. Le préfet s’appuie sur elle : il assène que « quatre ans après la profanation du cimetière juif à Perpignan, le 11 juin 1993, la mémoire collective est à nouveau profanée » et précise que la directrice des archives départementales tiendra l’après-midi même une conférence de presse.

Cette dernière ne fait pas un mea culpa mais déclare qu’il y a eu violation de la loi de janvier 1979 faisant obligation de remise des documents publics à l’administration des archives. Elle s’interroge quant à la publication de ces documents dans la presse et sur le fait que Joël Mettay ne l’ait pas contactée. Alors qu’il est mis en cause, le journaliste arrive à la conférence avec l’employé municipal qui a trouvé les documents et les lui a apportés. L’employé explique que, puisque l’administration avait jeté ces papiers, il n’a pas songé qu’elle puisse vouloir les récupérer. Il s’est tourné vers la synagogue de Perpignan, qui n’a pas réagi. Finalement, il a pensé que les amener à la presse était la meilleure solution pour que cette mémoire ne soit pas perdue.

Néanmoins, la thèse complotiste et le syndrome du soupçon demeurent. En pleine campagne des législatives anticipées, le FN se saisit des arguments offerts et de cette « manipulation politique qui rappelle le coup de 1993 ». Le chef de file local des chiraquiens, Claude Barate, déclare que « comme en 1993, en pleine période électorale, il y a tentative de manipulation ». Le préfet et des représentants d’associations juives adoptent des positions particulièrement offensives, tout comme les concurrents du Midi libre. Bernard Bonnet affirme qu’on a « voulu faire un coup en choisissant de diffuser ce document en pleine campagne électorale ». Il choisit de porter plainte contre Joël Mettay et l’employé municipal pour « recel » d’archives, et requiert une enquête de la Police Judiciaire. Serge Klarsfeld apporte son aura au jeu préfectoral. Il reprend le discours des services départementaux en affirmant que les documents n’apporteraient rien de très nouveau sur le plan de la connaissance historique et en mettant en cause leur découverte dans une décharge. Selon lui, ils proviendraient d’un employé aux écritures de la préfecture dont les héritiers auraient trouvé les documents chez lui.

Le rapport de la PJ est accablant pour la thèse conspirationniste et montre avant tout la légèreté dilettante des services administratifs. Ces archives du camp de Rivesaltes avaient été entreposées à la prison de Perpignan, explique-t-il, et tout le monde les oublia. Lorsqu’en 1995, la mairie rachète les locaux, les responsables des archives municipales constatent la présence de stocks d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale et à l’internement. Ils avisent la direction des archives départementales, qui leur répond qu’elle va faire procéder à l’enlèvement des pièces en quelques jours. Au printemps 1996, le service municipal de propreté urbaine intervient et ramasse le container où sont déposés les documents. Quand, en mai 1996, les cadres des archives départementales reviennent, il n’y a plus rien. Sans guère s’en soucier, chacun repart à ses occupations. C’est donc à la déchetterie que deux employés, découvrent des chemises bleu pâle attachées par des ficelles et contenant de vieux papiers… Ils les inspectent. Ils considèrent que les documents ne doivent pas être détruits et les extraient du lieu[10].

Mouvement social ou phénomène politique?

« L’affaire du fichier » lance la mémoire du camp de Rivesaltes en tant que phénomène social. À peine le premier article est-il paru le 8 mai 1997 que l’écrivain Claude Delmas téléphone au journal L’Indépendant. L’employé qui reçoit son appel note : « veut créer comité pour un mémorial à Rivesaltes »11. Le soir du 9 mai, le collectif est constitué et une pétition lancée (l’ancienne ministre Michèle Barzach et le comédien Michel Boujenah font partie des premiers signataires). En fin d’année, c’est la projection d’un film qui achève de sensibiliser la population perpignanaise à ce camp délabré qui se tient à sa lisière. L’association Pour une Mémoire vivante du camp de Rivesaltes et la cinémathèque Jean Vigo invitent la réalisatrice suisse Jacqueline Veuve à venir présenter le film qu’elle vient de réaliser, Le Journal de Rivesaltes 1941-1942, adapté des mémoires de Friedel Bohny-Rieter. Le journal L’Indépendant rapporte diverses réactions : « Comment de telles horreurs ont-elles pu se passer là, sur ce terrain que nos parents traversaient pour aller à la vigne, ou à Montpins  Comment se faitil que ces événements aient été occultés si longtemps ? »12. Le scandale médiatique attire l’attention d’une étudiante, Anne Boitel, qui réalise la première étude du site pour sa période 19411942, maîtrise d’excellence devenue en 2001 un ouvrage qui paraît en même temps que la première écriture d’un récit complet du camp, entreprise par Joël Mettay.

La question de l’édification d’un mémorial étant devenue récurrente, un certain foisonnement d’initiatives se fait jour. La Mission Europe-Développement Local (Perpignan) produit un document de travail sur les possibilités de financement européen du futur mémorial relatif à « l’exclusion et la répression de populations (Israélien, Français, Catalan, Espagnol, Indochinois, Berbère) »13. Cette désignation, en gras dans le texte, avec ces stupéfiants « Israélien » à la place de « juif » et « Berbère » à la place de « Harkis », est révélatrice des confusions. Pour fédérer les dynamiques, le Conseil Général met en place une « Commission historique », plus tard renommée « Commission Mémoire », dont une grande part des membres a elle-même contacté le CG pour en faire partie. Dès le 18 octobre 2000, elle demande le déménagement du centre de rétention administrative en estimant sa présence inadéquate.

Cet éveil mémoriel en croise un autre. À la fin des années 1990, un tissu associatif est apparu dans les régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, voulant représenter une communauté de descendants des républicains espagnols. Les institutions locales ont souvent rapidement relayé ces initiatives privées : inauguration de plaques, expositions, commémorations (Luzi, 2012). Il est vrai que la mémoire antifasciste a été massivement mobilisée en 1998 lors de manifestations consécutives à des alliances entre droites et extrême droite pour gérer certains Conseils Régionaux, dont celui de Languedoc-Roussillon. Sur ces zones de présence de descendants de la Retirada, la possibilité d’identification à la cause des républicains espagnols s’en trouvait accrue. Dynamique associative et contexte politique semblent avoir joué. En effet, les exécutifs en tête pour relayer les demandes mémorielles de l’exil espagnol, sont gérés par le Parti Socialiste (PS). C’est le cas de la mairie d’Argelès-sur-Mer, du Conseil Général des PyrénéesOrientales qui adopte en 2000 le projet de mémorial du camp de Rivesaltes, ou du Conseil Régional de Midi-Pyrénées. Lorsque le Conseil Régional de Languedoc-Roussillon bascule à gauche en 2004, son président Georges Frêche adopte à son tour cette politique des mémoires.

La mémoire des républicains espagnols

C’est aussi sur la base d’initiatives privées que s’est développé un courant mémoriel de l’internement des républicains espagnols à Argelès, ville proche de Perpignan et dont le camp est la matrice de celui de Rivesaltes. Le public étant sensibilisé, il y a une demande d’Histoire, phénomène auquel les pouvoirs publics français tendent à répondre depuis les années 1970 par des pratiques patrimoniales et commémoratives. La municipalité y répond donc par une grande exposition en 1999, avec débats et inauguration de stèle. Peu avant son inauguration, des citoyens argelésiens fondent l’association Fils et Filles de Républicains Espagnols et Enfants de l’Exode (FFREEE), qui se présente comme la porteuse légitime de cette mémoire. Comme toute communauté qui s’édifie, elle construit bientôt un « récit des origines » qui lui attribue la résurrection de la mémoire des républicains espagnols (Moulinié, 2011). Ces événements se déroulent dans le même espace-temps que la redécouverte de l’histoire du camp de Rivesaltes et de la maternité d’Elne. Il y a là une action politique, mais le succès social dépend de l’investissement de « citoyens », condition indispensable à l’heure où le politique est démonétisé. Ce dernier cherche à accompagner le mouvement. Dans le même temps, cette action lui permet de ne pas être dépendant de ce milieu associatif. Ainsi la mairie d’Argelès met en place dans le cadre d’un programme Intereg France-Espagne 20002006 un Centre d’Interprétation et de Documentation sur l’Exil et la Retirada (CIDER), de format très modeste, transformé en 2014 en Mémorial du camp d’Argelès-sur-Mer.

Le mouvement associatif est dans une relation de coopération et de concurrence avec le politique. Le jour de sa fondation, FFREEE avertit le président du Conseil Général de sa naissance en lui écrivant qu’elle se situe « en marge de l’Histoire officielle et de ses mystifications » et, avant de lui demander un rendez-vous, lui précise nettement :

« Votre ville, Monsieur le Maire, a abrité un grand nombre de Républicains espagnols (…), beaucoup y vivent encore et leurs descendants sont vos administrés »14. L’association s’impose comme référent associatif au Conseil Général dès le début de la réflexion sur la création du MCR. Elle le réclame par courrier, écrivant derechef au président du Conseil Général que « les médias viennent de se faire l’écho d’un projet de réalisation d’un mémorial (…) et ont donné la parole à M. Serge Klarsfeld, au nom des juifs de France. (…) FFREEE vous demande donc de manière [€] très officielle, à ce que la mémoire des Républicains espagnols et des Tziganes, ait toute sa place dans ce projet, pour lequel FFREEE doit être partie prenante »15.

La mémoire associative est d’autant plus dynamique qu’elle doit faire émerger la question espagnole, alors qu’à ce stade le camp de Rivesaltes correspond à la mémoire de l’antisémitisme. Le phénomène de concurrence avec la mémoire juive de l’extermination est propre à toutes les revendications mémorielles émergentes. La mémoire est certes une action civique, mais elle fonctionne par ailleurs comme un marché, où des acteurs entrent en concurrence pour obtenir une évolution des représentations sociales et l’attention des institutions. Celles-ci tentent de satisfaire leur clientèle hic et nunc. Outre les mémoriaux d’Argelès (2014) et Rivesaltes (2015), la maternité d’Elne a été aménagée, un musée de la Retirada a été inauguré à la Junquera (Museu Memorial de l’Exili), et la mairie de Perpignan a annoncé en 2014 que l’ancien couvent qui abrite le centre de documentation sur la présence française en Algérie comportera à terme une aile dévolue à un « centre de documentation sur l’exil des républicains espagnols ». Ce dernier projet présente nettement des airs de concurrence avec le MCR, en liant à son tour 1939 et 1962. Le mille-feuille administratif est un mille-feuille électoral, d’où cette incohérence de l’offre induite par le souci de chaque exécutif de satisfaire aux demandes des segments sociaux de leur circonscription.

La question harkie

C’est le groupe social des Harkis dont l’image est aujourd’hui la plus associée à celle du camp de Rivesaltes : les guerres coloniales prennent le pas sur Vichy comme matrice des préoccupations mémorielles. Nicolas Sarkozy est venu le samedi 14 avril 2012 sur les vestiges du camp de Rivesaltes, en tant que Président de la République, reconnaître la responsabilité de la France dans l’abandon et le sort des Harkis. Le 25 septembre 2012, journée nationale d’hommage aux Harkis, c’est au tour de Marine Le Pen, en tant que députée européenne, de venir déposer une gerbe en hommage aux Harkis. Rivesaltes s’est imposé comme un topique de la reconnaissance de la tragédie des Harkis. Tant et si bien que lorsque le Premier ministre Manuel Valls et trois de ses ministres vinrent inaugurer le musée, en octobre 2015, les pouvoirs publics ont craint des manifestations d’associations harkies pour la reconnaissance des responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des Harkis, du massacre de ceux restés en Algérie et des conditions d’accueil des familles transférées dans des camps en France – promesse électorale du candidat François Hollande à l’élection présidentielle en 2012. Et c’est aussi devant le Mémorial du Camp de Rivesaltes qu’une manifestation est organisée par un collectif d’associations de Harkis pour dénoncer la présence de François Hollande lors de la journée nationale d’hommage aux victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie, le 19 mars 2016.

Enfin, durant la primaire de la droite, Nicolas Sarkozy s’exprime lors d’un meeting Perpignan. En pleine polémique nationale suite à ses déclarations sur les « ancêtres gaulois » des Français, les Harkis sont de nouveau convoqués : « Le drame des harkis est celui de toute la France. [ ] Une tache de sang indélébile reste sur notre drapeau. » « À travers les harkis, c’est tout notre roman national qui s’écrit : celui des femmes et des hommes du monde entier qui ont adopté la France, ses valeurs, sa nation. Parmi eux, une place privilégiée est faite aux Français musulmans morts pour notre liberté et notre drapeau », précise-t-il voyant dans les Harkis la preuve que « la France n’est pas le fruit du hasard » mais « de la volonté »16. Outre la proximité avec le camp de Rivesaltes, sa rencontre avec des représentants associatifs du groupe social harki peu avant, et surtout le contexte des primaires pour séduire cette clientèle électorale et celle des rapatriés dans son ensemble, cette déclaration doit se comprendre dans la lutte entre les différents candidats à la primaire (Alain Juppé, JeanFrançois Copé, Bruno Lemaire), qui sont allés chacun d’une petite déclaration en faveur des Harkis. François Fillon s’est déplacé pour sa part dans un autre lieu symbolique, auprès d’un membre de la famille du Bachagha Boualem (figure emblématique dans les milieux rapatriés) à Mas Thibert. C’est aussi une lutte politique avec le FN et le PS, puisqu’était attendu l’hommage national aux Harkis le 25 septembre 2016 aux Invalides. Le Président de la République François Hollande, dont chacun pense à cette date qu’il sera candidat à sa réélection, reconnaît à cette occasion « les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférés en France ».

Né de la rencontre entre un incident (la découverte des documents à la déchetterie) et des concurrences politiques locales (l’affrontement Bonnet-Alduy), le projet de mémorial se concrétise donc et devient l’enjeu de polémiques nationales. Pour enfin parvenir à un travail d’éducation populaire, tout dépend à ce stade de sa capacité à rendre compte des faits. Or s’il met des objets mémoriaux en lumière, il traite avec un discernement discutable un certain nombre de sujets, en occultant les « mémoires noires » du camp, « noires » au sens où elles sont hors des lumières, hors de la socialisation, mais aussi car les maladresses qui y afférent enregistrent les incidents de la mémorisation officielle, telle la boîte noire d’un avion qui nous permet de comprendre les anomalies d’un vol[17].

Les mémoires noires

Plusieurs associations harkies ont fait savoir leur désapprobation au sujet de l’exposition permanente du MCR, entre autres car elles estimaient anormale l’absence de la formule « camp de concentration ». Agnès Sajaloli, la directrice du MCR, et le président du conseil scientifique Denis Peschanski, ont répondu comprendre leurs sentiments, mais que leur souhait n’était pas conforme à l’Histoire car « Le camp de Rivesaltes n’a jamais été un camp de concentration. […] Ce qu’on appelle camp de concentration, […] ce sont les camps où on obligeait les gens à travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive »[18]. Cette double confusion dans la réponse témoigne assez de la difficulté connue par les agents sociaux impliqués à concilier des mémoires multiples. À cet égard, il est significatif que l’hommage aux Harkis aille de pair avec une invisibilisation de l’histoire d’autres militaires coloniaux. Entre 1964 et 1966, le camp a en effet connu une présence d’origine vietnamienne et guinéenne, les militaires étant reçus avec leurs familles. Le traitement de ces familles était d’ordre postcolonial. L’administration les blâma de vivre sempiternellement au milieu de leurs ordures et finit par leur octroyer des pelles plutôt qu’un service de ramassage. L’Éducation nationale refusa de mettre à disposition des instituteurs pour les enfants. Finalement, un groupe scolaire fut constitué en mettant tout ensemble les enfants guinéens, harkis, vietnamiens, et issus des personnels militaires et civils du camp19. Mais, non représentées par des associations, non identifiées comme une force sociale ou un segment électoral, ces mémoires n’existent pas en tant qu’objet social ou muséographique.

Dans un même ordre d’idées, il est à noter la quasi-absence de la période concernant le centre pénitentiaire pour les nationalistes algériens, essentiellement du FLN. En effet, le camp de Rivesaltes, avec cet épisode pénitentiaire, certes court dans le temps, n’est qu’un élément dans le système des camps d’assignation à résidence surveillée (CARS), et prisons, mis en place pour contrer en France les indépendantistes algériens.

Ce qui aurait pu être aussi un lieu symbolique de rapprochement des mémoires considérées comme antagonistes, donne finalement l’impression d’une sélection des mémoires20. Ceci entre en contradiction avec les objectifs du MCR et du discours du Premier ministre du 16 octobre 2015, qui pour lutter contre la « concurrence des mémoires » cita le camp de Rivesaltes comme un lieu chargé de « reconnaître toutes les mémoires, toutes les douleurs, pour n’en oublier aucune. Pas de concurrence, pas de surenchère mémorielle dans la République ! ». L’absence, lors de l’inauguration, de représentants d’anciens militants de la Fédération de France du FLN est aussi révélatrice. Sans minimiser la persistance de stéréotypes négatifs, ce choix est probablement le résultat d’une crainte de crispations mémorielles, parfois plus supposées que réelles, entre les anciens acteurs, ou descendants, de la guerre d’Algérie.

Outre les approximations sur les chiffres (nombre de décédés estimés à 130 au lieu de 149 ; nombre surestimé de Harkis et familles au camp de Rivesaltes en décembre 1962 ; sous-estimation du nombre de personnes passées par les camps de Harkis – 40 000 – alors que le chiffre officiel, 41 340, est connu…), sur la chronologie (le nombre de Harkis au camp du Larzac à une date où ce dernier n’est pas encore ouvert, sur l’inexistence de baraques avant mars 1963), sur certains faits (absence de mention de la gestion de la scolarisation dans le camp par l’armée, au profit uniquement de la Cimade), on peut regretter l’absence de certaines définitions qui auraient été utiles pour le visiteur : comment définir ce camp ? Quel est le statut juridique des Harkis en 1962 ? Dire que la première fonction de ce camp était de les reclasser rapidement, quasiment « au pas de charge » afin d’en récupérer un usage strictement militaire pour reprendre les courriers de Pierre Messmer, alors ministre des Armées, n’empêche nullement de révéler le drame humain qui s’est joué surtout durant l’hiver 1962-1963, et sans minorer, bien entendu, les aspects de contrôle et de surveillance de ces familles. Peut tout aussi simplement s’expliquer le statut de ces Français musulmans : de Français de statut de droit local à l’époque coloniale à réfugiés algériens, avec la perte de la nationalité française par l’ordonnance du 21 juillet 1962, ils (re)deviennent des Français rapatriés en effectuant une déclaration recognitive de nationalité française, devant le juge.

La définition du terme « harki » prête aussi à confusion : « Aujourd’hui, le terme harki est devenu le terme générique englobant tous les citoyens français d’Algérie d’origine arabe ou berbère ayant servi dans l’armée française durant la guerre. Au total entre 1954 et 1962, ils furent près de 300 000 à effectuer, pour des périodes variables, des tâches diverses, essentiellement non-militaires »[21]. En plaçant derrière ce mot tous ceux qui ont servi dans l’armée française, on amalgame les supplétifs, les appelés et les engagés, qui relèvent de réalités totalement différentes. Il aurait mieux valu écrire que le terme harki désigne de manière générique l’ensemble des auxiliaires ou supplétifs algériens/français-musulmans de l’armée française (harkis, moghaznis, assès, auto-défense, GMS). Le choix de « citoyens français d’Algérie d’origine arabe ou berbère », en lieu et place des désignations de l’époque coloniale, prête aussi à confusion et empêche de comprendre le statut officiel et les particularités du contexte colonial (avec les deux statuts juridiques : droit commun pour les Européens d’Algérie et une minorité de « musulmans », et droit local pour la majorité des « musulmans »), utilisées pour entraîner la perte de la nationalité française à l’indépendance par la grande majorité des « musulmans d’Algérie » dont les Harkis. Enfin, conséquence de l’imprécision manifeste de la définition du mot « harki », le chiffre cité (« 300 000 » dans un texte, « sans doute 300 000 » dans un autre) ne peut conduire qu’à des amalgames. Ce chiffre concerne-t-il seulement les Harkis ayant fait partie d’une « harka » (unité supplétive), l’ensemble des supplétifs, ou l’ensemble des Algériens /« musulmans » ayant été dans l’armée française (supplétifs, appelés, engagés) ? Les travaux des historiens donnent des chiffres assez précis sur le nombre d’appelés (entre 100 000 et 120 000), d’engagés (entre 40 000 et 50 000) et sont beaucoup moins précis pour les supplétifs (de 190 000 à 500 000…, même si la fourchette de 200 000 à 250 000 est plus fréquemment citée)22. Par la formule « tâches essentiellement non militaires », on s’éloigne aussi de la réalité historique. S’il est attesté qu’un certain nombre d’entre eux effectue, en tant que supplétifs, des tâches non militaires, on ne peut l’étendre à une majorité.

Il est aussi inscrit que le 18 mars 1962, date de la signature des accords d’Evian, marque officiellement la fin de la guerre d’Algérie. Il aurait été plus judicieux de s’en tenir à la citation de l’événement (la signature des accords le 18 mars, la proclamation du cessez-le-feu le 19 mars) que de préciser qu’il s’agit de la fin de la guerre d’Algérie, ce que peu d’historiens avalisent en tant que tel et nuancent dans tous les cas, et qui est inévitablement source de tensions mémorielles. L’historien Guy Pervillé pour sa part précise que la guerre se termine en 1962 mais que l’on ne peut « pas indiquer de date plus précise » (Pervillé, 2002, 2012). Pour JeanJacques Jordi, la guerre ne s’arrête pas le 19 mars du fait des violences qui suivent cette date (Jordi, 2011). Sylvie Thénault, quant à elle, précise qu’il peut s’agir de la fin de la guerre entre la France et le FLN, mais pas de la fin des violences. Selon elle, les accords d’Evian constituent plutôt une première étape dans la sortie de guerre (Thénault, 2012). Le raisonnement est identique auprès d’autres spécialistes de la guerre d’Algérie comme JeanCharles Jauffret et Olivier Dard, pour qui le 19 mars ne constitue pas la fin de la guerre d’Algérie (Jauffret, 2016 ; Dard, 2011). Enfin, officiellement, la loi adoptée par l’Assemblée nationale le 22 janvier 2002 puis par le Sénat le 8 novembre 2012, instaure la date du 19 mars comme « journée nationale du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie », sans annuler l’autre journée d’hommage du 5 décembre[23]

La mémoire est défaillante dès qu’il s’agit de s’extraire de la compassion pour aller sur les problématiques qui ont structuré le sort des populations, mais qui demeurent aujourd’hui brûlantes : immigration, intégration, racismes. La question du centre de rétention administrative (CRA) de Rivesaltes le montre bien. Quand, en 1984, l’État demande au préfet des Pyrénées-Orientales d’effectuer une étude pour savoir où installer un centre regroupant les immigrés en situation irrégulière, ce dernier lui répond que le plus mauvais choix serait celui du site du camp de Rivesaltes[24]… Fondé néanmoins en ces lieux en 1986, le CRA a d’abord pour objet de rassembler les ressortissants espagnols en situation irrégulière. Bon élève de la politique du ministère de l’Intérieur, il atteint des records d’expulsions dès 198725.

Ayant dépassé les 1000 entrées annuelles depuis 1994, il fut, sur le territoire français, l’un des plus importants centres de rétention des immigrés en situation irrégulière. En 1997, ce sont 5630 jours de rétention qui ont été effectués dans l’année. En 2007, afin de ne pas interférer avec le projet muséographique, le CRA est déménagé. La nouvelle structure n’accueille plus que des hommes. Le déménagement a rapproché le CRA de l’aéroport, ce qui fluidifie les procédures d’expulsion, et a permis son agrandissement. De 974 étrangers retenus en 2005, il est passé en 2013 à 1021 retenus de 92 nationalités (Boré, 2014). L’embarras socio-politique lié à sa concomitance avec le projet du MCR n’a donc pas lésé le CRA. En revanche, le premier en minimise l’existence : l’exposition permanente n’évoque qu’incidemment le CRA, sans fournir aucune donnée, et le site internet du MCR le qualifie de « petit centre de rétention administrative »26 ! Cette assertion est aussi indélicate historiquement que l’assimilation entre les cas que le Conseil Général avait précédemment laissée s’installer.

En effet, une course à la revendication mémorielle se fait depuis la pose, en 1994, d’une stèle à la mémoire des juifs déportés du camp de Rivesaltes. Le 2 décembre 1995, une plaque est inaugurée en hommage « aux soldats réguliers et aux supplétifs issus de l’Armée d’Afrique », puis elle est surmontée, en septembre 2001, par une stèle commémorative. Une nouvelle stèle est installée le 30 octobre 1999, à la mémoire des républicains espagnols. Une autre encore, le 13 décembre 2008, à l’initiative de la Cimade, « aux milliers d’hommes et de femmes dont le seul tort était d’être étrangers » en référence au CRA. Le 14 janvier 2009, ce fut un monument pour les Tziganes. Chaque nouvelle mémoire qui se constitue exige sa reconnaissance. Mais cette déferlante empêche toute lecture globale, et amène à placer le CRA dans la lignée du camp de concentration. L’histoire du traitement de l’immigration irrégulière est ainsi brinquebalée de la reductio ad hitlerum au déni du réel.

Cette difficile cohabitation légitime le choix du MCR d’un traitement rapide du camp lors de la sortie de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, l’usage de cette phase par le 1 % artistique est plus ambivalent27. En 1944 et 1945, le camp Joffre a rassemblé des épurés (et des immigrés espagnols) au sein du Centre de séjour surveillé de Rivesaltes, et des prisonniers de guerre, essentiellement allemands, dans le Dépôt n° 162. Ces derniers connaissent une surmortalité : entre mai 1945 et 1946, 412 Prisonniers de Guerre Allemands (PGA) décèdent sur le site[28]. Comme l’indique Joël Mettay, « selon une rumeur tenace, on les laissa purement et simplement mourir de faim » (Mettay, 2001, p. 151). Les Allemands qui ont ensuite fait souche dans le territoire ont produit un discours victimaire, nécessaire à leur socialisation. Cette rumeur fut au cœur d’un ouvrage de propagande publié en 1990, voulant dépeindre « l’holocauste » des PGA (Bacque, 1990). Néanmoins, ce fait s’inscrivait dans un problème général : 17 773 PGA décèdent en France entre juin et octobre 1945, lors d’une crise sanitaire qui touche l’ensemble du pays (infrastructures en déliquescence, canicule, épidémies) (D’Abzac-Epezy, 2009). Pour autant, le traitement des PGA par le 1 % artistique consiste en une boîte de conserve ouverte, dont la rouille vient colorier le mur du bâtiment. Si la canicule ne suffit pas seule à expliquer le taux de mortalité, il est net que le ressort de l’évocation est d’abord celui du récit mémoriel victimaire.

Enfin, la République se trouve dégagée de son passif par le biais chronologique instauré par le MCR. En effet, ce dernier traite certes de la Retirada, mais il ne situe pas Rivesaltes dans la toile des camps du Roussillon. Le panneau qui introduit le camp déclare : « 14 janvier 1941. Les premiers internés arrivent au camp de Rivesaltes ». Seul le camp officiel est considéré, le voile sur les maigres effectifs de l939-1940 accablant Vichy mais ne permettant pas de transmettre la question des poursuites structurelles entre « les camps de la plage » de la IIIe République et ceux de Vichy – cas particulièrement significatif avec Rivesaltes, profondément lié au camp d’Argelès. Outre que ce récit est inexact factuellement, il se situe dans le mainstream historiographique et mémoriel qui, comme le souligne Grégory Tuban dans sa récente thèse sur le sujet, envisage les camps de la Retirada comme un fait exemplaire des tragédies de l’urgence, alors qu’ils structurent une action de contrôle politique et territorial qui se redéploie dans l’action antisémite de Vichy29.

L’absence de ces problématiques sur les liens entre demande et offre autoritaires constitue le vrai fil rouge de la mémoire officialisée. La question des persécutions antisémites eût mérité une focale sur les Européens juifs internés comme « ressortissants des puissances ennemies », plutôt que de se figer sur la question de « la conférence de Wansee » contre « le peuple juif », selon une formule historiquement délicate utilisée par l’exposition. On retrouve ce biais quant à la répression des Tziganes, le panneau exposant au public « 2 septembre 1940. Une circulaire ordonne le transfert des Nomades d’Alsace-Moselle vers les camps du Sud », sans expliciter dans le même temps qu’un décret du 6 avril 1940 assigne à résidence, pouvant être un camp, les « nomades ».

La crise migratoire de 2015 a amené une réorientation in extremis de l’exposition permanente, en y intégrant un espace sur la crise migratoire. Le souci de lier la mémoire à l’action est éthiquement intelligible. Mais, pédagogiquement, les autres faits se trouvent ainsi encore renvoyés au statut d’antérieures crises des réfugiés. Or, cela efface les problématiques sur la spécificité du XXe sièclecomme « siècle des camps », ou celles sur l’Europe de 1914-1945 comme espace-temps anti-libéral. La société et l’opinion sont d’ailleurs absentes : le camp est tel un vase-clos en cette présentation, les interconnexions avec l’espace social demeurant dans l’ombre 30.

Conclusion

Le camp de Rivesaltes est un objet historique qui permet d’appréhender les mutations biopolitiques de l’État tout autant que les dynamiques altérophobes de la société. L’éveil mémoriel a eu des effets sélectifs : la phase avant tout européenne du camp a été ramenée à la question de Vichy, sa période méditerranéenne à la problématique des Harkis. La socialisation des mémoires du lieu, par fragments parfois concurrentiels, est ainsi symptomatique des difficultés à construire des récits globaux à l’ère postmoderne.

Les maladresses de la muséification ne sont conséquemment pas des détails, dus à des dysfonctionnements conjoncturels : ils expriment encore ce qu’est la réalité d’un espace de mémoires qui ne parvient pas à devenir un lieu de mémoire, au sens où Pierre Nora entendait cette formule. La mémoire n’est pas un en-soi moral, mais constitue un fait historique avec des agents sociaux agissant avec des attitudes équivalentes à celles à l’œuvre dans les autres marchés culturels. La difficulté des institutions à établir une mémorialisation officielle, historiographiquement normée, nous renseigne donc encore sur leur situation propre. Certes, moins que l’articulation entre biopolitique et altérophobie, c’est la difficulté institutionnelle et sociale à construire un discours cohérent sur le « nous » qui apparaît. Mais, en cela même, c’est donc bien toujours la problématique du camp de Rivesaltes qui est en jeu dans son mémorial. 


Notes

1. ADPO, 1M661, lettre du commissaire spécial chargé des camps au préfet des Pyrénées-Orientales, 15 mai 1940.

2. ADPO, 38W174, Centre d’Hébergement de Rivesaltes, « Nombre d’étrangers présents au camp », 31 mai 1941.

3. ADPO, 38 W 66, note du préfet à la DGSN, 8 août 1946 ; ADPO, 133EDT59, livre de décès de l’État civil de la commune de Rivesaltes.

6. ADPO, 104W6, Direction des Renseignements généraux, note sur les rapatriés dans les Pyrénées-Orientales, 18 octobre 1962, p. 3-4. Le document ne le précise pas, mais il paraît raisonnable d’envisager que le FNFRANON cité ici est la Fédération nationale des Français Rapatriés d’Afrique du Nord et d’Outre-Mer.

8. ADPO, 38W66, lettre du commandant du camp au préfet des Pyrénées-Orientales, 13 décembre 1945.

10. Police Judiciaire, 5 p., archives personnelles.

11. Note manuscrite « Media ayant appelé », p. 3 ; archives Joël Mettay.

4. FFREEE à Christian Bourquin, « Demande de rendez-vous », 20 juillet 1999.

16. Le Monde, 24 septembre 2016.

17. Nous avons fait part de l’ensemble de nos critiques à la directrice du Mémorial avant la parution de ce texte, une partie d’entre elles sera intégrée dans l’exposition permanente.

19. ADPO, 1419W109, l’Inspecteur d’Académie au préfet des PyrénéesOrientales, 2 décembre 1964 ; idem, rapport de la préfecture des PyrénéesOrientales sur le groupe scolaire, mars 1965, 5 p. ; idem, le maire de Rivesaltes au docteur W., 2 février 1966.

21. Définition inscrite dans un des textes de l’exposition permanente.

22. La difficulté vient aussi du fait que les passerelles sont aussi nombreuses entre supplétifs, appelés et engagés, pouvant ainsi entraîner des personnes comptabilisées plusieurs fois, mais avec un statut différent.

23. Pour précision, la carte d’anciens combattants est attribuée à ceux ayant participé à la guerre d’Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 2 juillet 1962.

25. ADPO, 1647W26, notes internes de la préfecture, s.d.

27. 1 % des sommes consacrées à un établissement culturel va à la création d’œuvres par des plasticiens.

29. TUBAN G., 2015, Contrôle, exclusion et répression des réfugiés venus d’Espagne dans les camps du sud de la France. 1939-1944, op. cit., p. 460-471.

30. La question est en revanche clairement traitée dans une brochure pédagogique du MCR.

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