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La Déclaration d’intention du Front national en 1972

Vous pouvez retrouver ci-dessous le manifeste idéologique adopté par Ordre Nouveau le premier octobre 1972 et ayant servi de « déclaration d’intention » au jeune Front national. Ce document est précédé d’un article qui en fait l’analyse : Nicolas Lebourg, « En 1972, Ordre nouveau pose les fondations idéologiques du Front national », Le Monde, 6 octobre 2022.

Le Rassemblement national (RN) a 50 ans, le Front national (FN) ayant été fondé le 5 octobre 1972. La déclaration d’intention du Front national est le premier manifeste idéologique avec lequel le parti se présente devant les électeurs aux élections législatives de 1973. Sa relecture aujourd’hui s’avère indispensable pour comprendre la place prise par un FN-RN comptabilisant 0,52 % des suffrages lors de ce scrutin, et disposant aujourd’hui de 89 députés.

Ce texte de sept pages a été adopté avant même la fondation du FN, le 1er octobre 1972. Elle est l’œuvre du conseil national d’Ordre nouveau. Ce mouvement nationaliste et d’extrême droite a adopté le projet de fondation du FN à son congrès de juin 1972. Cette déclaration ne correspond pas à son propre programme, déjà publié en 1970 et ouvertement néofasciste (il proclame « l’échec irréversible de la démocratie » et prône l’élimination des partis politiques, l’interdiction de la grève, l’organisation corporatiste, etc.). En 1972, il s’agit d’une tentative de constitution d’une plate-forme unifiant l’ensemble des groupes d’extrême droite sur un programme commun minimal.

Selon Ordre nouveau, la publication de ce document doit permettre d’effectuer « la campagne la plus à droite depuis la vague Poujade de 1956 : travail, école, famille, nation ». Le texte a pour plume François Brigneau, ancien membre de la Milice, dont Ordre nouveau songe alors à faire le premier président du FN, à cause des tensions connues avec Jean-Marie Le Pen. C’est là un trait essentiel : si le FN est un parti ensuite construit sur le culte de la personnalité de Jean-Marie puis de Marine Le Pen, en aucune façon ses fondateurs ne croyaient en un « sauveur ». Bien au contraire, leur dévotion allait à la construction d’un parti révolutionnaire (le leur) sachant utiliser un parti « attrape-tout » (le FN).

La déclaration affirme d’abord que le « péril majeur » est la « décadence » de la France détruisant les structures naturelles de la nation. Pour enrayer ce processus, il faudrait mettre fin à « l’enfant-roi » pour restaurer l’autorité parentale et la famille, afin d’empêcher « les manœuvres qui visent à sa destruction ». Il faut remettre de l’ordre et de la hiérarchie dans l’institution scolaire et interdire la pornographie.

Le texte de 1972 loue le travail sous une forme entrepreneuriale nationale : le capitalisme international est voué aux gémonies, mais la solidarité des classes et le refus de l’économie nationalisée sont mis en avant. Cet interclassisme rejoint l’anti-intellectualisme pour privilégier le secteur industriel et artisanal à la société des services. Le droit de grève est revu à la baisse, particulièrement dans le secteur public, en échange de la proclamation d’une responsabilité morale du patronat.

Si le programme économique du FN-RN a été très fluctuant, du reaganisme des années 1980 à l’interventionnisme des années 2010, de l’abandon à la conservation de l’euro, il a toujours été recouvert de cette stylistique interclassiste. C’est grâce à elle que Jean-Marie Le Pen affirmait, entre 1972 et 1995, que son parti n’était pas d’extrême droite mais de « la droite nationale, sociale et populaire ». Durant sa dernière campagne présidentielle, Marine Le Pen a également souvent utilisé cette formule, en enlevant juste le mot « droite », affirmant défendre un « projet national, social et populaire ».

Le rapport à la société industrielle est aussi relativement constant. Le point de vue d’Ordre nouveau était politique et non une réponse à un problème pratique : les emplois industriels avaient progressé de 1,8 % en 1972. Chez Marine Le Pen, il existe un culte constant de la société industrielle des années 1950-1960, censée correspondre à une unité de la classe ouvrière faisant celle de la nation. Ce mythe dans le passé est mobilisé pour définir l’utopie : l’instauration à venir d’une société harmonieuse défaite des prédateurs d’en haut (le capitalisme transnationalisé) et d’en bas (les immigrés bénéficiaires d’allocations).

La nation est le seul objet à bénéficier d’une définition : « La nation est la communauté de langue, d’intérêts, de race, de souvenirs où l’homme s’épanouit. Il y tient par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité ou l’héritage. » Cette conception de la nationalité chère à Maurice Barrès renvoie à « la terre et les morts » et non au contrat social, en assumant un unitarisme biologique et culturel.

Sur le plan du style, le FN a nettement évolué. Sur le fond, on peut observer que l’abandon par Marine Le Pen, durant la campagne présidentielle de 2022, de l’exigence d’interdiction de la binationalité est une évolution majeure. Nonobstant, la tribune publiée par Jordan Bardella, candidat à la succession de Marine Le Pen, en juillet, sur le site de Marianne, où il affirme que le premier devoir de l’Etat est d’assurer la permanence de l’homogénéité du peuple, est très conforme. Ce point renvoie d’ailleurs à la façon dont le document de 1972 considère l’immigration : « Une invasion pacifique et légale [qui] change la nature et le particularisme du peuple français. »

Ici encore, il s’agit d’un point de vue politique, puisque, précisément, l’année 1972 voit le solde migratoire de l’immigration algérienne être inférieur de 35,5 % à celui de 1971 – avec une immigration d’hommes de plus de 16 ans au plus bas depuis 1967. D’Ordre nouveau à Jordan Bardella, en passant par le discours d’Eric Zemmour sur le « grand remplacement », on est bien là dans une continuité idéologique affirmant une transformation de l’ethnicité française. En revanche, il existe une rupture politique : seul Ordre nouveau veut alors porter ce thème dans le FN, Jean-Marie Le Pen freinant des quatre fers en pensant qu’il risque d’amener le parti à sa perte.

Ordre nouveau étant dissous en 1973 après une nuit où son meeting contre l’« immigration sauvage » est accompagné d’une émeute où 76 policiers sont blessés, l’ancien député poujadiste n’avait pas complètement tort : c’est à partir des législatives de 1978 que le slogan « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop » permettra au parti de trouver le ton électoralement efficace. Le fait que la conception ethniciste de la nation fut le trait inquiétant l’extrême droite populiste en 1972, alors qu’elle est devenue son point le plus « mainstream », est sans doute la plus importante évolution de ces cinq décennies.

La déclaration fondatrice soulignait la nécessité que « l’Etat national s’élèvera avec vigueur contre les doctrines qui tendent à la disparition de la nation. Le cosmopolitisme, l’Internationale communiste et l’Internationale capitaliste seront mis hors la loi ». Certes, ce FN des débuts pense en matière d’Etat à instaurer, quand celui de Marine Le Pen fait avant tout une proposition de changement de gouvernance, même désormais réduit à une simple et naturelle « alternance ». Néanmoins, les changements institutionnels sont encore profonds, puisque la constitutionnalisation de la « préférence nationale » nécessiterait de mettre fin au « bloc de constitutionnalité », socle juridique des libertés fondamentales.

Les mesures de pénalisation de l’internationalisme ne sont pas précisées ici, mais on peut penser que l’exigence par Ordre nouveau de l’abrogation de la loi Pleven, adoptée en mars 1972 pour pénaliser la discrimination et le racisme, en est un exemple, d’autant plus intéressant que cette revendication fut faite par le FN jusqu’à récemment, alors qu’à la dernière présidentielle elle ne fut portée que par Eric Zemmour.

Autre point : le texte fondateur du FN défend la création d’une confédération des Etats européens. Il est vrai que, déjà, lors du congrès d’Ordre nouveau de l’été 1972, c’était François Duprat qui avait présenté tant le rapport de projet de création du FN que celui sur la doctrine internationale d’Ordre nouveau, et que cette dernière visait à la construction de l’unité européenne puis d’une alliance occidentale ayant aboli ses barrières douanières intérieures.

Le FN de Jean-Marie Le Pen ne sera pas, lui non plus, d’un souverainisme étroit, défendant la création d’une monnaie commune européenne et d’une défense militaire commune. Le choix souverainiste de Marine Le Pen est une option idéologique qui lui est propre et qui est une réaction à l’extension de la transnationalisation du monde. Elle l’a également toujours conçu avec un fort accent jacobin, tout comme Louis Aliot, autre prétendant à sa succession, au contraire du document de 1972 qui, dans la tradition contre-révolutionnaire, défend encore les « particularismes provinciaux ».

Autre aspect lexical : le FN n’hésite pas, en 1972, à mettre en cause « les féodalités du capitalisme apatride », soit un choix stylistique qui renvoie au livre de 1845 d’Alphonse Toussenel, Les Juifs rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière (aujourd’hui réédité par la maison d’éditions d’Alain Soral). Marine Le Pen avait certes fait référence aux « féodalités financières » lors de son discours de lancement de campagne présidentielle en 2011, mais son discours n’a jamais connu d’ambiguïté antisémite.

Les évolutions de forme et de fond entre 1972 et 2022 sont certaines. Ce qui relie le mieux la déclaration d’intentions du FN de 1972 au RN de 2022 est la constance dans sa conception anthropologique : l’humain est un national qui existe par son intégration à des structures (famille, école, entreprise) devant être régies par un ordre hiérarchique, estimé légitime et naturel, et constituer une protection à l’encontre de la globalisation. Cette dimension pose la question de la relation entre nationalité et ethnicité.

Le succès du FN-RN vient aussi précisément d’avoir eu la capacité à lâcher du lest sur cet élément afin de ne plus provoquer de réactions de mobilisation électorale à son encontre. L’affirmation ouverte de cette relation s’est repliée au sein de Reconquête !, en quelque sorte plus proche du texte fondateur. Cette bipolarisation présente moins des risques d’affrontement que des potentiels de complémentarité. L’enjeu pour les extrêmes droites ne se situe donc pas le 5 octobre, mais le 5 novembre, jour de l’avènement d’un président du RN qui ne sera pas nommé Le Pen. Ce sera la capacité du parti à construire une offre politique, dédiabolisée dans la forme et conforme dans le fond, qui déterminera le chemin vers 2027.

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