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Socio-histoire des skinheads d’extrême droite

Nazi_flag_pop_art__by_Wolfe87Vous trouverez ci-dessous deux entretiens quant aux skinheads d'extrême droite, l'un de Stéphane François et l'autre de Nicolas Lebourg. Il nous a paru intéressant de les republier ensemble pour esquisser une socio-histoire de ce phénomène.

"Ils partagent un état d’esprit de clan, de meute", entretien de Stéphane François avec Christophe Forcari, Libération, 12 juin 2013.

Existe-t-il des liens entre les groupuscules ultraradicaux et marginalisés et les partis d’extrême droite plus classiques ?

Stéphane François : Des liens existent effectivement entre ces différents milieux. Parler de connivence serait un peu exagéré. Il y a toujours des confrontations de personnes, des rencontres, des contacts entre les groupes. Même s’ils passent leur temps à s’invectiver, s’insulter ou se taper dessus, ce qui peut arriver, il n’en reste pas moins que les ennemis d’hier peuvent s’allier dans un cadre ponctuel et faire le coup-de-poing ensemble, si je puis dire. Même si les skins ont toujours été mal vus par le Front national, cela n’empêche pas que certains d’entre eux ont pu être utilisés pour renforcer le service d’ordre du parti d’extrême droite.

Constituent-ils des bataillons de gros bras pour les partis plus présentables ?

Oui et non. Les boneheads, c’est-à-dire les skins d’extrême droite, sont considérés comme des gens ingérables. Dans les faits, dès qu’ils étaient présents dans certaines manifestations, cela se soldait toujours par des incidents. Les seuls bien tenus et qui obéissent sont les troupes de Serge Ayoub (lire aussi page 3), les Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Troisième Voie.

Comment expliquer cette prolifération de groupuscules radicaux ?

Cela a toujours été le cas à l’extrême droite. En 1972, le Front national est parvenu à faire la synthèse entre ces différentes chapelles, mais les divisions tiennent à des différences idéologiques. Un catho tradi ne va pas s’entendre avec un néopaïen. Des différences notables existent entre les régionalistes, les jacobins, les européistes, les nationalistes. C’est une mosaïque très diverse sur laquelle viennent se greffer des problèmes d’ego chez ceux qui se considèrent comme des leaders. Pour toutes ces raisons, l’extrême droite ne parviendra heureusement jamais à s’unifier réellement.

Qu’est-ce qui caractérise le discours des Jeunesses nationalistes révolutionnaires ?

Serge Ayoub a un discours ultranationaliste et anticapitaliste au niveau économique. Il utilise ces thématiques pour attirer vers son mouvement des jeunes très précarisés. Les jeunes skins au chômage souhaitent un régime à la fois beaucoup plus à gauche, beaucoup plus sécurisant et qui relève plus de l’Etat-providence. D’un autre côté, ils cherchent à exclure tous les immigrés, tous les étrangers de la communauté nationale. C’est ce que j’appelle le socialisme du ressentiment : à la fois un discours ouvertement gauchisant, socialisant au niveau économique, mais réservé uniquement, par racisme, par rejet et peur de l’autre, aux nationaux, mais aux nationaux de la même race, c’est-à-dire blanche.

Quelles sont les régions où le mouvement skin est le plus implanté ?

Ils sont surtout présents en région parisienne, en Picardie, dans le Nord-Pas-de-Calais, la Loire, en Alsace et en Lorraine. De vieilles régions industrielles touchées par la crise et qui ont subi de plein fouet les différentes vagues de désindustralisation. On est aussi sur des terres de culture politique très à gauche, très anticapitaliste, mais également sur des terrains, comme l’ont montré de nombreuses études, de gaucho-lepénisme. D’un côté s’exprime une volonté de protection et de défense de l’ouvrier contre le patronat, et de l’autre le rejet de l’immigré, vu comme celui qui vient voler le travail.

Peut-on dessiner un profil type de ces jeunes skins qui rejoignent ces mouvements ultraradicaux ?

Ce sont généralement des jeunes extrêmement précarisés issus de familles très populaires avec des parents bénéficiant des aides sociales. Ils ont un faible niveau de diplômes, plutôt d’ordre professionnel : un BEP ou un CAP. En fait, ils appartiennent au sous-prolétariat des zones rurales et périurbaines. Ils ont grandi dans des familles où, le plus souvent, un seul des parents travaille. Quand ils n’ont pas été élevés au sein de familles monoparentales avec leur mère dans une grande précarité…

Que partagent ces jeunes attirés par ces mouvements ?

Tout d’abord, ils se reconnaissent dans la même idéologie. Ensuite, ils partagent un état d’esprit de clan, de meute. Ils se retrouvent au sein d’une même société fermée. C’est une contre-culture fermée avec un discours très violent à l’égard du monde qui les entoure. Toutes proportions gardées, ces jeunes peuvent être comparés aux SA[Sturmabteilungen, ndlr], sans vouloir faire une réduction ad hitlerumdénuée de sens. Ces jeunes skins sont dans l’affrontement, ils ont un discours idéologique sommaire mais bien défini, ils aiment bien la fête, s’alcooliser ou prendre des stupéfiants pour certains d’entre eux. En Picardie, j’ai compulsé plus de 400 blogs de jeunes skins où se retrouvent les mêmes thématiques : rejet de l’immigré, fierté d’être français et défense d’un système anticapitaliste qui protégerait leurs frères, leurs parents, leurs familles des ravages de la crise.

« Les skinheads, un des rares succès de l’extrême droite chez les prolétaires », entretien de Nicolas Lebourg avec Pascal Riché, Rue89, 8 juin 2013.

Rue89 : De quel milieu viennent ces skinheads d’extrême droite que l’on croise dans de nombreuses villes en France ?

Nicolas Lebourg : Ce sont des jeunes issus des classes populaires, avec une vraie conscience de classe. Ils s’affirment comme des prolétaires blancs – ce qui les conduit à assimiler la question sociale à la question raciale. Ils dirigent leur colère vers les mouvements de gauche, considérant que ceux-ci s’occupent des immigrés ou des homosexuels, mais pas de l’intégration des jeunes prolétaires blancs.

Ils assimilent la gauche au sionisme, c’est assez classique, même si leur racisme est désordonné – contre les juifs, les Arabes, etc. Leur néonazisme est souvent assez folklorique, c’est un néonazisme d’influence américaine, qui est en fait un suprémacisme blanc.

Le lien avec le nazisme, le vrai, n’est-il pas directement lié à l’histoire de l’extrême droite européenne ?

Ces skins ont subi l’influence des skins anglais au début des années 80, et des néonazis américains dans les années 90 : on le voit par exemple à travers la musique qu’ils écoutent, avec une évolution de la oi ! [punk-rock anglais, ndlr] vers des musiques plus proches du metal ou de l’indus.

Dans les années 80, c’est lorsqu’ils étaient sous l’influence anglaise que s’est opérée la politisation vers l’extrême droite d’une partie des skinheads français.

Dans les années 90, ils reprenaient de préférence des slogans américains contre« ZOG » par exemple [le fantasmatique gouvernement d’occupation sioniste, ndlr]. Quand Maxime Brunerie avait tiré sur Jacques Chirac, il avait ainsi expliqué que le Président était un agent de ZOG. A l’époque, « Les Carnets de Turner » (un roman américain suprémaciste) avait un gros succès.

Au niveau politique, le néonazisme des skinheads se limite à l’antisémitisme et au suprémacisme blanc. Il est très peu élaboré. Le folklore néonazi relève plus de la provoc’ que d’une affirmation idéologique construite. Ce sont des gamins assez déstructurés.

A partir de cette petite bande, qui n’avait pas de structure politique, Serge Ayoub a réussi à partir de 1987 à bâtir le premier mouvement politique skin. Il avait alors donné à ces jeunes une espèce d’horizon, en leur disant : « OK, vous buvez de la bière, OK, vous faites la fête, OK vous faites n’importe quoi, mais vous savez, les SA [organisation paramilitaire du parti nazi, ndlr] étaient comme vous. On n’est pas des SS méthodiques, mais on peut être révolutionnaires comme les SA. Il ne s’agit pas juste de faire le coup de poing contre l’Arabe d’à côté, cela ne sert à rien. Il faut se structurer politiquement comme le firent les SA… »

D’autant que les SA venaient de milieux plus populaires que les SS…

Oui, ils étaient plus « socialistes ». Les SA prônaient deux révolutions, la révolution nationaliste et la révolution socialiste. C’est pour cela qu’on en est arrivé à la nuit des Longs Couteaux : il fallait éliminer cette tendance-là de manière à apaiser les conservateurs.

On retrouve chez les skins d’extrême droite cette revendication d’un fascisme social, un fascisme des travailleurs, qui s’inspirerait des débuts du fascisme italien et de la SA.

Donc, dans les années 80, Ayoub a réussi à convaincre des skins. Il a une forme de charisme qui fonctionne bien auprès de ces jeunes-là, qui manquent de repères, qui sont souvent peu cadrés familialement. Ils ont trouvé chez lui une forme d’autorité qui leur convenait.

C’est un des rares exemples où l’extrême droite a eu un succès auprès de la jeunesse populaire. Il n’y avait pas de jeunes prolos à l’extrême droite au début des années 80. A l’époque, les extrémistes venaient des classes plus aisées : c’étaient des petits bourgeois ou même des enfants de grands bourgeois.

On pense au GUD de cette époque, par exemple, implanté à l’université d’Assas…

Exactement : le GUD était composé de bourgeois. Mais au fil des années 80, on a vu de jeunes prolétaires être attirés par ce mouvement nationaliste révolutionnaire. On a vu naître une extrême droite de ressenti, de déclassement social, liée au rejet de plus en plus fort de l’immigration.

Ce tournant commence à la fin des années 70, une période de désindustrialisation accélérée. Ces jeunes sont souvent issus de familles dont le père n’a plus de boulot… Ce sont des petits prolos en colère, ils auraient pu d’ailleurs tomber dans le camp d’en face.

Le nationalisme révolutionnaire dont se réclame Serge Ayoub n’est-il pas plus ancien que les années 80 ?

Idéologiquement, oui. Ce qu’on appelle le nationalisme révolutionnaire, c’est l’effort, à partir des années 60, de repenser le fascisme, en sortant de l’expérience des Etats fascistes, en Italie ou en Allemagne, pour repuiser dans l’expérience des années 20 ou 30 et essayer de dessiner un fascisme modernisé et, surtout, un fascisme qui soit un anti-impérialisme.

Avec cette idée que l’Europe est colonisée par les puissances russe, américaine, israélienne… et qu’on est dans une lutte de libération nationale, comme le sont les pays du tiers-monde.

Mais les années 60, ce sont aussi les années de la fin de la guerre d’Algérie, une guerre colonialiste soutenue par l’extrême droite

En fait, le nationalisme révolutionnaire se développe dans l’après-coup de la guerre d’Algérie. Après la fin de l’empire, ces mouvements d’extrême droite se demandent ce qu’ils peuvent faire, alors que la France a tout perdu. C’est la réflexion en particulier de François Duprat. L’idée est alors de sortir d’un nationalisme impérial pour devenir anti-impérialiste, ce qui permet au passage de retrouver un antisionisme virulent…

Pendant ces années, un effort de modernisation idéologique est engagé. On allait repuiser des idées et des concepts chez George Sorel (qui a été un des marqueurs idéologiques de Mussolini), ou chez les frères Strasser [Otto et Gregor, les grands idéologues de la gauche du parti nazi, ndlr] ou chez les franges européistes et socialisantes du parti fasciste italien…

En redécouvrant les tendances qui avaient été réprimées par Hitler ou Mussolini, il s’agissait de retrouver un fascisme subversif, social, et qui n’avait pas les mains dans les cendres de l’extermination.

A vous écouter, ils semblent s’être inspirés, pour ce qui est de la méthode, du mouvement trotskyste, qui s’est de cette façon démarqué du stalinisme et de « l’Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré »

C’est exactement ça. Allemagne et Italie étaient considérées comme des Etats fascistes dégénérés, mais cela ne voulait pas dire que la théorie fasciste était mauvaise. Le nationalisme révolutionnaire s’est développé. Dans les années 80, le mouvement Troisième Voie de Jean-Gilles Malliarakis, qui compte alors 350 gars, est bien structuré.

Puis le nationalisme révolutionnaire a disparu : en 2002, Unité Radicale, le dernier groupuscule NR encore présent, a été dissout. Il avait d’ailleurs abandonné tout ce qui faisait le nationalisme révolutionnaire : il était devenu obsédé par les thématiques identitaires, anti-islam, etc. Les nationalistes identitaires, eux, étaient initialement pro-islam, ils avaient beaucoup d’admiration pour la révolution de Khomeiny, par exemple.

En 2010, Ayoub a refondé les jeunesses nationalistes révolutionnaires. Mais cela reste un groupuscule très peu développé. Des réflexions idéologiques des années 60, il ne reste pas grand-chose. Tout a été très simplifié.

Aujourd’hui, le Front national développe un discours plus social que lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen, plus libéral sur le plan économique. Reste-t-il de la place, sur le terrain idéologique, pour ces groupuscules nationalistes révolutionnaires ?

Cette réorientation a poussé des groupuscules à durcir leur discours mais aussi à se démarquer différemment, quitte à passer pour plus réacs sur les questions sociétales.

Prenez Fabrice Robert [aujourd’hui responsable du Bloc identitaire, ndlr]. Quand il militait à Troisième Voie ou à Nouvelle Résistance, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’homosexualité n’était pas un drame. On éditait des brochures sur l’homosexualité dans le nazisme ! Le FN était alors pointé comme le parti réac’.

Aujourd’hui, le même Fabrice Robert est dans la « Manif pour tous » et c’est lui qui fustige la mollesse de Marine Le Pen sur le sujet de l’homosexualité : c’est lui qui est dans la posture du réac’.

Les skinheads que l’on croise dans les villes sont-ils forcément rattachés à une organisation, où peuvent-ils être complètement autonomisés ?

On voit se développer un phénomène d’autonomes d’extrême droite, sur le modèle des autonomes d’ultragauche dans les années 70. On a vu ce phénomène se développer à l’extrême droite en Allemagne, en Italie, et on le voit maintenant en France.

Dans les bastons qui ont suivi la dernière « Manif pour tous », il y avait, semble-t-il, beaucoup d’autonomes de ce type. Ils n’ont plus besoin d’être rattachés à une organisation : ils forment des tout petits groupes, et quand il y a une action coup de poing, on voit subitement tous ces gens débarquer et se connecter.

Le personnage désormais familier du crâne rasé, avec croix gammées tatouées, est-il en voie de disparition ?

Les idéologies dont il se réclame – le fascisme, le nazisme – sont liées à l’époque industrielle. Elles reposent sur des idées liées aux valeurs industrielles, la massification, le parti-Etat qui absorbe toute la société, etc.

Le fait qu’un truc comme le Bloc identitaire se développe n’est pas illogique : il correspond bien mieux à notre époque, globalisée, postmoderne, fluide, web, postmatérialiste et beaucoup plus tournée sur la représentation de soi-même. La logique, c’est le développement du Bloc identitaire et la marginalisation de ces groupuscules liés à une histoire passée.

Cependant, le personnage que vous décrivez peut survivre encore un long moment, parce qu’on n’a pas encore trouvé mieux que les références au fascisme pour s’automarginaliser. Le type avec la croix gammée dans le cou est sûr de ne jamais être embauché. Il s’autocondamne au chômage, mais il peut justifier sa marginalité et son exclusion du marché du travail en se disant : « C’est parce que je suis un héros politique. »

Avec ces groupes de skins, on est au croisement de la marge sociale et de la marge politique. Ce sont des gens destructurés, qui vont retrouver une structure dans une bande, un phénomène que les sociologues connaissent bien. On crée un petit entre-soi très compact qui justifie le fait qu’on soit séparé de la société. Cela attirera toujours quelques personnes, mais fondamentalement, dès qu’on est un peu plus structuré, un truc comme le Bloc identitaire est bien plus efficace au niveau de l’interaction sociale.

Et les identitaires ont une idéologie d’une radicalité politique qui vaut bien celle des skins, il suffit pour s’en convaincre de regarder leur dernière vidéo, la fameuse « déclaration de guerre ». C’est une apologie incroyable de l’idéologie de la race et du sang, mais exprimée dans les mots d’aujourd’hui, avec un montage très moderne, très dynamique.

Combien y-a-t-il de skinheads en France ?

Difficile à dire. On donne généralement, pour l’ensemble de l’extrême droite radicale, le nombre de 3 000 personnes, mais c’est une estimation à la louche qu’on répète depuis. Elle n’a pas grande valeur. Pour ce qui est des skins, il y a en a quelques centaines éparpillés sur le territoire, mais il est impossible d’être plus précis.

Sont-ils forcément violents ?

Individuellement, non. Un skin, pris isolément, n’est pas forcément attiré par la violence. Mais le groupe, lui, a le culte de la baston.

Il est étonnant de constater qu’ils partagent des éléments de code vestimentaire avec des militants antifascistes : les polos Fred Perry, par exemple.

Cela s’explique simplement. A la base, le mouvelment skinhead n’est pas connecté à l’extrême droite : ils représentent la working class anglaise et il s’inscrit dans le sillage de la subculture des Mods. A la fin des années 70, une partie du mouvement va basculer à l’extrême droite. D’autres skinheads vont refuser cette évolution, et on les retrouvera chez les antifa. Ils vont dire : « Les vrais skinheads, c’est nous, les autres sont des “boneheads”. »

Ils revendiquent la marque et le look. Mais ce n’est pas le skinhead antifa qui va l’emporter, car c’est le mouvement skinhead d’extrême droite qui va être médiatisé. Et aujourd’hui, le look skinhead est un marqueur d’extrême droite très ancré.

Mais si vous écrivez un article sur les skinheads, vous êtes certain qu’il y aura des commentateurs pour dire : ce journaliste est nul, il est inculte, il confond skinhead et bonehead…

Effectivement, nous avons vécu cette expérience !

C’est systématique !