D’un groupe parlementaire lepéniste l’autre

2 avril 1986, 16h12. L’hémicycle est plein à craquer. La première séance de la VIIIe législature commence. Les 35 députés étiquetés Rassemblement national sont répartis dans l’hémicycle par ordre alphabétique, ce qui donne lieu à des télescopages cocasses. Ainsi Roger Holeindre, ancien résistant, partisan de l’Algérie française est assis à côté d’une députée communiste. Dans les travées, ils sont nombreux à serrer les dents…
Le doyen d’âge Serge Dassault étant souffrant, c’est Edouard Frédéric-Dupont, rallié à Jean-Marie Le Pen qui préside la séance et lit le discours écrit par le doyen à la tribune. A peine commencé, Serge Martinez, professeur de droit à l’université d’Assas, lui aussi rallié au FN en 1985, demande immédiatement la parole pour un rappel au règlement.
De tous les côtés, on entend des cris :
-Mais qui c’est celui-là ? Qui c’est celui-là?
-C’est un gars à Le Pen !
-Merde alors, y en a que pour Le Pen aujourd’hui !
Puis des hurlements s’élèvent : « Il n’y a pas de discussion sous la présidence du Doyen !!! Il n’y a pas de discussion ! Monsieur le président, vous n’avez pas le droit de le laisser poursuivre! Le règlement, Monsieur le président ! Appliquez le règlement, Monsieur le président! »
Un autre député communiste hurle à son tour :
-Ils ne vont pas commencer à l’ouvrir !
Roger Holeindre rétorque :
-On est justement-là pour l’ouvrir et ce n’est pas vous qui nous la ferez fermer !!!
A tous les égards, pour le Front national, ces deux années à l’Assemblée nationale sont une providence, une séquence politique rêvée. Aussi bref soit-il, cet exercice du pouvoir législatif constitue une césure importante dans l’histoire du FN, de la vie parlementaire et de la Ve République.
Cette législature est d’une richesse politique fascinante et sa dramaturgie exceptionnelle : la première cohabitation de l’histoire, avec pour ligne d’horizon l’élection présidentielle qui hante tous les esprits. Avec ce retour « aux affaires », la droite s’engage dans une course folle pour tenter de défaire au maximum ce que la gauche au pouvoir a réalisé en cinq ans. Elle doit donc faire adopter un nombre très important de projets de loi.
Quant au FN, il va batailler fanatiquement pour imposer ses obsessions. De la défense de la préférence nationale à la dénonciation de l’insécurité et de « l’immigration sauvage », de la promotion du libéralisme à la Thatcher-Reagan à la défense des entrepreneurs face à l’inquisition fiscale, de la critique permanente des fonctionnaires à son obsession anticommuniste et syndicale, de la défense acharnée des rapatriés d’Algérie à la réactivation de la thématique de l’Occupation-Collaboration, de ses appels récurrents à faire appel au référendum, il a défendu pied à pied son bout de gras, sa stratégie…
Mais dans l’affrontement entre droite et gauche, quel rôle joue véritablement le FN, soigneusement cantonné à la marginalité par la droite parlementaire ? Comment ce groupe hétéroclite s’est-il fondu dans l’institution ? Les députés frontistes ont-ils su résister à Charles Pasqua dont l’ambition était de « flinguer » le groupe de Jean-Marie Le Pen ? Quelles ont été leurs relations avec leurs collègues parlementaires ? Plus prosaïquement, comment ce groupe minoritaire a-t-il voté ? Son activisme législatif débridé a-t-il porté ses fruits ? Jean-Marie Le Pen, l’ancien député poujadiste, a-t-il mis un peu d’eau dans son vin nationaliste ? Comment les députés ont-ils réagi après le « point de détail de l’histoire » (septembre 1987) de leur président ? Avec ces deux années au Palais-Bourbon, le FN est-il parvenu à conforter son créneau de l’alternative politique ?
Autant de questions, autant de tensions…
Cette présence parlementaire en dit long sur la ligne politique du groupe frontiste. Face à une droite qu’il juge timorée, qui a décidé de mettre en place « un cordon sanitaire » autour de lui et de l’isoler au Palais-Bourbon, face à son élimination politique programmée par le gouvernement de Jacques Chirac (réforme du mode de scrutin), Jean-Marie Le Pen ordonne à ses troupes de ne jamais voter la censure du gouvernement. Autrement dit, ce groupe qui ne cesse de dénoncer « le socialisme rampant » du gouvernement est emporté par son antisocialisme et son anticommunisme dans ses décisions politiques.
Le Front national, par sa présence et son travail acharné au parlement où il cherche à mener une action de fond (projets de loi, amendements) met en place une usine qui tourne à plein régime mais dans le vide. Il a bien tenté de faire passer quelques propositions de lois sur le rétablissement de la peine de mort, le déremboursement de l’IVG, la réforme du code de nationalité et sur tous leurs autres thèmes de prédilection. En vain. Il n’existe en effet aucune trace dans la Loi de la présence du FN.
Conscient de son impuissance, le groupe frontiste va s’illustrer par des outrances hallucinantes et des provocations verbales qui ont marqué en profondeur l’histoire de la Ve République. La machine de guerre dont Jean-Marie Le Pen dispose au Parlement ne réside pas dans sa force mais dans son pouvoir tribunitien. C’est dans le décalage quasiment permanent entre, d’une part, la revendication du légalisme, le pointillisme réglementaire, la prétention à l’exemplarité, et d’autre part les outrances verbales, la recherche calculée du scandale, la surenchère permanente, que réside l’étrange singularité des députés frontistes.
Le FN a su tirer profit de ce brouillage apparent du clivage. La cohabitation lui a offert un argument redoutable qui vient idéalement renforcer une vielle thématique chère au Front national : la dénonciation de «la bande des quatre».
Même si le vernis présentable et respectable du FN craque de partout, même si ce parti est à la fois dans une position confortable et instable, le FN est devenu à cette occasion un professionnel de la politique et a fait entendre pendant deux ans ses thèses à ses collègues de droite et aux téléspectateurs.
Enfin, le Front national a fait l’objet d’un cantonnement, d’une « diabolisation ». Nous pensons pouvoir affirmer que l’une des données essentielles dans le choix de cette stratégie est, d’une part, l’élection présidentielle à l’horizon, mais aussi et surtout, la totale méconnaissance que les chefs de la droite modérée ont de ce nouvel adversaire politique. En effet, ils connaissent Jean-Marie Le Pen, l’ancien député poujadiste, le président du Front national. Mais ils ne comprennent rien au nouvel logiciel idéologique mis en place.
Ainsi, entre l’isolement, solution de l’évidence mais aussi de la facilité stratégique, le débauchage des députés et le grignotage hypothétique des voix des électeurs tentés par Charles Pasqua qui s’empare des thèses défendues par les députés frontistes, trente ans après, le bilan sonne comme un redoutable fiasco…