Le Front national à l’extrême sud
Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Bruno Tranchant, Regards sur la droite, n°51, janvier 2014, pp. 7-9.
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Perpignan est la ville de plus de 100 000 habitants qui a le plus massivement voté pour le Front national, à l’occasion des élections municipales de mars dernier. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Nicolas Lebourg : Il y a des structures locales et une dynamique nationale. Localement, la majorité municipale de droite en place depuis 1959 n’a plus de leader charismatique. L’UMP locale, comme le PS au Conseil général conquis jadis par feu Christian Bourquin, sont amplement dénoncés comme des systèmes clientélistes. Or, la rénovation du corps électoral (40% des électeurs étant d’origine extérieure au département) comme l’amincissement des finances publiques font que ces systèmes clientélistes ne peuvent plus satisfaire une masse suffisante. Par ailleurs, comme Béziers conquise par Robert Ménard, Perpignan est une des villes les plus inégalitaires de France – or les travaux du politiste Joël Gombin ont justement montré que le vote FN est depuis 2009 facteur du coefficient de Gini, le calcul de l’inégalité de la répartition des richesses sur un territoire. Le quartier du centre, occupé par des populations gitanes et originaires des mondes arabo-musulmans, a été classé le plus pauvre de France par l’Insee l’an passé. L’imaginaire local se structure autour de son rejet. Dans ce territoire sinistré où les antagonismes ethniques et l’inégalité sociale priment, où les offres politiques traditionnelles se sont décomposées, le FN a su proposer une offre gagnant en crédibilité.
La présence d’un nombre significatif de pieds-noirs et de français originaires d’Afrique du Nord est-elle un facteur explicatif du vote ?
Les têtes-de-liste PS, UMP et FN étaient pieds-noirs, preuve que les partis étaient persuadés que c’est un enjeu essentiel. Mais, en fait, après calcul, les pieds-noirs ne représentent que 5.5% du corps électoral. Ils avaient historiquement soutenu la mairie en place, mais on observe un déslalignement au profit du FN. Cela est néanmoins différencié selon le niveau de revenus : ce sont les pieds-noirs les plus aisés qui se reportent le plus sur le FN. Celui-ci est parfaitement identifié comme un réceptacle pour les pieds-noirs : plus de 17% des militants FN de la ville sont des pieds-noirs.
Le travail de sape mené par le FN et Louis Aliot contre les communautarismes porte-t-il ses fruits auprès d’une population paupérisée et fragmentée ?
Louis Aliot a beaucoup tendu la main à la population gitane, en leur signifiant qu’on les avait communautarisés et maintenus dans la pauvreté au bénéfice de la perpétuation du pouvoir en place. Il leur a répété qu’ils étaient Français et qu’ils avaient leur place dans la République, au risque même parfois de troubler le reste de son électorat, pas forcément prêt à entendre un tel discours. Cela a eu quelque impact, avec un score FN bien meilleur qu’antérieurement et meilleur que dans la population d’origine arabo-musulmane, mais il n’y a pas eu une flambée. En revanche, ce discours a très bien impacté la population générale en mettant en lien communautarismes et clientélismes.
Vous avez épluché les listes électorales de la ville pour établir le lieu de résidence des Français d’origine arabo-musulmane. Quelles sont vos conclusions ?
Ce travail colossal a été réalisé par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach. La concentration ethnique est très forte et est aussi une concentration socio-économique. Au nord de la ville on observe une imbrication entre des zones pavillonnaires blanches et des bâtiments collectifs peuplées de populations issues de l’immigration. Pour ces dernières on observe un retournement complet par rapport à 2012 : elles avaient voté en masse pour François Hollande, elles ont voté de façon écrasante pour l’UMP. On a un « effet de lisière » avec, en face, un vote FN très haut dans ces zones pavillonnaires. Cela souligne que la question de la réaction à la présence des arabo-musumans demeure le socle du vote FN, car sur les critères de la sécurité ou de l’inégalité sociale ces électeurs ne sont guère mieux lotis.
Certains quartiers périphériques, non impactés par la présence de ces populations issues de l’immigration, ont porté leurs voix sur le candidat frontiste. Doit-on parler d’insécurité culturelle ?
Le vote FN est bien un phénomène interclassiste qui ne se résume ni à une opposition de classes, ni à une opposition entre une France des insiders et des outsiders de la mondialisation. L’UMP a systématiquement devancé le FN dès que la proportion d’électeurs originaires des mondes arabo-musulmans représente plus de 20% du bureau de vote. En revanche, Louis Aliot a été majoritaire dans un bureau comme le 52, ayant le foncier le plus élevé de la ville et comptant moins de 1% de population d’origine arabo-musulmane. On peut donc parler d’insécurité culturelle si on entend bien qu’il ne s’agit pas de la réaction d’une France des « oubliés », « périphérique ». Ce sont des périphéries qui se joignent, tant le périurbain subi du nord que celui des villas sécurisées. Ceux qui, à gauche, pensent trouver un peuple de substitution dans le périurbain se trompent donc.
En revanche, cela souligne bien que le FN n’est pas une simple réaction à la crise économique mais correspond aussi à la crise culturelle. Il y a un vote ségrégationniste contre les populations jugées dangereuses, car elles représentent ce qui est rejeté. L’atomisation et la précarisation du travail, la guerre de tous contre tous entretenue par le chômage de masse, la fragmentation de l’histoire nationale au bénéfice de mémoires communautarisées, etc. : notre société laisse les individus telles des particules flottant les unes à côté des autres. Une part de nos citoyens a pour représentation sociale une fiction dans laquelle les populations d’origine arabomusulmane représenteraient quant à elles un corps unifié socialement, culturellement et religieusement. Cette cristallisation entre la représentation d’un “nous” composé d’individus épars en concurrence et un “eux” imaginé comme solidaire entraîne dans l’imaginaire droitisé une coagulation des insécurités (physique, économique, culturelle), déplaçant ainsi sur une critique des populations d’origine arabomusulmane le rapport entre les transformations de l’économie et des technologies et nos modes de vie. Le multiculturalisme est désigné, mais en fait ce qui est visé c’est la post-modernité. Il y a une demande de cadres référents et unitaristes, à défaut de les trouver elle se meut en demande sociale autoritaire.
Quel est le rôle objectif de la dynastie Alduy dans cette évolution ?
L’alduysme a représenté une politique de clientélisme et de refus du développement du territoire au bénéfice de ses notables. Mais, ce système dépasse le cas des Alduy et a aussi été celui de Christian Bourquin au Conseil général, peut-être bien plus même que de Jean-Paul Alduy. Ce sont d’ailleurs les socialistes locaux qui ont les premiers joué la carte de la population maghrébine contre la population gitane, exposant à la première que la mairie UMP favorisait la seconde à ses détriments. Finalement, on a eu des émeutes inter-ethniques en 2005, quand un quartier « arabe » est descendu sur le quartier « gitan », et en 2014 la gauche a dû renoncer à être présente au second tour. Elle n’a représenté que 11,8% des voix au premier tour pour la liste PS-PCF, et 5,7% pour les Verts, alors que d’aucuns rêvaient de voir la gauche prendre la mairie grâce à l’affrontement UMP-FN.
Le cas perpignanais est un modèle de suicide de la gauche, quand, pour tenir un exécutif, elle provoque elle-même son incapacité à jouer son rôle dans les autres élections. Ce n’est pas une réponse mobilisatrice pour la gauche, j’en suis désolé, mais il faut le dire : ce résultat est le constat de faillite tant de la gestion municipale par la droite que départementale par la gauche. Le FN a coalisé ceux qui se sentaient externes à la distribution des dividendes d’un double système de clientèles.
Cette élection préfigure-t-elle d’un basculement vers l’extrême droite de la France méditerranéenne ?
La façade méditerranéenne connaît souvent ce discrédit des offres politiques centrales, des systèmes clientélistes épuisés, une structure socio-économique inégalitaire, des crispations identitaires inter-ethniques. C’est donc un excellent terrain pour l’extrême droite, sans que cela n’ait rien à voir avec les conceptions simplistes d’un méchant sud arriéré proférées avec un grand mépris par certaines plumes. Nous l’écrivons en conclusion : ce qui importe est l’approfondissement des difficultés économiques et sociales sur un territoire inégalitaire, radicalisant une demande sociale autoritaire bénéficiant à une candidature ayant su proposer une offre politique autoritaire crédibilisée, tandis que les autres offres se décomposaient.