Hyperion #4 -CRISE : d’Action Directe à Jean-Louis Baudet
Cet article de Guillaume Origoni est le quatrième d’une série qu’il consacre à Hyperion, école de langues parisienne soupçonnée d’être liée aux Brigades Rouges, et d’avoir ainsi joué un rôle central dans la transnationalisation terroriste des années 1970. Le troisième épisode est disponible ici, la série complète là.
Crise et Action Directe
L’influence de CRISE est évoquée par le rôle que la structure aurait joué dans la mise en réseaux des organisations terroristes européennes et du moyen orient. Le prisme mis en place par les juges italiens faisant d’Hyperion la régie occulte du terrorisme italien, a vraisemblablement conduit à une reconstruction ne tenant pas compte d’une réalité simple : les réseaux entre organisations terroristes se bâtissent souvent de façon informelle, par les rencontres et les expériences sociales1. Action Directe (AD) a eu des contacts suivis avec les terroristes liés à l’autonomie italienne, Prima Linea (PL) ou les Noyaux Armés Prolétariens (NAP), mais aussi ETA et surtout la RAF avec qui ils élaboreront et exécuteront une campagne anti-impérialiste commune en 1985. Les relations entre les Brigades Rouges et AD ont également existé bien que marginaux.
Cependant, la volonté italienne d’implication de l’Etat français a ouvert la voie à des extrapolations qu’il est difficile de confirmer, voire à des raccourcis historiques hasardeux comme ceux qui font d’AD une émanation directe de la Gauche Prolétarienne2. Cette approximation est pourtant proposée comme la matrice d’une logique qui fit de CRISE une des entités servant à AD pour établir des contacts internationaux avec les terroristes italiens3. Jean Marc Rouillan affirmera qu’il a rencontré plusieurs fois Felix Guattari, intervenant régulier dans CRISE, mais que ces relations ne furent jamais à l’initiative de l’association :
« Je connais CRISE. Je suis allé au local de CRISE , une seule fois en décembre 1977, immédiatement suite à cette rencontre nous avons décidé de ne pas collaborer avec ces gens là qui nous semblent « bizarres » dans les propos (…). Nous faisons une première réunion, à l’époque nous sommes trés sollicités, nous sortons de détention, ce premier contact ne nous plait pas, le discours ne nous plait pas, les mots, les postures. Nous choisissons de couper. Ils voulaient que nous les aidions, je ne sais pas vraiment pour qui ou pourquoi ? Ils nous contactent par l’intermédiaire du milieu autonome, pour que le GARI4 soit un soutien à la RAF que nous ne connaissions pas encore directement. Rien d’essentiel n’est passé par CRISE en ce qui nous concerne. Nous ne faisions manifestement pas partie du même monde. »5.
Jean-Louis Baudet : le lien manquant entre l’Etat francais et Hyperion ?
Dés les années 1960, la France a toujours constitué un refuge pour les fugitifs italiens. L’activiste néo-fasciste italien et officier du service de renseignement militaire italien (SID), Guido Giannettini, lors de sa mise en accusation pour l’Attentat de Piazza Fontana, trouva dans l’hexagone le pays hôte qui lui permit de se soustraire temporairement à la justice. Ce fut également le cas pour Vincenzo Vinciguerra6 ou Stefano Delle Chiaie qui passeront également par Paris avant de se fixer en Espagne, puis en Amérique du Sud.
Le gouvernement et les intellectuels italiens dénoncent cette tolérance, coupable à leurs yeux, d’obstruer les instructions en cours.
En effet, notre pays a abrité depuis la fin des années 1970 plus de 300 ressortissants italiens condamnés ou suspectés de terrorisme d’extrême gauche par leurs propres tribunaux. Cette bienveillance française s’officialisera par ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine Mitterrand, qui permit à Cesare Battisti et à tant d’autres d’abandonner la clandestinité pour vivre libre sous protection des gouvernements successifs français jusqu’en 2001, afin de donner une seconde chance à “ ceux qui avaient fait le choix du retour à la vie ”.
Or, pour les italiens, la position de la France dans cet échiquier international ne pouvait être neutre. L’accueil des terroristes italiens en France présentait pour le pays l’avantage d’avoir à demeure une variable d’ajustement dans la guerre souterraine qui oppose les services spéciaux de l’Est, de l’Ouest, mais aussi de la Méditerranée.
Il était donc difficile pour les défenseurs de cette hypothèse, de conceptualiser qu’Hyperion ait pu prospérer sans l’appui des services français.
Le chaînon manquant entre Hyperion et les services français s’incarnerait dans la personne de Jean-Louis Baudet, également opérant au sein de l’école, qui, lors de son arrestation en France en possession d’armes et de documents des BR, demandera aux policiers qu’ils téléphonent à l’Elysée pour faire valider, par M. François de Grossouvre, (considéré officieusement comme étant à la tête du stay behind français) la réalité de son identité et de sa mission.7.
Jean-Louis Baudet et l’Elysée
Les liens entre Jean Louis Baudet et Hyperion sont évoqués depuis plus de deux décennies. Ce nom est présent dans les enquêtes judiciaires et parlementaires italiennes, un rapport sénatorial français, de nombreux livres et articles de la presse nationale française et italienne. Nous avons donné à M.Jean-Louis Baudet la possibilité d’éclaircir la sur-représentation de son nom dans les affaires liées au terrorisme italien, français et parfois palestinien. Il n’ a pas souhaité s’exprimer et assure « qu’il ne fait plus de politique et connait à peine le nom du Président de la République française 8».
Jean-Louis Baudet est arrêté en novembre 1983. Les armes et les papiers d’identités trouvés lors de la perquisition permettent d’établir un lien avec les Brigades Rouges. Il déclarera être en relation avec François de Grossouvre à l’Elysée, ainsi qu’avec un « journaliste » et un « policier » qui travailleraient pour le conseiller de François Mitterrand.
Cette déclaration laisse une trace indélébile et oriente les enquêtes vers ce lien supposé entre Jean-Louis Baudet, Hyperion et l’Etat français. Jean Louis Baudet est souvent décrit comme l’homme des services français au sein d’Hyperion et on lui prête une influence importante au sein de CRISE.
L’élection de François Mitterrand en 1981 alimentera représentations et craintes infondées. Le contexte d’alors est propice aux lectures politiques qui semblent aujourd’hui saugrenues, alimentées par les visions parfois caricaturales de la guerre froide. Le travail des services de renseignements intérieurs et extérieurs est essentiellement tourné vers un et un seul ennemi : le communisme et ses avatars protéiformes. François Mitterrand accorde une confiance relative à ses services secrets qui combattent la gauche depuis la fin du second conflit mondial. Dans les mois qui précédèrent son élection, son conseiller en matière de sécurité nationale, François de Grossouvre, est inquiet. Sa crainte est de voir le développement d’un mouvement factieux an cas de victoire du candidat socialiste. Il obtient donc de la part d’anciens gauchistes qu’ils mobilisent les milieux d’extrême gauche en soutien au nouveau président en cas de réaction violente. Cette tâche est confiée en premier lieu à Gilles Kaehlin et Frédéric Laurent. Ce dernier précise :
« Je l’avais connu en 1973, par le biais des comités de Libération qui soutenaient le journal. Plus tard, il a dû fréquenter CRISE, mais sans plus… J’ai le souvenir de l’avoir vu pour la dernière fois en 79 ou 80 (…). Son arrestation fin 1983 me stupéfait. Il ne me semblait pas particulièrement dangereux (je ne savais pas que des armes avaient été retrouvées chez lui à ce moment-là). L’un de mes amis haut magistrat, essaiera en vain, de lui venir en aide pour qu’il sorte au plus vite de prison. Par ailleurs, je pense que beaucoup de ce qui a été dit ou écrit sur Jean-Louis Baudet est tout simplement faux! Par exemple, le contact élyséen est vraisemblablement très surévalué. Il est probable que François de Grossouvre ait reçu Jean-Louis Baudet, mais dans une logique de prise de contact, d’évaluation, comme informateur potentiel…rien de plus. Lors de son arrestation, il annonce qu’il travaille pour une cellule à l’Elysée dans laquelle officient un journaliste et un policier. L’allusion est claire, il fait référence à Gilles Kaehlin, le garde du corps de Grossouvre et moi-même. Une pauvre défense, car à ce moment-là, j’ai quitté l’Elysée depuis 22 mois et Gilles Kaehlin appartient alors à un autre service… Pris au piège, c’est la seule façon qu’il trouvera pour se défausser auprès de Fulvio Guatteri, le policier qui l’a arrêté (…). Baudet était un peu comme ces soldats japonais qui ne voulaient pas croire que la guerre était finie (…). Il faut savoir qu’à la fin des années 70 et début des années 1980, l’extrême gauche est en miettes, sans projet précis et ses militants désorientés ont eu tendance à agir de façon désordonnée ».
Gilles Kaehlin considère que Jean-Louis Baudet « n’est pas sérieux dans ses accusations, il a fait mention de nos noms comme s’il s’agissait d’un atout. Tout cela résulte d’un réflexe de survie9 ».
Cette analyse est partagée par Fulvio Guatteri, ancien officier de renseignement au sein des Renseignements Généraux (RG) puis de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST), qui a enquêté sur les agissements de Jean-Louis Baudet :
« Je ne peux rien exclure et il est possible que certains aient pu entretenir des liens politiques, mais comprenez bien qu’il me semble improbable que de tels liens puissent être opérationnels (…) cela fait une différence. Tentons de voir la chose du point de vue du journaliste : d’un côté, nous avons une officine qui sert d’intermédiation, de l’autre on peut avoir des individus qui construisent entre eux des pratiques sociales, politiques et culturelles, qui appartiennent à des structures, même étatiques, mais ne sont pas mandatés par celles-ci. Baudet avait des contacts avec la cellule élyséenne, mais est-ce que cela signifie que l’Etat français a téléguidé les actions de Baudet. Non ! Sûrement pas! Si Baudet a mis en relation ses contacts libanais à disposition des BR, il l’a fait de son propre chef et non sur ordre du Cabinet de François De Grossouvre ou de l’Etat français. Mais il n’est pas non plus impossible qu’une enquête de police criminelle ou un travail de renseignement n’est pas pu permettre la mise en lumière de quelque chose qui était à découvrir …..Quelquefois nous échouons aussi.»
Jean-Louis Baudet et CRISE
Le rattachement de Jean-Louis Baudet à CRISE est présenté comme l’un des arguments constituant le maillage de l’implication française dans les opérations terroristes des années de plomb. Nous l’avons vu, CRISE est clairement cité par les enquêteurs et les journalistes italiens comme partie intégrée au réseau Hyperion à Paris. Malgré le manque de preuve évident permettant d’identifier Jean-Louis Baudet comme membre actif de CRISE (et rédacteur de Libération, ce qu’il ne fut jamais) et l’inexactitude de l’existence d’un réseau permettant de relier Crise à Hyperion, cette assertion n’est pas réellement erronée. Elle est incomplète, et semble ne pas résister à une confrontation avec le réel. La fréquentation de CRISE par Jean-Louis Baudet ne fut qu’épisodique. Le directoire de CRISE n’indique que trois visites en 12 mois. Nous nous trouvons ici au cœur d’une représentation élaborée par stratifications successives d’un cadre référentiel historique, politique et social. En effet, il n’existe pas de preuves que CRISE fut un satellite d’Hyperion et la réalité de l’implication de Jean-Louis Baudet au sein de CRISE est fortement sujette à caution.
Il est également question de son engagement au Liban dans une unité combattante, sans aucun balisage temporel dans la note n° 20 page 192 de fin d’ouvrage du livre enquête de Silvano De Prospo et Rosario Priore. La mention indique qu’il était un « ex-combattant » au Liban et membre de CRISE. Cela signifie t-il qu’avant son hypothétique adhésion à CRISE et sa collaboration à Libération, M.Baudet avait pris part à cette guerre ? CRISE est fondée à la fin de l’année 1975 et reste en activité moins de 18 mois. Les possibilités que M.Baudet soit engagé dans ce conflit dès son explosion en avril 1975 sont douteuses.
Jean Louis Baudet et Action Directe
Certaines approximations émergent aussi des enquêtes parlementaires françaises et reproduisent le schéma des enquêteurs italiens. Le rapport sénatorial dirigé par Paul Masson rendu public en 1984 relate que « (…) Jean-Louis Baudet faisait, jusqu’à sa récente arrestation, la navette entre les Brigades Rouges italiennes, les Fractions Armées Rouges allemandes et Action Directe 10».
Interrogé sur ces fournitures d’armes, Jean-Marc Rouillan, assure, qu’à sa connaissance, l’existence d’un tel canal d’approvisionnement est tout à fait exclu :
« Cela relève de la fantaisie la plus totale. Nous sommes au cœur d’un problème commun qui concerne aussi bien les militants que les historiens. Les erreurs manifestes se répètent, sont reprises sans vérifications et aboutissent à l’écriture d’une histoire qui n’a pas existé. Jamais je n’ai eu l’occasion de nier ce type d’affirmation au cours d’une enquête parlementaire. Je comprends aisément que la plus grande prudence soit de mise lorsque nous exposons notre vision des faits, mais nous devrions tout de même en avoir l’occasion, car cela ne servirait pas seulement à nous même. Cela permettrait aussi de ne pas laisser ce type de virus contaminer le travail des historiens. Il est tout de même frappant de constater que de telles inepties puissent être écrites sur le soi-disant lien entre nous et Jean-Louis Baudet, ou Paul, ou Louis ou je ne sais qui ou quoi, alors qu’il suffit de lire les enquêtes judiciaires pour comprendre d’où venaient les armes que nous utilisions. Croyez moi ou pas, mais les armes constituent l’air et l’eau d’une structure clandestine, il est très dangereux de mal maîtriser ses canaux d’approvisionnement ».11
Le juge Carlo Mastelloni de Venise, au cours de son enquête sur Abu Ayad12, tentera également de relier Action Directe à Jean Louis Baudet en traçant le cadre suivant : la relation entre l’extrême gauche italienne et française fut tissée avant la création d’Hyperion part l’intermédiaire du milieu de la Gauche Prolétarienne (GP) qui deviendra ensuite Action Directe dont le référent était M.Baudet. Ce réseau français était politiquement géré par Hyperion avec le concours de M.Baudet dont la tâche était l’instruction militaire.13
Nous ne reviendrons pas sur la supposée filiation entre la Gauche Prolétarienne et Action Directe qu’il nous semble inutile d’analyser. Il est par contre plus difficile de comprendre le rôle de Jean-Louis Baudet comme « référent ». De quoi ? De qui ? Pourquoi ? La GP dont l’auto dissolution est décidée en Novembre 1973 aurait laissé en héritage aux fondateurs d’Hyperion un instructeur militaire âgé de moins de 24 ans14 pour aguerrir un groupe terroriste qui deviendra l’ennemi public n°1 de l’Etat français ?
Notes
1 Samuel Vuelta Simon novembre 2012 Paris. Source réservée.
2 « Chi Manovrava le Brigate Rosse . Storia e misteri dell’Hyperion a Parigi, scuola e centrale del terrorismo internazionale » page 187. Silvano De Prospo & Rosario Priore. Ponte Alle Grazie.2011.Milan.
3 « Chi Manovrava le Brigate Rosse . Storia e misteri dell’Hyperion a Parigi, scuola e centrale del terrorismo internazionale » page 193. Silvano De Prospo & Rosario Priore. Ponte Alle Grazie.2011.Milan.
4 Groupe D’Action Révolutionnaire Internationalistes.
5 Entretiens avec Jean Marc Rouillan du 13 Octobre 2012 et du 22 avril 2013.
6Vincenzo Vinciguerra et Stefano delle Chiaie sont deux activistes néo-fascistes italiens. Le premier purge une peine de prison à perpétuité commencée il y a plus de 30 ans pour un attentat commis en 1972 dans lequel 3 carabiniers ont perdus la vie. Le second, est membre fondateur de « Avanguardia Nazionale » , l’un des groupuscules néo-fasciste avec « Ordine Nuovo » qui furent systématiquement mis en cause dans les attentas indiscriminés les plus meurtriers de l’histoire italienne.
7 “ L’expansion fanatique et ses crimes ” pages 61-2 Roger Senart – Noêl Hauterive. Editions de l’Harmatan.1987. “ Il Golpe di via Fani ”. Giuseppe de Lutiis.
8 Entretien téléphonique. Juin 2013.
9 Entretien du 11 juillet 2013. Monaco.
10 Rapport sénatorial n°322 du 17 mai 1984 page 115. Paul Masson.
11 Entretien du 8 juillet 2013.Marseille.
12 Sentence n°204/83 contre Abu Ayad de 1989.
13 « Chi Manovrava le Brigate Rosse . Storia e misteri dell’Hyperion a Parigi, scuola e centrale del terrorismo internazionale » page 187. Silvano De Prospo & Rosario Priore. Ponte Alle Grazie.2011.Milan.
14 Jean-Louis Baudet est né en 1952.