Communisme français, perspectives transnationales

Affiche russe (source : Gallica)
La Maison des Sciences de l’Homme de l’université de Bourgogne a accueille pendant trois jours un colloque international sur l’histoire du Parti communiste français “dans une perspective transnationale”. Cette question, ainsi que celle du lancement d »un portail numérique qui permet d’accéder à plus d’un demi-million de documents issu des “archives de Moscou”, a donné lieu à une interview de Romain Ducoulombier, responsable scientifique de ce programme, publiée par Les Inrocks. Nous la reproduisons ci-dessous.
Propos de Romain Ducoulombier recueillis par Mathieu Dejean
Pourquoi faire aujourd’hui un colloque international sur le PCF ?
Romain Ducoulombier – Pour deux raisons. En France, on a beaucoup glosé sur la “révolution des archives” après la chute de l’URSS en 1991. C’est vrai, il y a eu ce moment très particulier de découverte de cet énorme ensemble de documents qui était à Moscou, et qui enflammait les imaginations. Mais cette révolution est inachevée. Et notre colloque le confirme : les archivistes russes qui ont été parmi nous hier nous ont montré l’étendue des ressources qui existent aujourd’hui à Moscou, mais beaucoup de travail reste à faire.
La seconde raison en découle. Pour moi, il fallait un événement scientifique pour faire le point sur nos connaissances, mais aussi prendre conscience de nos besoins et de nos manques. Le lancement de notre portail d’archives était je crois le moment approprié.
De quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’un programme financé par l’Association Nationale de la Recherche (ANR) consacré à la création d’un portail d’accès numérique aux “fonds français” de l’Internationale communiste à Moscou. Plus de 500 000 documents issus de ces fonds sont désormais en ligne, en accès libre et gratuit, et sans inscription. En France, c’est une première, et c’est une structure qui pourra évoluer et accueillir d’autres fonds, dans le cadre d’autres programmes de recherche. C’est aussi une démarche d’open access qui nous semblait nécessaire parce qu’elle reposait sur des fonds publics destinés à l’amélioration des conditions de recherche des historiens français et étrangers, mais aussi parce qu’il s’agissait de rattraper le retard des Français en la matière.
La situation n’est pas la même partout en Europe, pour des raisons multiples, comme la trajectoire des Partis communistes dans ces pays, ou l’impact des grands programmes de numérisation européens qui malheureusement, a été très insuffisant en France, jusqu’à aujourd’hui tout au moins. Le projet ANR Paprik@2F veut être un facilitateur de recherche, et donc à terme aussi un centre de ressources virtuel pour l’histoire du mouvement communiste.
Vous avez inscrit votre colloque dans une perspective transnationale. Que signifie ce terme ?
C’est une méthode qui a le vent en poupe aujourd’hui dans l’historiographie internationale du phénomène communiste. Mais parce qu’elle est à la mode elle peut paraître indistincte, même si à mon sens elle revêt pour le mouvement communiste, qui s’est voulu par définition international, un grand potentiel d’innovation. L’un des buts du colloque est de “tester” en quelque sorte cette hypothèse de travail.
Disons donc que le “transnational” étudie tous les flux de personnes, d’objets, d’idées, de textes et de services qui circulent entre les états, mais aussi indépendamment d’eux. Elle postule aussi que les idées se transforment en circulant, en particulier par l’opération fondamentale de la traduction. L’histoire transnationale, autrement dit, c’est l’histoire des circulations des hommes, des choses et des mots, et des transformations qu’ils subissent par cette circulation même.
Elle permet donc de poser autrement les questions des rapports entre les partis, des émissaires qui circulent entre eux, de l’enracinement (réussi ou non) de pratiques politiques venues de l’étranger en France… J’en donnerai juste un exemple. Hier, l’historien Edouard Sill nous a présenté une synthèse sur le volontariat étranger en Espagne pendant la guerre civile ; en prenant un tel recul, dans une perspective transnationale, il montre très bien qu’on a souvent pris les célèbres Brigades internationales pour le tout, alors que ce n’était qu’une dimension de ce vaste mouvement de volontariat multiforme – et d’ailleurs dans les deux camps de la guerre civile.
J’ajouterai qu’aujourd’hui la perception de l’expérience soviétique, du moins chez les historiens, a changé. Certes, c’était un Etat fermé, ou plus exactement qui s’est fermé dans les années 1920, par un processus d’enclosure progressif que j’ai mis d’ailleurs au centre de mon petit livre paru sur l’histoire du communisme. Mais cela ne l’a pas empêché, paradoxalement, de se montrer “ouvert” à certaines influences, mais sélectionnées par des instances spécifiques qui ont joué le rôle de sas, de “membrane semi-perméable”, selon l’expression de l’historien américain Michaël David-Fox.
En fait, l’histoire des circulations internes au mouvement communiste international est en train d’être réécrite dans sa totalité, et il faut que les Français disent leur mot au moins une fois là-dedans… De la même manière, au-delà des thématiques nombreuses (voyages en URSS, impérialisme et colonisation, traductions et circulations culturelles ou littéraires, etc.) qui vont nous occuper aujourd’hui et demain, ce qui nous intéresse dans ce colloque, c’est la réversibilité des influences : c’est vrai que le mouvement communiste international était centralisé, que le commandement stalinien y était rigide et vertical ; mais les partis nationaux ont pu jour le rôle de “succursale active”, comme le disait hier matin l’historien et professeur espagnol Antonio Elorza.
Ils ont pu défendre leurs intérêts propres, en pratiquant par exemple du lobbying dans cette organisation par ailleurs centralisée et rigide qu’est l’Internationale communiste. C’est ce que j’ai montré pour ma part à travers les quatre rencontres personnelles d’Henri Barbusse – l’auteur du Feu, prix Goncourt 1916 – avec Staline entre 1927 et 1935. Un record, pour un intellectuel dans le “parti de la classe ouvrière”.
En quoi cette approche globale bouleverse-t-elle l’historiographie du communisme ?
Beaucoup de choses ont changé, mais encore une fois, nous sommes vraiment au début d’un processus qui a pourtant déjà 20 ans ! Les histoires globales se sont multipliées, même si malheureusement elles ne mettent pas suffisamment le PCF à sa place, qui a été le premier parti communiste occidental du milieu des années 1930 à la Libération, puis une pièce majeure du mouvement communiste international jusqu’aux années 1970.
Cette histoire s’est aussi globalisée, et elle est devenue en même temps très anglophone. D’autres objets ont changé ou sont apparus. On n’écrit plus de la même manière l’histoire des “voyages en URSS”, qui est une vieille question qui a été renouvelée en profondeur, surtout parce qu’on connaît mieux les organisations qui encadrent les étrangers en URSS, ou parce qu’on sait maintenant mesurer les choix du groupe stalinien dans l’orientation internationale (ou non) de certains événements politiques.
C’est ce que montrait hier par exemple l’historienne russe Anna Shapovalova sur l’un des premiers procès staliniens, dit du “Parti industriel”, en 1930 : c’était un procès à usage interne et externe ; de toute façon, dans la construction du mythe soviétique et du culte personnel de Staline, ces deux aspects (interne/international) sont indissociables. Rappelons-nous par exemple que Barbusse était aussi le biographe officiel du dictateur. Il faudrait aussi ajouter la sociologie historique des corpus militants ; là, c’est vrai, les Français ont été en pointe avec le dictionnaire Maitron, à partir de ce matériau très particulier des “autobiographies” rédigées par centaines par les cadres du parti pour le compte de son célèbre service des cadres. Mais là encore, l’accès facile à ces autobiographies n’est pas acquis, il y a encore du travail à faire.
Qu’en est-il de l’histoire du PCF ? Est-elle sensible à ce renouvellement ?
L’objet du colloque est d’essayer de dépasser les clivages entre ancrage “sociétal” et dépendance au “totalitarisme” soviétique hérité des débats des années 1990. Au fond, c’est une réflexion, mais par un autre biais, sur l’éternel problème de la singularité du PCF. On peut y répondre en affirmant sa singularité absolue en raison de son ancrage local dans le système politique français ; cette réponse est légitime et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. D’où la nécessité d’une réflexion nouvelle sur la place du PCF dans le mouvement communiste international.
De ce point de vue, c’est ma conviction, l’inflation du concept de “totalitarisme” a eu des conséquences déplorables. Elle a envoyé un message clair : “circulez, il n’y a plus rien à voir”, parce qu’une fois affirmée la nature totalitaire et criminogène de l’expérience soviétique, voire communiste ou pire marxiste en général, la recherche devenait tout simplement inutile voire illégitime, parce que “complice”. Il ne s’agit pourtant en rien de réhabiliter, de défendre ou de sauver quoi que ce soit, mais de simplement faire son métier d’historien, c’est-à-dire d’aller creuser les fonds et d’imaginer en même temps de nouveaux outils intellectuels pour les comprendre. Il faut garder sa fraîcheur d’esprit face à un papier qui nous déroute, qui va à l’encontre des idées reçues. Je le répète : il faut réévaluer la place du PCF dans l’univers communiste international. Cela révèle des surprises, aussi bien dans le “jeu” dont il a pu bénéficier comme parti majeur, que dans la dépendance qu’il a pu manifester à l’égard de la “patrie du socialisme”, et qui n’est pas toujours lovée là où on l’attend.
Vous reposez donc la question des rapports entre le “centre” soviétique et la périphérie ?
Oui. Quand le PCF naît en 1920, ce n’est pas un nouveau parti, c’est un parti socialiste déjà constitué – même s’il ne date que de 1905… – qui adhère à une nouvelle Internationale. Il faut donc le révolutionner de l’intérieur. Cette situation du PCF comme parti socialiste “régénéré” explique beaucoup de choses. En fait, je décrirai volontiers le PCF comme le maillon d’une boucle circulatoire dont la totalité formerait le mouvement communiste international au XXe siècle. Il a été en position de réception contrainte vis-à-vis des Soviétiques, en raison du fonctionnement vertical de l’Internationale communiste et de ses origines ; mais il a aussi été en position de diffusion contraignante vis-à-vis des cadres et des partis étrangers qu’il a formés, ou qui ont été placés sous sa tutelle.
Le PCF avait ses intérêts propres, en tant qu’organisation responsable et représentative de la classe ouvrière française ; c’est évidemment une perception idéale de lui-même, mais cela signifiait aussi qu’il était conscient que sa survie, jusqu’à un certain point, pouvait devenir incompatible avec les exigences de l’URSS et la répression en Europe de l’Est. La condamnation de l’intervention soviétique à Prague, en août 1968, a été de ce point de vue un moment dramatique, mais inabouti pour le PCF.