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Les Offres d’extrême droite à la présidentielle de 2022

Le 7 février, Nicolas Lebourg a répondu aux lecteurs du Monde lors d’un tchat organisé par le quotidien:

Photo de Max Vakhtbovych sur Pexels.com

L’opposition entre les candidats Eric Zemmour et Marine Le Pen n’est-elle pas une résurgence de l’opposition Front national-Parti des forces nouvelles ? Ou s’agit-il simplement de deux candidats s’adressant à deux électorats distincts (périurbain pour Mme Le Pen et plutôt urbain pour M. Zemmour) ?

Le Parti des forces nouvelles (PFN) était effectivement un concurrent du Front national (FN) dans les années 1970. Le PFN prônait son intégration dans la majorité de droite, alors que le FN affirmait que cette dernière était une « fausse droite » et qu’il était, lui, la « vraie droite ». C’est en 1995 que les jeunes du FN (Samuel Maréchal en tête) ressuscitent le slogan « ni droite ni gauche » qui avait fait les beaux jours du Parti populaire français (même si, en fait, c’est Simon Sabiani qui l’invente dès 1934).

Jean-Marie Le Pen reprend la formule, qui a deux très grands avantages : elle permet à la fois de théoriser l’isolement avec le refus de la droite de s’allier au FN et de se rapprocher de la sociologie électorale. L’élection présidentielle de 1995 ayant vu la prolétarisation du vote FN avec 30 % des ouvriers qui ont voté pour Jean-Marie Le Pen, 25 % des chômeurs et 18 % des employés. Aux européennes de 1984, seuls 9 % des ouvriers avaient voté pour lui, contre 21 % des commerçants et artisans.

Marine Le Pen est particulièrement forte effectivement sur les secteurs populaires et a toujours peiné sur les métropoles. Eric Zemmour paraissant avoir de l’impact sur les CSP + [catégories socioprofessionnelles les plus favorisées] il est possible effectivement que la comparaison de leurs cartes électorales soit très intéressante à étudier.

Est-ce vrai que Zemmour séduit plus les CSP + que Le Pen ? Si oui, quelle en est la raison ?

Eric Zemmour avait déjà des résultats Médiamétrie qui montraient qu’il touchait les CSP + et les seniors, deux segments au contraire difficilement atteignables pour Mme Le Pen. C’est particulièrement criant dans ce que l’on nomme vilainement les « professions intellectuelles », où elle a fait moins en 2012 et en 2017 que son père en 1988.

M. Zemmour bénéficie de deux atouts. D’abord, différentes enquêtes d’opinion montrent que les CSP + témoignent d’une inquiétude à l’égard de la société multiculturelle avec une tendance existante à l’islamophobie. Ensuite, son programme économique est libéral. Prenons le cas de Perpignan, seule grande ville du Rassemblement national (RN). Le bureau de vote avec le foncier le plus cher a voté en 2017, Fillon puis Macron, puis aux européennes, La République en marche (LRM), et a fait un triomphe à Louis Aliot aux municipales. Ces gens sont d’accord avec le RN sur la question de l’immigration, de la société multiculturelle, mais ils n’ont pas confiance en Marine Le Pen et son projet économique.

Est-il aujourd’hui pertinent de qualifier le parti de M. Zemmour et de Mme Le Pen d’extrême droite ?

L’expression apparaît dans les années 1820. Elle désigne quelqu’un qui pense que les institutions nous mènent à la révolution et qu’il faut donc donner un coup de balai pour pouvoir remettre de l’ordre. Rien n’est donc plus illogique que de réduire l’extrême droite au nazisme apparu un siècle après. Quel que soit le pays, quelle que soit la période, les deux traits fondamentaux de l’extrême droite sont une conception organiciste de la société et la volonté de refonder l’ordre des relations internationales. On peut mettre en jeu d’autres critères, mais ces deux-là sont essentiels.

Pensez-vous que la montée de l’extrême droite, ainsi que la parole excluante (racisme, homophobie, misogynie), que nous connaissons actuellement, est comparable à celle du nazisme en 1933 ?

Pardonnez-moi de citer Léon Trotsky, mais ce dernier disait que l’analogie historique avait pour tort de dispenser de l’analyse sociale. Sur ce point, je crains qu’il n’ait raison. Le fascisme, c’est un parti-milice qui veut créer un homme nouveau par une guerre impérialiste à l’extérieur et un Etat totalitaire à l’intérieur : ça ne motive pas beaucoup les Européens d’aujourd’hui.

En revanche, on voit un intérêt pour l’illibéralisme, c’est-à-dire la réduction de l’Etat de droit à l’intérieur des systèmes démocratiques. Par exemple, dans son dernier livre, Eric Zemmour écrit qu’il faut, je cite, en finir avec ce qui serait le carcan des « Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour de cassation, Cour de justice européenne et Cour européenne des droits de l’homme – qui se considèrent comme autant de cours suprêmes à l’américaine et corsètent au nom des droits de l’homme la liberté d’action des gouvernements ». C’est de l’illibéralisme, non du fascisme.

Le parti d’Eric Zemmour viserait à recomposer l’extrême droite à court comme à moyen terme. Pensez-vous que les cadres et les « prises », dont se vante son parti, sont suffisants pour ancrer son mouvement au-delà de l’effet outsider de la présidentielle ?

La question de l’ancrage du vote est délicate pour ces partis d’extrême droite. Aujourd’hui, le RN a des élus dans… 0,8 % des communes du pays. Le FN, devenu RN, n’a jamais été capable d’envisager sereinement et sérieusement son implantation. Résultat : au bout de quelques décennies, le doute est là. Construire une autre offre à l’extrême droite française, à côté du RN, a toujours échoué. On l’a bien vu aux élections européennes, où les deux listes se présentant contre le « grand remplacement » ont fait six mille voix en tout, alors que le RN arrivait premier.

La chance d’Eric Zemmour, c’est qu’il arrive alors qu’il y a un manque d’appétence pour Marine Le Pen, une usure. Sur le plan des lignes, Eric Zemmour représente une conception ethnique de la nation, libérale en économie : c’est l’héritier du Club de l’horloge, ce que n’est pas Marine Le Pen.

Le Front National a-t-il eu tort de vouloir devenir « un parti comme les autres » ?

Mme Le Pen a elle-même souvent dit que trop de normalisation tueraient le parti. C’est un jeu compliqué. Tenir des propos radicaux a pour défaut électoral que cela surmobilise vos opposants. Le premier sondage Harris Interractive publié cet automne montrait un décollage des intentions de vote pour M. Zemmour, 75 % des sondés disaient, eux, qu’ils ne voteraient jamais pour lui.

Après, quelles sont objectivement les grandes normalisations récentes de la candidate Marine Le Pen ? L’abandon du rejet de la double nationalité est un vrai point. Les reculs sur l’Europe ont beaucoup été soulignés, mais le projet publié lors des élections européennes de 2019 affirme, néanmoins, son refus des frais de pré-adhésion, assure que la Commission européenne devra être supprimée, que l’initiative législative doit relever exclusivement du Conseil européen, et le droit national primer sur la Cour de justice et la Cour européenne des droits de l’homme.

On ne saurait dire que le RN s’est converti à l’Union européenne : il a accommodé son programme au refus majoritaire du Frexit par la majorité électorale française.

Les liens entre une partie de l’appareil du RN et des figures proches de Vladimir Poutine sont connus. Qu’en est-il d’Eric Zemmour ?

Il y a chez Eric Zemmour un rejet des Etats-Unis et de l’Allemagne de longue date, qui témoigne d’ailleurs d’une position originale quand il était encore considéré comme de « droite conservatrice ». Dans ses livres, il parle d’Angela Merkel comme d’un « gauleiter américain » et fustige « l’impérialisme » de l’OTAN à laquelle la Russie aurait raison de résister.

Peut-être y a-t-il une volonté de se présenter d’une belle manière à la puissance russe, mais, manifestement, cela correspond à une vraie représentation des relations internationales, à refonder complètement. Chez lui, la question est comme toujours structurée par le thème du « grand remplacement ». Il a cette phrase dans un livre de 2016, à propos de l’accueil des réfugiés par l’Allemagne : « En un siècle, par trois fois, les Allemands auront ainsi contribué de manière décisive au suicide européen : 1914, 1939, 2015. » Pour lui, l’histoire et l’espace international sont conditionnés par la concurrence biologique des masses, et le reste en découle.

Selon vous, pourquoi M. Zemmour prend-il autant parti au sujet de l’immigration ?

Quand on demande aux électeurs pourquoi ils votent RN, la réponse est toujours la même : l’immigration. En sus, le thème permet de décliner le programme économique, on l’a encore entendu à leurs meetings respectifs ce week-end : tout serait possible grâce aux économies faites sur l’immigration. L’argument, c’est que, sans charge supplémentaire, on sauve l’Etat-providence en baissant les impôts et en ayant une vision d’harmonie des classes sociales nationales.

M. Zemmour a dans son équipe Jean-Yves Le Gallou, qui, dans un livre de 1985, a inventé la « préférence nationale ». Les deux candidats vont néanmoins moins loin, la réduisant peu ou prou aux questions des prestations sociales, du logement, etc., alors que Jean-Yves Le Gallou proposait qu’une entreprise puisse exiger la nationalité française pour l’embauche ou qu’elle puisse licencier en priorité les travailleurs étrangers. Mme Le Pen veut expulser les étrangers ne travaillant pas depuis un an, quand M. Zemmour met le plafond à six mois.

Eric Zemmour peut-il construire un mouvement durable au-delà de cette élection présidentielle ?

Le problème, c’est la question de la stabilité du marché électoral. Jusqu’à l’alternance de 1981, les deux blocs d’alliance [droite et gauche traditionnelles] représentaient environ neuf suffrages exprimés sur dix. Dans les années 2010, l’antipartisme, qui fonctionnait antérieurement par transfert ou alternance du vote sanction en faveur de l’un des deux partis traditionnels, a pu dégager des espaces politiques nouveaux, avec des succès sur des créneaux idéologiques aussi divers que ceux de Mme Le Pen ou M. Mélenchon.

On a parlé de « dégagisme », mais la façon dont l’électorat a réagi à la présence au second tour de Marine Le Pen en 2017, son abstention massive aux élections régionales et départementales, c’est encore du dégagisme, appliqué, finalement, aux dégageurs.

Marine Le Pen n’a cessé de se rassurer sur le sujet, en disant qu’elle ne pouvait être dégagée à son tour, que le dégagisme était une phase close. Ce n’était pas ce que pensaient certains cadres de son parti, et il y a bien aujourd’hui une dimension de ce type à son endroit. Mais dans de telles circonstances Reconquête !, le parti fondé par Eric Zemmour, peut-il espérer être rapidement stabilisé dans le marché électoral ? Ce n’est pas évident du tout.