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Qu’est-ce que « la Fachosphère » ?

Première parution : Nicolas Lebourg, «La “Fachosphère”», Nolween Lorenzi Bailly et Claudine Moïse dir., Discours de haine et de radicalisation. Les notions clés, Lyon, ENS Éditions, 2023, pp. 449-458.

Fachosphère, n. f. La construction de ce néologisme repose sur l’association de « facho », contraction argotique et péjorative de « fasciste », qui s’est popularisée dans les années 1960, et de « blogosphère », terme qui désigne un ensemble de blogs. Entré dans l’édition 2019 du Larousse, le terme y est défini comme l’« ensemble des partis politiques de la mouvance fasciste et, plus largement, d’extrême droite », définition qui opère une réduction au milieu partisan et un amalgame entre un champ politique (l’extrême droite) et l’un de ses courants (le fascisme). Si le succès du mot rend vaine la volonté d’en inventer un autre, on ne peut que regretter que celui-ci assimile au fascisme des objets qui, pour l’essentiel, n’en relèvent pas. Mais si, en tenant compte du fait que le langage est une pratique sociale, on s’incline face à l’usage, cela implique de bien circonscrire le sujet. Ne relèvent ainsi de cette catégorie que les sites et comptes Internet développant une représentation du monde d’extrême droite, et dont les réseaux d’hyperliens sont hégémoniquement relatifs à d’autres sites et comptes de même nature idéologique.

La consultation de la base de données Europresse, qui numérise une grande part des périodiques français, permet de constater que seuls 4 articles parlaient de la « fachosphère » en 2009, contre 1142 en 2017. Dès 2011, Le Monde publiait ainsi une étude soulignant que sur l’ensemble des blogs politiques français les plus courus, la proportion de ceux de la « fachosphère » était passée de 5,2 % à 12,5 % en deux ans[1]. Le récit développé à leur propos est souvent conforme à celui relatif aux partis de ce bord politique : il s’agirait d’une « irrésistible ascension ». Ainsi, en 2019, devant la commission d’enquête parlementaire sur « l’ultra-droite », le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT évoque l’importance du trafic sur le site d’Alain Soral, « Égalité et Réconciliation », estimé à 8 millions de vues par mois[2]. Ce niveau avait effectivement été atteint en 2016 mais, au moment de cette audition, il a été divisé par deux[3]. Alain Soral a perdu de son aura : dans Google, le nombre de requêtes quotidiennes sur son nom a baissé de 86 % entre l’automne 2014 et l’hiver 2019. Pourtant, il est quasiment impossible de trouver des commentaires sur cette réalité factuelle : Alain Soral semble assigné au rôle de la « menace en expansion ».

Face au caractère négatif du mot fachosphère, Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du Club de l’Horloge[4] et concepteur de la « préférence nationale » en 1985, puis chargé des argumentaires du Front national (FN), a proposé le terme mélioratif de réinfosphère. Il s’agit pour lui de faire en sorte qu’un maximum de citoyens et de citoyennes refusent de s’informer à travers les médias dits « traditionnels » : les blogs d’extrême droite n’auraient pas vocation à les compléter, mais à les remplacer auprès de leur lectorat[5]. En somme, il s’agit d’adapter une stratégie développée par son courant depuis la guerre d’Algérie : la faiblesse politique du camp nationaliste doit être compensée par une bataille culturelle d’imposition de son vocabulaire et de subversion des signifiés des mots du politique[6]. La « bulle de filtres », dans laquelle l’internaute tend à se construire des sources d’informations et un univers social confirmant ses biais initiaux, n’est donc pas envisagée comme un effet secondaire ici, mais comme un objectif recherché. En s’adressant aux masses plutôt qu’aux élites, contrairement à ce qu’ont longtemps préconisé les intellectuels radicaux, la propagande culturelle de la « fachosphère » change ainsi de cible. Il ne s’agit plus seulement de détenir des médias pour cibler des segments sociaux définis, mais de façonner les fondamentaux culturels sur lesquels reposent les institutions de la démocratie libérale.

L’adaptabilité de l’extrême droite aux nouveaux moyens de communication s’est construite sous une double contrainte : la difficulté légale de diffusion et la difficile gestion médiatique de son succès électoral post-1984. Le mot « race » apparaît dans la législation française avec le décret-loi du 21 avril 1939 modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la presse pour permettre la poursuite des diffamations envers « un groupe de personnes appartenant par leur origine à une race ou à une religion déterminée »[7]. En 1944, le rétablissement de la légalité républicaine entraîne l’interdiction provisoire d’environ neuf cents périodiques et le dispositif judiciaire de l’indignité nationale inclut la privation du droit de diriger ou de collaborer à une entreprise médiatique. Quoiqu’elle fût d’abord votée pour contrer l’influence jugée pernicieuse des comics américains, la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse permet d’interdire l’exposition et la vente d’une publication aux personnes non majeures, mesures renforcées en 1958 et en 1987 afin d’inclure dans les motifs de censure « la discrimination ou l’incitation à la haine raciale ». Les organes de certains groupements ont été touchés, l’interdiction frappant, en 1990, Le Soleil de l’Œuvre française (OF, fondée en 1969 et dissoute par l’État en 2013), ou, l’année suivante, la Tribune nationaliste du groupuscule néonazi qu’était le Parti nationaliste français et européen (PNFE). La loi du premier juillet 1972, dite « loi Pleven », a particulièrement bouleversé le paysage propagandiste en visant les incitations à la haine, à la violence et à la discrimination.

C’est cette contrainte qui a conduit François Duprat, numéro deux du FN, à proscrire toute communication raciste et à imposer le slogan liant immigration et chômage. La modernisation politique est ainsi née du rétrécissement des possibilités discursives[8]. Cependant, en rendant l’expression des sentiments hostiles à la société multi-ethnique plus respectable au sein de la société, la normalisation du discours de l’extrême droite a eu pour effet d’engendrer une dégringolade des ventes de la presse nationaliste : en une décennie, justement marquée par le succès du FN, le tirage de Minute, jadis fleuron de cette presse, a ainsi chuté de 82 %. La situation médiatique de l’extrême droite est donc particulière, puisque, d’une part, ses propres médias sont pénalisés par l’accès de ses leaders aux mass médias mais que, d’autre part, ses porte-paroles sont, dans ces mass médias, contraints à une euphémisation de leurs propos. Le développement de la fachosphère a eu des effets analogues : la renommée du site « Égalité et Réconciliation » n’a pas relancé l’hebdomadaire antisémite Rivarol, dont le tirage est aujourd’hui dix fois moins important qu’il ne l’était au sortir de la guerre d’Algérie. Il n’y a donc pas d’effet d’entraînement, où chaque avancée d’un élément du champ profiterait mécaniquement aux autres. En somme, le ressentiment altérophobe fonctionne comme les courbes d’indifférence de la théorie économique néoclassique : c’est un marché où le consommateur ou la consommatrice ne saurait multiplier ses actions mais optimise ses paniers (du bulletin de vote à l’achat d’un journal) afin de satisfaire son besoin.

Le développement de médias alternatifs est une conséquence de cette situation. Dès 1980, le FN lançait « Radio Le Pen », un serveur téléphonique commentant l’actualité. Les années 1980 voient les mouvements s’engouffrer dans l’innovation du minitel. Ainsi, après l’interdiction des Protocoles des sages de Sion, en 1990, le PNFE entreprend d’en poster le texte dans les « boîtes aux lettres » minitel. En janvier 1990 est enregistrée, pour la première fois, une diffusion de tracts racistes à travers les fax, les militants parvenant à masquer le numéro d’expéditeur. Les nouveautés technologiques sont ainsi envisagées comme un moyen de contourner les législations antiracistes[9] et comme une façon de s’adresser directement au grand public. Le succès et les limites de la fachosphère découlent de ces tensions : alors que le succès de Marine Le Pen repose sur une stratégie d’euphémisation (prônée de longue date par les radicaux), celui de la « fachosphère » se construit, de façon complémentaire, sur l’affichage revendiqué d’une lecture ethniciste du monde qui affirme sa normalité par sa massification.

Internet constitue un médium de première importance pour les radicaux. Après la dissolution de l’OF en 2013, celle-ci a conservé son site « Jeune Nation », reprenant le nom du journal créé par le mouvement Jeune Nation après sa dissolution en 1958. Alors que l’OF ne comptait qu’une grosse centaine de membres, le site bénéficie d’une plus large audience avec un contenu centré sur la dénonciation du « judaïsme politique » (environ 50 000 connexions mensuelles au premier semestre 2019, la version française du média russe Sputnik étant l’un des principaux sites y menant par ses hyperliens).

Fondé en 1972 aux États-Unis, le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei. Auslands-Organisation (NSDAP-AO, c’est-à-dire le parti nazi « en exil ») s’est mué en une sorte d’« Amazon du néonazisme », devenant de facto une entreprise de diffusion internationale d’ouvrages et de produits néonazis. Cette agit-prop commerciale et culturelle n’a pas été sans effet sur le Vieux Continent. Gilio Damiani, militant nationaliste-révolutionnaire depuis les années 1970, a ainsi été le webmestre du site « Vox NR » lors de sa fondation en 2003, estimant qu’il s’agissait de répondre à la déliquescence idéologique engendrée par le développement d’Internet. Celui-ci aurait engendré une américanisation politique des jeunesses nationalistes, les faisant basculer vers une conception occidentaliste et un racisme déclaré[10]. Cette critique vise la mouvance identitaire, dont le développement est profondément lié à Internet.

Le président des Identitaires, Fabrice Robert, s’est toujours intéressé à la question d’un « métapolitique populaire », à travers la production musicale notamment. Il a ainsi animé un label éditant des productions bon marché, alors qu’il participait au mouvement Unité radicale, qui était marqué par l’expérience américaine politico-musicale du label « Resistance records ». Étudiant, il avait noté dans son mémoire de sciences politiques soutenu en 1996, année où le FN devient le premier parti français à bénéficier d’un site web, qu’« internet se présente, à ce titre [pour la diffusion de l’idéal identitaire], comme le vecteur idéal pour la création d’un vaste réseau relationnel dans lequel la musique est partie prenante »[11]. Symptomatiquement, le webmestre d’Unité radicale prend la tête de l’organisation dans la journée du 21 avril 2002. La dissolution de ce mouvement, quelques semaines après, donne naissance à la mouvance des Identitaires. Après quelques mois d’hésitations, il est décidé de supprimer le forum de discussion du site de l’organisation, afin d’en finir avec la gestion des débordements – d’autant qu’après le 11 septembre s’étaient entremêlées sur le forum des références au nazisme et au site sioniste d’extrême droite SOS Racailles, dans un chaos idéologique qui devait mener à la dissolution de l’organisation.

Les Identitaires deviennent vite spécialistes des coups nécessitant de faibles moyens, mais dont l’effet est amplifié grâce à l’usage des vidéos en ligne. En 2010, les Identitaires filment l’intrusion de militants portant un masque de cochon dans un fast-food hallal, provoquant un scandale national avec des moyens d’une simplicité technique extrême et d’une lecture idéologique immédiate pour le public. Le succès de leurs opérations ne dépend pas que des médias en ligne : y contribuent aussi l’émergence des chaînes de télévision d’information continue, structurellement demandeuses de polémiques, puis l’extension de leur modèle discursif. On a ainsi calculé que si 12 % des communiqués du Bloc identitaire portaient sur ses actions protestataires, 33 % des articles du Monde et du Figaro traitant des Identitaires étaient relatifs à celles-ci ; de même, l’intervention publique des Identitaires est plus souvent prise en compte par ces quotidiens lorsqu’il s’agit d’une contre-mobilisation ou lorsque le vote FN progresse[12]. Le succès de cet espace militant, dont la naissance et la croissance sont corrélées à sa stratégie web, est donc aussi lié aux autres supports médiatiques.

Si les Identitaires excellent dans la communication, c’est parce qu’ils savent allier un matraquage sur le web à des actions à forte valeur symbolique dans le réel (ce qui fait toute la différence avec les myriades de militants en ligne), dans le cadre d’opérations aux slogans immédiatement intelligibles (« non au racisme anti-blanc », « contre l’islamisation de l’Europe »), voire ensuite condensés en un hashtag relevant aussi bien de l’action que du slogan (« #DefendEurope »). Aussi, « [l]’artificielle frontière que la pensée sociopolitique a longtemps tracée entre virtuel et réel ne semble plus résister à l’analyse »[13]. À rebours, le FN n’a pas tenu tous les engagements que laissait augurer la précocité de son intérêt pour le web ou l’importance de sa présence sur les réseaux sociaux (Marine Le Pen comptabilise ainsi à cette heure 2 500 000 followers sur Twitter, contre 217 000 pour l’actuelle Première ministre Élisabeth Borne). Plusieurs fois, le parti s’est retrouvé empêtré dans des affaires de publications racistes sur la toile, lequelles ont entraîné la rédaction d’une circulaire exigeant des secrétaires départementaux du FN qu’ils surveillent l’usage d’Internet fait par les candidats potentiels[14]. Le résultat n’est toujours pas probant. Alors que le FN n’a cessé d’expliquer que le web était pour lui essentiel, sa lettre d’informationne fournit aucun matériel de formation, se contentant d’aligner des tweets de leaders et des vidéos de leurs passages télévisés : Internet apparaît ici comme un prolongement des médias traditionnels, et non comme un instrument en soi.

Si la fachosphère a contribué à la normalisation de l’extrême droite, c’est grâce au foisonnement d’initiatives individuelles, et non aux stratégies des états-majors. Le blog Fdesouche demeure le navire amiral : si on le compare à la plateforme de blogs Boulevard Voltaire, on constate qu’il compte deux fois plus de visites mensuelles (4 millions) et qu’il présente un taux d’accès direct de 71 %, contre 58 % pour Boulevard Voltaire, ce qui témoigne de la fidélisation de son public. L’impact de Fdesouche est tel que Marine Le Pen a rencontré son principal animateur, Pierre Sautarel (créateur d’un site nationaliste dès 1995), pour s’assurer qu’il ne prendrait pas partie lors du congrès de succession de 2011. Pierre Sautarel refuse d’être satellisé par les lepénistes : il préfère exercer une fonction de lobbying, afin que la ligne du parti ne s’écarte pas des thématiques identitaires, et travailler ainsi à la diffusion de ces dernières, bien au-delà du Rassemblement national[15].

La pratique du compromis nationaliste, qui est à la base du rassemblement de toutes les tendances d’extrême droite dans le FN, ne se redéploie pas en ligne, où les clivages antisémites/islamophobes, etc. s’avèrent plus structurants. Cela aboutit au développement d’entreprises communicationnelles étendues, semi-professionnalisées, où des quantités d’hyperliens renvoient en fait à des pages produites par des équipes restreintes. Ainsi, le nationalisme blanc n’est plus tant porté par des groupuscules (comme le PNFE dans les années 1990), mais par des cyber-polémistes, tels Daniel Conversano ou Boris Le Lay qui, au-delà de leurs productions, sont l’un comme l’autre liés à une multitude de pages Facebook leur permettant de cumuler plusieurs centaines de milliers d’abonnements[16]. La pertinence de cette architecture est toutefois conjoncturelle, comme l’ont démontré, depuis 2018, les changements d’algorithme et de politique anti-« hate speeches » des réseaux occidentaux, qui ont engendré une migration vers les plateformes russes, nettement plus confidentielles.

Plus généralement, la fachosphère vit une mutation qui signe peut-être la fin de son « âge d’or ». L’incapacité d’Alain Soral à créer le parti qu’il s’était proposé d’édifier sur la base de son succès sur Internet, ainsi que les provocations qui l’ont opposé à un jeune youtubeur, le « Raptor dissident », sont symptomatiques de l’affaissement d’une ancienne génération face à des digital natives qui n’émanent pas de structures militantes et qui n’éprouvent nul besoin d’en construire autour d’eux. Les élections européennes de 2019 ont quant à elles enregistré le succès d’un parti lepéniste s’en tenant aux thèmes correspondant à sa sociologie électorale (23 % des suffrages), mais elles ont aussi vu, dans le match opposant les petits groupes radicaux, la liste néofasciste de la Dissidence française écraser (par 4569 voix contre 1578) celle de la Ligne claire, lancée par Renaud Camus contre le « Grand Remplacement ». Le succès de diffusion d’un syntagme et de son hashtag ne présage donc pas une capacité à reconfigurer le champ partisan. La fachosphère influe sur les polémiques, mais son influence ne produit que peu d’objets politiques neufs. On note cependant une exception notable : Daniel Conversano est parvenu à constituer une vraie formation, Les Braves, sur la base de son web-activisme. Il consacre aujourd’hui l’essentiel de son énergie à maintenir ses lecteurs dans sa bulle de filtres.

Dans une récente étude, la politiste Caterina Froio analysait 77 des principaux sites de la fachosphère française en 2016. Par-delà tous les clivages idéologiques, elle observait que la dénonciation d’une invasion musulmane, présente dans 77 % des sites, constituait le premier élément commun[17]. Or, la même année, un sondage de l’Ifop pour Le Figaro enregistrait un bond de l’islamophobie, nourrie par sa dynamique à gauche (alors qu’en 2010, 39 % des sondés se disant électeurs du Parti socialiste pensaient que la place de l’islam était « trop importante » dans la société française, ils étaient désormais 52 % en ce cas)[18]. Les dynamiques à l’œuvre au sein de l’Internet des extrêmes droites ne peuvent ainsi nullement être disjointes de celles de l’ensemble de la société. Le support web n’est pas qu’un outil de diffusion des idéologies antérieures mais produit de nouveaux « bricolages » qui associent la culture politique d’un milieu aux débats contemporains.

On ne saurait se satisfaire de l’équivalence courante faite entre fachosphère et diffusion des discours de haine. La fachosphère serait peut-être plus à l’avant-garde qu’elle ne représenterait un cas spécifique : le harcèlement en meute des journalistes sur les réseaux sociaux est devenu une activité transpartisane, l’organisation du trolling au sein de La République en marche reprenant d’ailleurs le concept de réinformation[19]. Dans un fil de discussion sur Twitter, le journaliste du Monde Samuel Laurent a montré que le hashtag « #padamalgame », qui existait dans la fachosphère en 2012-2013, s’était popularisé dans les cercles cybermilitants de droite en 2014 (il est vrai que La Manif pour tous avait pu permettre des rencontres entre les deux espaces), puis généralisé après les attentats du 13 novembre 2015 pour devenir un gimmick islamophobe traversant les camps politiques. En 2018, la polémique sur la jeune chanteuse de télé-réalité Mennel Ibtissem est, quant à elle, partie de l’espace social-démocrate et n’a prospéré que parce que l’islamophobie, là encore, a ensuite permis de construire une nébuleuse temporaire d’agitateurs et d’agitatrices allant de la gauche jusqu’à l’extrême droite[20]. Le lien entre « haine » et « fachosphère » est donc à considérer avec mesure : cet espace militant n’est pas suffisant pour réussir pleinement sans l’appoint d’autres segments, avec lesquels il fait temporairement réseau sur un principe affinitaire.

En général, on ne se revendique pas de la haine, on s’en plaint. La chose est manifeste dans les entretiens avec des militants de base du FN : en tant que Français, ils se considèrent comme des victimes de la haine des immigrés et des élites. Mais, dans le même temps, le confort de l’entre-soi que leur offre le groupe politique leur permet une expression abrupte de préjugés qui seraient stigmatisés comme haineux dans l’espace social ordinaire[21]. De la réunion de cellule à l’agitation en ligne, la dynamique organiciste associe à la discrimination négative d’agents sociaux l’apologie de l’unité du groupe ainsi purgé. Le racisme participe de l’enthousiasme du projet de renaissance collective qu’est l’utopie portée par l’extrême droite. Or, en ne traitant guère de la fachosphère que pour questionner la diffusion des discours haineux, l’espace public laisse hors de son champ d’observations cette part autophile de l’extrémisme, et s’interdit ainsi de la déconstruire. À rebours, l’importation en 2021 sur les boucles Telegram de l’imagerie accélerationniste issue du groupe américain AtomWaffen Division a contribué à la radicalisation violente de divers internautes, arrêtés dans le cadre d’enquêtes pour des projets terroristes. La « fachosphère » présente donc bien aujourd’hui deux volets : celui, mainstream, de la radicalisation cognitive, et celui, underground, de la radicalisation violente.


[1] Abel Mestre et Caroline Monnot, « L’extrême droite de blog en blog », Le Monde, 4 juillet 2011.

[2] Assemblée nationale, 2019, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France, p. 73. En ligne : [https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/celgroued/l15b2006_rapport-enquete].

[3] Similarweb évalue à quatre millions cinquante mille les connexions sur le site pour le mois d’avril 2019 (toutes les données de trafic qui suivent proviennent de cet outil).

[4] Cercle de réflexion néodroitier fondé en 1974, le Club de l’Horloge a joué un rôle important dans les redéploiements lexicaux et idéologiques des extrêmes droites durant les années 1980.

[5] Entretien avec Jean-Yves Le Gallou, 8 février 2016.

[6] Si cette question a souvent été traitée à propos des structures de la Nouvelle Droite après 1968, cette stratégie trouve son origine dans un document interne de la Fédération des étudiants nationalistes intitulé « Méthode et organisation » (1963).

[7] Danièle Lochak, 1992, « La race : une catégorie juridique ? », Mots. Les langages du politique, no 33, p. 291-303.

[8] Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, 2012, François Duprat, l’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël.

[9] Direction centrale des renseignements généraux, « Bilan des actions racistes et antisémites – mois de janvier 1990. Cellule interministérielle de concertation », 7 février 1990, p. 3, AN/20090417/14.

[10] Gilio Damiani, courriel du 2 mai 2003.

[11] Fabrice Robert , 1996, La diffusion de l’idéal identitaire européen à travers la musique contemporaine, mémoire de maîtrise, université de Nice-Sophia-Antipolis, p. 128.

[12] Pietro Castelli Gattinara et Caterina Froio, 2018, « Quand les Identitaires font la une. Stratégies de mobilisation et visibilité médiatique du bloc identitaire », Revue française de science politique, vol. 68, no 1, p. 103-119.

[13] Yannick Cahuzac et Stéphane François , 2013, « Les stratégies de communication de la mouvance identitaire », Questions de communication, no 23, p. 291.

[14] « Steeve Briois rappelle ses troupes à l’ordre », Minute, 23 octobre 2013.

[15] Dominique Albertini et David Doucet, 2016, La fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille d’Internet, Paris, Flammarion.

[16] Delphine-Marion Boulle , 2018, La présidentielle vue de l’extrême droite 2.0, mémoire de master, Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine, université Bordeaux-Montaigne.

[17] Caterina Froio , 2017, « Nous et les autres. L’altérité sur les sites web des extrêmes droites en France », Réseaux, no 202-203, p. 39-78.

[18] Jean-Marie Guénois, « Islam : une image dégradée en France et en Allemagne », Le Figaro, 28 avril 2016. En ligne : [https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/04/28/01016-20160428ARTFIG00357-islam-une-image-degradee-en-france-et-en-allemagne.php].

[19] Samuel Laurent, « Anonymat, représailles ciblées et faux comptes : comment des macronistes se sont radicalisés en ligne », Le Monde, 6 juillet 2019. En ligne : [https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/07/06/anonymat-represailles-ciblees-et-faux-comptes-voyage-dans-la-macronie-numerique_5486029_4355770.html].

[20] « L’avenir d’une candidate de The Voice en suspens après des messages polémiques », Midi Libre, 7 février 2018. En ligne : [https://www.midilibre.fr/2018/02/07/l-avenir-d-une-candidate-de-the-voice-en-suspens-apres-des-messages-polemiques,1624996.php].

[21] Sylvain Crépon , 2006, La nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants du Front national, Paris, L’Harmattan.

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