Récents

Quand la gauche apprend de ses erreurs face au FN

Le monolithe noir de Stanley Kubrick

Préface de Sylvain Crépon à Sarah Proust, Apprendre de ses erreurs : la gauche face au FN, Fondation Jean Jaurès, Paris, 2017, pp. 9-16.

Lorsque la Fondation Jean-Jaurès a proposé à l’équipe de chercheurs réunis autour de Jean-Yves Camus, dont je fais partie, de fonder en son sein l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP), celle-ci a posé une condition qui paraissait fondamentale à tous ses membres : son activité devait consister uniquement à présenter et à diffuser ses recherches sur les phénomènes de radicalité politique et/ou religieuse. Il était exclu de dispenser des éléments de langage dans le but de contrecarrer les discours politiques des mouvements ou partis faisant l’objet de ses recherches. Cette position tient en partie au fait que plusieurs membres de l’ORAP mènent des enquêtes de terrain au sein de ces structures, notamment le Front national, ce qui nécessite bien souvent de gagner la confiance des cadres, adhérents, militants, voire simples sympathisants qu’ils interviewent. Cela exclut bien entendu d’endosser une posture d’opposant politique. Mais s’en tenir à une démarche strictement scientifique risque de déplaire non seulement aux organisations étudiées, dès lors que les conclusions exposées contredisent leurs discours et stratégies, mais également à leurs adversaires, ce qui ne constitue pas le moindre des paradoxes.

Étudier une organisation partisane consiste à cerner à froid la manière dont elle interagit dans le champ politique. Cela revient à établir des comparaisons avec l’ensemble des forces inscrites dans la compétition électorale, afin de cerner leurs spécificités respectives. Mettre en perspective la structuration de partis de gouvernement avec celle du Front national peut s’avérer une méthode de recherche fructueuse, mais risque parfois de déstabiliser les partis concernés. À titre d’exemple, lors de conférences ou de séminaires au siège de la Fondation Jean-Jaurès où j’exposais mes travaux, combien de fois ai-je vu des responsables du Parti socialiste lever les yeux au ciel, exaspérés, lorsque je mettais en miroir la logique de sélection et de promotion des candidats socialistes avec celle des candidats frontistes ?

Alors que la première, désormais élitiste, repose pour l’essentiel sur les ressources scolaires et langagières, ce qui conduit le Parti socialiste à se couper de relais au sein des catégories populaires qu’il est censé représenter et défendre»1, la seconde tient davantage au degré d’investissement sur le terrain, ce qui permet à un public profane d’accéder à des responsabilités qu’aucun autre parti de l’échiquier n’est disposé à lui offrir eu égard à son origine sociale2. Sans en conclure que l’électorat populaire socialiste serait désormais séduit par le Front national3. , on ne peut faire l’économie de ce type de comparaison si l’on veut saisir les spécificités du fonctionnement des partis positionnés comme antisystème. Cela permet également de comprendre pourquoi les autres partis, et notamment ceux de gauche, se coupent de leur base électorale traditionnelle, qui se réfugie dans l’abstention de manière croissante. À l’ORAP , nous savons gré à la Fondation Jean-Jaurès de nous avoir laissé une totale liberté dans la présentation de nos analyses, au risque que celles-ci heurtent parfois une partie de la direction socialiste.

Aussi plusieurs d’entre nous espéraient-ils depuis des années qu’un responsable socialiste entamerait enfin un aggiornamento lucide sur la stratégie de l’appareil du Parti socialiste vis-à-vis du Front national. Car il faut bien en convenir : les dispositifs socialistes pour contrecarrer la poussée frontiste n’ont cessé de montrer leur inefficacité. Les dernières élections régionales ont été, sur ce point, emblématiques, la gauche ayant dû soutenir la droite pour éviter que des régions ne soient contrôlées par le parti de Marine Le Pen. Alors que la gauche a fait du Front national une de ses obsessions idéologiques depuis l’émergence électorale de ce dernier dans les années 1980, jamais elle n’a semblé en mesure de briser la vague nationaliste, que ce soit par ses dispositifs militants, ses discours idéologiques ou ses propositions programmatiques. Les rares fois où la poussée Front national a été freinée, cela tenait à ses aléas internes (scission Le Pen/Mégret en 1999) ou aux stratégies victorieuses des adversaires de la gauche (campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 tout axée sur la récupération de l’électorat populaire frontiste).

C’est pourquoi l’ouvrage de Sarah Proust mérite d’être salué. Il apparaît en effet comme le premier véritable examen critique par une responsable socialiste des rapports que le Parti socialiste entretient avec le Front national. Dans son livre, l’auteure, qui durant toute sa carrière militante n’a cessé de s’intéresser au Front national – auquel elle a d’ailleurs consacré plusieurs publications remarquables –, revient sur les erreurs commises par la gauche en général, et le Parti socialiste en particulier, face à la dynamique frontiste. Se cantonnant aux périodes où elle a été politiquement active, du début des années 2000 à aujourd’hui, elle présente les principales erreurs (de jugement ou pratiques) commises par le Parti socialiste vis-à-vis du Front national, avant d’esquisser quelques pistes de réponses politiques et stratégiques.

Elle fait preuve dans son analyse critique de trois qualités essentielles. La première tient peut-être à sa prise de distance avec la mythologie antifasciste développée dans les années 1980. Horrifiés par les déclarations provocatrices de son leader relatives à la Seconde Guerre mondiale ou à la torture durant la guerre d’Algérie, nombre de socialistes ont cru qu’ils avaient alors affaire à un mouvement proprement néonazi. Ils se sont donc appuyés, pour s’y opposer, sur un référentiel antifasciste aussi inapproprié que désuet. Le Parti socialiste n’avait manifestement pas pris la juste mesure idéologique du Front national. Ce dernier, s’il mobilisait un registre discursif indéniablement nationaliste et d’extrême droite, ne pouvait pour autant être associé aux idéologies totalitaires qui ont sévi en Europe dans les années 1930 et 1940. De ce point de vue, le parti lepéniste se rapprocherait bien davantage d’une synthèse entre boulangisme et nationalisme maurrassien que du national-socialisme hitlérien.

On pourrait ajouter que la position du Parti socialiste à l’égard de l’extrême droite en général et du Front national en particulier est constitutive de son histoire, voire de son identité, et ce, depuis l’affaire Dreyfus. Alors qu’elle était aux prises avec l’opposition nationaliste et catholique antidreyfusarde, la gauche républicaine a définitivement épousé la cause universaliste des droits de l’homme en déniant toute légitimité républicaine aux discours xénophobes et antisémites, qu’elle a même alors dû expurger de ses propres rangs. Plus tard, face au contexte factieux des années 1930, elle a dû affronter jusqu’en son sein des dérives autoritaires, intégralistes, voire racistes. Lors de l’Occupation, elle a été amenée à remobiliser ces valeurs universalistes face aux idéologies totalitaires, fascistes et nazies, mais aussi, plus tard, soviétiques. Après la Libération, enfin, l’éthique démocratique s’étant redéfinie contre le nationalisme expansionniste, mais aussi à partir du traumatisme de l’extermination des Juifs d’Europe, la gauche a fini par épouser la lutte anticoloniale.

Mais, dans les années 1980, l’opposition idéologique au Front national ne manque pas de maladresse en abandonnant l’universalisme républicain tel qu’il avait été mobilisé depuis l’affaire Dreyfus au profit d’une apologie de la différence ayant une consonance quelque peu ethnique (le fameux « Black, blanc, beur » de SOS Racisme). En effet, cette mise en avant de la différence pouvait étrangement faire écho, sans naturellement y être éthiquement assimilable, à l’ethnodifférentialisme de la Nouvelle Droite (qui postule une égalité, mais dans le même temps une étanchéité entre les cultures) et dont l’influence a commencé à percer au sein du parti frontiste dès le milieu des années 1980. SOS Racisme a certes par la suite renoué avec l’universalisme, mais cette posture idéologique a pu semer le trouble parmi les militants attachés à l’identité républicaine du socialisme français. Aussi Sarah Proust propose-t-elle opportunément de revenir à ces fondements universalistes, par exemple à une laïcité non instrumentalisée par les débats contemporains entre diversité et assimilation. Cela ne l’empêche pas de se montrer lucide sur les dangers de l’islamisme et les dérives, certes marginales mais néanmoins réelles, d’un clientélisme à consonance ethnique que l’on voit se développer dans des territoires qui ne se limitent pas aux banlieues.

La deuxième qualité de ce livre tient à la grande honnêteté intellectuelle de l’auteure et à sa capacité de remise en question. Forte de son expertise sur le Front national et de son expérience militante, elle a pu très précisément pointer les limites et les contradictions de la stratégie de l’appareil Parti socialiste face au parti lepéniste. Elle évoque ainsi la contradiction discursive entourant les régionales, certains dirigeants socialistes assimilant la droite au Front national avant le premier tour, pour appeler finalement à soutenir les candidats Les Républicains au second tour. Pointer les limites de la stratégie du Parti socialiste à l’égard du Front national s’avère d’autant plus audacieux de la part de l’auteure que le militantisme socialiste s’est revivifié très significativement dans les années 1980 et 1990 à travers son opposition au Front national, et ce dans une période où l’exercice du pouvoir et l’adaptation plus ou moins assumée au « principe de réalité » de l’économie de marché n’ont pas manqué de troubler certains adhérents et électeurs4.

Dès lors, les valeurs morales antiracistes, au demeurant légitimes, ont pu prendre le pas sur la question sociale, et le Front national devenir le principal ennemi des socialistes en lieu et place de la droite et de ses projets de libéralisation de l’économie et de conservatisme moral. Nul doute que tout un pan de l’électorat de gauche, et peut-être parmi les couches les plus fragiles socialement, a pu éprouver un certain désarroi, voire se sentir abandonné devant cette substitution d’orientation tenant à des facteurs tant politiques que stratégiques. Ce constat, s’il a été dressé il y a déjà de nombreuses années par des chercheurs en science politique5, n’était jusqu’ici repris par des responsables socialistes que de manière très marginale, ce qui rend l’ouvrage de Sarah Proust salutaire.

Enfin, la troisième qualité de l’ouvrage tient au fait que l’auteure connaît très bien la littérature scientifique sur le Front national. Cette appropriation lui permet par exemple de bien saisir les logiques d’ancrage territorial du FN, les spécificités de son électorat. Elle s’attache ainsi à en comprendre les ressorts, voire les difficultés et les angoisses, de manière objective, et donc sans tomber dans le dénigrement. À cet égard, elle n’hésite pas à critiquer l’élitisme social et intellectuel par lequel certains socialistes dénigrent les électeurs frontistes, supposés incultes. Ce faisant, elle fait preuve d’une empathie face à la détresse d’une partie de cet électorat, au demeurant adverse, renouant ainsi avec la vocation socialiste à trouver des réponses aux situations des déshérités qui ne dévient pas des valeurs tant égalitaires qu’égalitaristes.

Ces multiples qualités, tant intellectuelles qu’humanistes, permettent à Sarah Proust de poser un regard distancié, et donc lucide, sur les rapports que son parti entretient avec celui de Marine Le Pen pour proposer un renouvellement d’approche. Elle commence ainsi par saisir les raisons du désarroi d’une jeunesse qui a intégré depuis longtemps qu’elle vivrait moins bien que la génération précédente, et pour laquelle Marine Le Pen ne tient plus les discours effrayants de son père. Son ouvrage aurait ainsi pu s’intituler « La gauche au prisme du Front national », tant son analyse en dit sans doute davantage sur le Parti socialiste que sur le Front national. Reste à savoir si l’appel de l’auteure sera entendu. Car, si nombre de cadres socialistes sont convaincus de l’inefficacité de leur stratégie face au Front national, et donc du bien-fondé de cette entreprise comparative et de la nécessité de la prendre en considération pour redéfinir les orientations stratégiques de leur parti, force est de constater que beaucoup de résistances sont à l’œuvre. Celles-ci tiennent sans doute moins à de la mauvaise volonté qu’à la difficulté de bouleverser une logique organisationnelle tenant à la structuration sociologique du Parti socialiste. Ce dernier se voit en effet désormais presque exclusivement investi par les classes moyennes éduquées du secteur public, celles qui ont le moins à redouter les conséquences des bouleversements économiques, sociaux ou internationaux, comme la mondialisation, qui à l’inverse rendent toujours plus pessimistes les catégories populaires du secteur privé. Or, on sait que le pessimisme est un des premiers ressorts du vote frontiste.

Notes

1 Voir sur ce point Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éditions du Croquant, 2006 ; Rémi Lefebvre, « Le sens flottant de l’engagement socialiste. Usages et effets de la “démocratisation” interne du PS », dans Rémi Lefebvre, Antoine Roger (dir.), Les Partis politiques à l’épreuve des procédures délibératives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

2 Cet aspect ne doit pas occulter le fait que le FN tente de se constituer une élite intellectuelle et technocratique afin de pallier son déficit de cadres familiers avec la technostructure, et donc à même de gérer des exécutifs locaux ou nationaux. Voir sur ce point Sylvain Crépon, Nicolas Lebourg, « Le renouvellement du militantisme frontiste », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer, Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

3 Voir sur ce point Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé mais pas brisé », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national, op. cit.

4Gaël Brustier, Fabien Escalona, « La gauche et la droite face au Front national », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national, op. cit.

5Henri Rey, Françoise Subileau, Colette Ysmal, « Les adhérents socialistes en 1998 », Les Cahiers du Cevipof, n° 23, mai 1999.

Vous pouvez commander l’ouvrage ou le télécharger gratuitement sur le site de la Fondation Jean Jaurès

En savoir plus sur Fragments sur les Temps Présents

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture