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Comprendre QAnon

Par Stéphane François

L’auteur se cachant derrière le pseudonyme de « Wu Ming 1 » est un membre du collectif Wu Ming. Il vient de publier Q comme qomplot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Lux, 2022, 562 pages.

Nous ne savons rien de lui, si ce n’est qu’il est présenté comme un historien. Néanmoins, nous comprenons assez rapidement qu’il est membre fondateur d’un collectif d’auteurs italiens, plutôt marxistes, voire situationnistes.

Le site internet de l’éditeur le présente comme « l’un des créateurs du collectif d’écrivains Wu Ming qui travaille sur le rôle socio-historique de la narration et dont les romans traduits en français ont été publiés aux éditions Métailié. Ce groupe est un rejeton du Luther Blissett Project, qui s’est fait connaître dans les années 1990 par ses canulars médiatiques tournant en dérision les paniques morales et pour son roman culte, Q. L’œil de Carafa (Seuil, 2000 réédité en 2020) ». De fait, cette formation universitaire se ressent dans la teneur et la qualité de l’ouvrage, très érudit. Pourtant, ce livre est déconcertant, alternant étude universitaire, manifeste politico-idéologique, journal (sans ponctuation), œuvre littéraire (un dialogue fictif, mais au fond historique réel, à la Umberto Eco -l’influence du Pendule de Foucault est manifeste) … Malgré tout, l’ouvrage est très accessible.

L’auteur, à la fois observateur et narrateur, nous explique comment est né et comment s’est construit « Qanon », né en 2017 sur des forums, notamment 4chan et 8chan, et faisant de Donald Trump le sauveur des États-Unis. À ce titre, Wu Ming 1 revient sur la naissance et la manifestation des délires pédo-satanistes des années 1980 et 1990, mis en avant par les adeptes de Qanon au travers du « Pizzagate », qui serait une société secrète pédo-criminelle et sataniste, à laquelle appartiendrait des personnalités progressistes (libérales au sens étatsunien du terme), à commencer par Hillary Clinton, qui aurait été arrêtée selon « Q », et aurait été remplacée sur les plateaux de télévision par un clone. « Q » se présente d’ailleurs comme un agent fédéral. La ou les personnes derrière le pseudonyme de « Q » brosse(nt) une description apocalyptique d’une Amérique gouvernée en secret par La Cabale, un groupe de politiciens (Barack Obama, Hillary Clinton), de people (Céline Dion, Beyoncé) et de milliardaires (George Soros) qui géreraient l’« État profond », adoraient Satan et organiseraient un réseau de pédophilie…

Les discours prennent et se diffusent sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, durant la campagne électorale de 2016. Celle-ci a vu le triomphe de Donald Trump, mais aussi des idées racistes, antisémites, et surtout complotistes. Trump devait être l’auteur d’un « grand réveil » idéologique et quasi-millénariste, qui touche à la fois les milieux de l’extrême droite américaine et ceux du New Age. De fait, Donald Trump a consciemment entretenu ces fantasmes, légitimant l’idée d’une élection présidentielle détournée. Cela aboutira à l’assaut et la prise du capitole en novembre 2021.

L’auteur est impressionnant d’érudition, faisant la généalogie des différents mythes postmodernes à l’œuvre et à l’origine de dans/de Qanon. À ce titre, ce livre n’est pas uniquement une somme d’histoire des idées : sa première partie, la plus passionnante, est aussi un vade mecum contre-conceptuel, offrant les outils permettant de décrypter ces « récits de diversion » que sont les discours, mais aussi les fantasmes, complotistes. En effet, Wu Ming montre que ces derniers ne sont pas des délires, ni de « nouvelles religions » (sic), ni un « opium des imbéciles » (re sic), mais des grilles d’interprétations d’un monde devenu incompréhensible pour une partie de la population occidentale.

Dans l’ouvrage comme dans différents entretiens donnés après la parution de ce livre, Wu Ming préfère utiliser l’expression « fantasme de complot » à « théorie du complot ». Et effectivement, il y a de fortes prégnances de fantasme dans les théories du complot. Des fantasmes qui donnent vie à une conception paranoïaque de la réalité. Reprenons celui d’un réseau pédo-satanique sous une pizzeria connue de Washington. Comment y croire, et surtout, pourquoi des personnes, au profil sociaux divers, ont pu y croire ? Si les complots existent (et l’Histoire regorge de complots), le « Complot », n’existe pas, si ce n’est, justement, dans les fantasmes de certains. Dans ces discours, l’auteur parlant lui de « narrations », le complot doit coïncider avec la réalité. Parfois, des éléments réels sont présents, et servent de caution au dit discours. Un exemple : John F. Kennedy a été abattu par le MJ12, un groupe de fonctionnaires de l’État et de représentants du complexe militaro-industriel (ancêtre d’une certaine façon de l’« État profond »), parce qu’il voulait annoncer la présence d’une base extraterrestre aux États-Unis, la fameuse « Zone 51 ». Il y a un fond de vérité : l’assassinat du président américain. Mais la seconde partie de la narration est plus que sujette à caution…

L’auteur montre aussi dans cet ouvrage foisonnant que les discours à l’œuvre dans Qanon se nourrissent de sources diverses, plongeant à la fois dans la littérature complotiste du XIXe siècle (par exemple, ceux faisant de la franc-maçonnerie une société secrète sataniste, hérités des canulars de Léo Taxil), dans la contre-culture américaine, et dans l’histoire étatsunienne, en particulier celle voyant l’action du Malin et du satanisme dans les œuvres terrestres, héritée des puritains. Une autre est mise en avant, à l’honneur de l’auteur. Parmi les origines de « Q », l’étrange personnage à l’origine de ces idées, Wu Ming soulève un point intéressant, et inquiétant : il ne serait qu’un canular détourné, ayant pris son autonomie. Selon Wu Ming « Q », aurait repris des éléments d’un de leurs romans, Q, écrit par le collectif Luther Blisset prédécesseur de Wu Ming, et paru au tournant des années 2000 (et traduit en français sous le titre L’Œil de Carafa, réédité au Seuil en 2020).

En effet, dans les années 1990, le collectif Luther Blisset, composé d’artistes et d’activistes politiques qui utilisaient tous l’identité « Luther Blisset », a été à l’origine d’une série de canulars, post-situationnistes, devant montrer au grand public les différentes manières dont ils pouvaient être manipulés, et trompés, par les médias. Pour asseoir ses positions, il avait créé un faux site web du Vatican diffusant de fausses informations, dont, déjà, un faux réseau de satanistes pédophiles poursuivi par une société secrète catholico-fasciste. L’information avait été mentionnée plusieurs fois dans des journaux télévisés italiens. Ce mélange des genres aurait été réutilisé pour la création de QAnon. D’une certaine façon, Wu Ming est l’observateur, dépité, du détournement de l’une de ses créations.

Il est d’ailleurs particulièrement intéressant de noter que Wu Ming met en avant Louis Pauwels dans l’écriture de la narration Qanon, l’inventeur du « réalisme fantastique », un récit fictionnel usant de faits réels, avec Le matin des magiciens. Ne l’oublions pas, Pauwels a donné corps au fantasme de l’occultisme nazi, que nous avons plusieurs fois déconstruit. En outre, ce livre est également à l’origine, dans les années 1960 et 1970, d’une niche éditoriale pseudo-scientifique et complotiste, que nous retrouvons aujourd’hui dans les pseudo-documentaires du journaliste Graham Hancock sur Netflix. Il faut donc réévaluer l’importance de Pauwels, à la fois dans le rejet de la raison et dans la promotion d’une « histoire secrète » ouvertement complotiste.

Ce livre est donc capital pour comprendre les mécanismes à l’origine du complotisme. Un bémol néanmoins : l’auteur soutient, reprenant les positions d’une certaine extrême gauche, que les différents confinements pendant la crise du Covid, étaient des mesures de contrôle des populations, au-delà d’une mesure sanitaire, pendant une période de « terreur ». Si cette position est évidemment intenable, elle offre un angle de récupération pour les complotistes.