Éric Zemmour et l’interprétation du fascisme
Par Jonathan Preda

Candidat à la présidence de la République en 2022, encore récemment crédité de scores à deux chiffres, Eric Zemmour se pique d’histoire. S’il l’invoque régulièrement, c’est souvent avec force approximations et erreurs – ainsi lorsqu’il fait reposer sur Genghis Khan la responsabilité de la chute de l’Empire Romain, alors même que le chef mongol est né près de 700 ans plus tard. Mais c’est une autre partie de cette saillie qui interroge: Rome aurait ouvert ses portes aux barbares « pour des raisons humanitaires ». Car à l’erreur factuelle se marie la reprise de thèmes et de lieux communs typiques de l’extrême droite française, en particulier quand il analyse ce que serait le fascisme. Ce n’est en aucun cas un cas isolé, comme
Postures (et imposture)
Le 22 juin 2021, sur le plateau de CNews, Éric Zemmour affirme que « Les fascistes sont des gens de gauche ». Le ton est lent. Il martèle avec gourmandise le terme de « socialiste » et de « gauche » comme s’il dévoilait aux téléspectateurs de CNews une “vérité” interdite, cachée. Qu’importe si ce n’est en aucune manière une nouveauté. Éric Zemmour livre aux téléspectateurs une interprétation du fascisme italien et du nazisme truffée d’erreurs d’analyse :
« Le mouvement fasciste, il naît à gauche, en Italie. Mussolini est un socialiste, Mussolini appartient au Parti socialiste. Simplement, il s’est coupé d’une partie des socialistes italiens parce qu’il voulait que l’Italie rentre dans la guerre de 1914 alors que d’autres ne voulaient pas rentrer dans la guerre de 1914. C’est tout, mais sinon l’inventeur du fascisme est un socialiste. D’ailleurs, Hitler admire tellement Mussolini qu’il veut faire la même chose, le nom du parti nazi, qu’est-ce que c’est ? C’est national-socialiste. Socialiste. Ce sont des gens de gauche. Les SA sont des gens de gauche, ils veulent détruire le capitalisme. Et d’ailleurs, poussons l’ironie jusqu’au bout, Hitler va instaurer beaucoup de lois sociales. Beaucoup de lois sociales dès son arrivée au pouvoir pour les ouvriers allemands. »
Éric Zemmour adopte une posture qui est une constante de l’extrême droite dans son énonciation de l’Histoire : l’ « anticonformisme ». Le conformisme, selon le vocabulaire consacré dans ces franges politiques, ce sont les mémoires et interprétations du fascisme dominantes dans la société, souvent de gauche. Interprétations que Zemmour critique explicitement juste avant d’ailleurs. Qu’on se revendique du fascisme ou pas, l’ennemi à l’extrême droite serait l’ « histoire officielle » qu’on politiserait pour mieux la rejeter comme étant de la « propagande », dans des termes parfois complotistes. On use et abuse de la citation de Balzac « ll y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes des événements ».
Ce « non-conformisme » mis en scène sous la forme de révélations peut se comprendre dans la situation post-1945 alors même que l’extrême droite se retrouve discréditée politiquement et idéologiquement. Ne pas avoir accès à la reconnaissance officielle ou universitaire devient la preuve que l’on dérange face aux historiens « officiels ». Rejetés à cause de leur prétendu refus de tout compromis avec la « vérité », ils sont qualifiés de courageux. « Courageux » est donc Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach et promoteur du négationnisme. “Courageux” est Eric Zemmour selon le fondateur du Front National Jean-Marie Le Pen pour avoir soutenu que le Régime de Vichy avait sauvé des Juifs. Eux auraient osé briser le récit dominant.
Être « anticonformiste » n’est pas sans risques de nature juridique. Eric Zemmour n’y a pas échappé, ayant été condamné pour injure et provocation à la haine. En 2019, le très droitier Valeurs Actuelles titrait ainsi un article : « Zemmour en politique ? “Il est plus que courageux, mais le système chercherait à l’anéantir” », dans une rhétorique fleurant bon le complotisme. Le martyre, aujourd’hui éditorial avec la perte de son éditeur historique Albin Michel et peut-être demain politique, ne pourrait que renforcer la dernière posture qui est celle du prophète. Zemmour serait celui qui sait avant les autres. Les anciens collaborationnistes et autres collaborateurs usèrent eux-aussi après-guerre jusqu’à la corde de cette rengaine Jugé en 1953, l’ancien Waffen SS Marc Augier (plus connu sous son pseudonyme de Saint-Loup), a fait reposer tout le mal sur son idéal qu’il nomme « rapprochement entre tous les peuples ». Son avocat, Me Biaggi, ancien résistant mais néanmoins militant d’extrême droite, prend soin de mettre en avant le caractère « prophétique » de cet engagement : « Quand je vois qu’on lui reproche en 1953 d’avoir cru au combat de l’Europe contre la Russie, je ne peux m’empêcher de sourire ». L’Europe nazie d’hier et l’Europe confondues, dans une mauvaise foi évidente, feignant de voir un même contenu sous le même mot.
Le fascisme polémique, avatar de la gauche
Le 22 novembre 1983, des intellectuels évoluant aux marges de la droite et de l’extrême droite se réunissent sous l’égide du « Club de l’Horloge », émanation de la Nouvelle Droite. On y croise l’historien François Georges Dreyfus, le sociologue Jules Monnerot ou encore l’énarque Henry de Lesquen, raciste affirmé. Ses membres sont invités à discuter autour du thème : « Socialisme et fascisme : une même famille ? ». Discuter est un bien grand mot tant l’équivalence proposée est affirmée et réaffirmée tout au long des interventions. Les recherches de Zeev Sternhell sur les origines du fascisme sont reprises et caricaturées. D’une synthèse entre nationalisme et socialisme, le fascisme devient un socialisme national. Les recherches alors fécondes sur le totalitarisme, dopées par les révélations de Soljenitsyn sur le système des goulags, sont utilisées mais en usant de fausses analogies. » Changer la vie » selon le slogan de campagne du président socialiste Mitterrand deviendrait l’équivalent d’une volonté totalitaire de créer un homme nouveau !
Le but est alors polémique et politique : lutter contre le pouvoir socialiste avec l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée un an auparavant. Éric Zemmour ne fait pas autre chose en feignant de voir la même réalité sous le terme de « socialisme », entre partis socialistes et national-socialisme hitlérien. La gauche d’aujourd’hui, avant tout sous son avatar Insoumis, est frappée du sceau de l’infamie fasciste. L’accusation est retournée.
Plus largement, l’extrême droite a, dès l’Épuration et ses lendemains, su utiliser à des fins polémiques cette thématique d’un fascisme de gauche. On aime à rappeler le passé plus ou moins embarrassant de personnages publics ou de journaux. Pendant longtemps, le Parti Communiste Français en fait les frais, que ce soit le pacte germano-soviétique ou encore l’attitude de Georges Marchais, premier secrétaire du PCF de 1972 à 1994, lors de la Seconde Guerre mondiale.
Le danger d’un fascisme révolutionnaire : la doxa d’Action française
Réduire ce lieu commun à des postures et des polémiques serait une erreur. Certes, peu portées sur l’effort doctrinal et intellectuel, les extrêmes droites n’ont pas produit beaucoup de systèmes explicatifs. L’Action française, mouvement royaliste né au début du XXème siècle, est un cas à part et a pu léguer une pensée structurée sur le fascisme. Son principal legs est le clivage distinguant d’une part le fascisme latin et d’autre part le nazisme germanique. Il permet peu après la Seconde Guerre mondiale de réfuter l’accusation d’accointances avec l’Occupant nazi, l’Action française ayant toujours professé un anti-germanisme appuyé.
Les priorités changent avec les années 1960. D’une part, il faut réfuter les attaques venues de la gauche accusant le mouvement royaliste de fascisme par son idéologie et d’autre part, se démarquer des jeunes nationalistes qui, pour certains, n’hésitent pas à se revendiquer ainsi. Dans ce contexte nouveau, Pierre Debray (de son vrai nom Sadi Louis Victor Couhé), donne une consistance idéologique à une interprétation générale du phénomène fasciste au-delà des clivages entre latins et germains.
Ce penseur venu du communisme a un passé de résistant et de rédacteur au Témoignage chrétien lorsqu’il s’engage dans le monarchisme. Le portrait dressé du fascisme s’oppose point à point au projet royaliste. Face au fascisme italien qui « s’inscrivait dans le grand mouvement révolutionnaire », l’Action française serait elle contre-révolutionnaire. Le fascisme devient un « socialisme pur ». L’autorité dont a fait preuve le Duce ne visait pas selon lui à « restaurer un ordre traditionnel » mais plutôt à « rendre plus efficace une entreprise de subversion ». L’analyse est ensuite étendue au fascisme de manière générale. « Ce qui importe pour le fascisme, c’est la révolution sociale » et le nationalisme ne représente pour lui qu’un instrument au service de cette révolution. Le fascisme ainsi réinterprété, le nationalisme devient le seul vrai obstacle au retour du fascisme… Peut-être verrons-nous notre polémiste audiovisuel s’ériger aux prochaines élections présidentielles tel un sauveur face au « fascisme de gauche »?
Le fascisme « socialisant » des (néo)fascistes
Faire du fascisme un phénomène socialisant est surtout présent dans les milieux collaborationnistes et néofascistes, de manière cette fois-ci positive. Le point de départ est un travers qu’on retrouve de manière traditionnelle à l’extrême droite : préférer prendre en compte les idéaux et les intentions de ces nationalismes plutôt que leurs réalisations, surtout lorsqu’elles ont été funestes… Il incombe surtout à Maurice Bardèche, beau-frère de l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach, de construire idéologiquement ce fascisme rêvé, enlevant tout ce qui dans ses incarnations historiques ne correspondait pas à son « vrai » fascisme. Le programme le plus authentiquement fasciste est sous sa plume celui de la République de Salo instaurée par Mussolini en 1943, aux prétentions largement “socialisantes”. « Rien n’est plus émouvant dans l’histoire du fascisme italien que le retour aux sources accompli sous le poing de fer de la défaite » écrit Bardèche. Ce fascisme, bien sûr anticommuniste, est un “socialisme national” qui devait selon lui lutter contre l’exploitation du travailleur par le capitalisme sans tomber dans la « désunion nationale » induite par le marxisme. Ce « socialisme » signifie également un nouvel ordre économique face aux grands groupes financiers, comprendre juifs. Il est donc par nature autoritaire car la force serait le seul moyen de briser leur résistance ainsi que l’impérialisme soviétique. Le soutien populaire est enfin fondamental pour que ce pouvoir fort puisse faire advenir une véritable indépendance nationale et justice sociale.
Le fascisme interprété comme phénomène “de gauche” se diffuse ainsi dans les franges néofascistes. Dès le premier numéro de 1972 de la Revue d’histoire du fascisme de François Duprat, l’un des fondateurs du Front National, le fascisme mussolinien est crédité d’une protection sociale et d’une plus juste distribution des fruits de la croissance bien avant les démocraties. Ce n’est d’ailleurs pas sans résonance avec Éric Zemmour affirmant le caractère social du régime nazi.
Socialisme ne rime pas forcément ici avec niveau de vie ou revenus. Il aurait été même dévoyé par une interprétation bien trop matérialiste de la vie et de l’histoire. Les inégalités naturelles des êtres sont, dans ce « socialisme fasciste », respectées et la stratification sociale est fondée sur les dons naturels et non sur la fortune. Daniel Cologne, promoteur de Juius Evola, théoricien italien proche du fascisme, va même jusqu’à écrire que « Le fascisme est au fond un national-socialisme et, au point de vue de la dénomination, le fascisme allemand est le plus exact ».
Se revendiquer d’une idéologie “de gauche” répond à une exigence d’identité politique et idéologique pour ces néofascistes. On se démarque ainsi des « nationaux », de l’extrême-droite traditionnelle. On rêve d’avoir le soutien du “peuple”. Plus largement, ce fascisme revu et corrigé dont on se revendique sert à prouver son opposition au « Système », à démontrer sa farouche volonté anticapitaliste et révolutionnaire. Là où les incarnations des fascismes historiques ont failli, eux feront triompher cette idée sans tomber dans les compromissions avec le « Grand Capital » qui sont les causes de leurs échecs, à n’en pas douter.
Rien de nouveau donc sous le soleil des radicaux de droite, exceptée l’extraordinaire caisse de résonance qu’a offerte CNews. Malgré ses dénégations, Éric Zemmour s’inscrit par son discours et ses postures dans la tradition de l’extrême droite. « L’extrême droite n’existe pas. Il y a la France et les ennemis de la France » affirmait-il encore sur CNews face à Raphaël Enthoven le 4 juin 2021. Cette manière même de présenter le monde entre défenseurs et ennemis de la nation vue de manière fermée et organiciste est précisément d’extrême droite dans un sens politique et non polémique.