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Mémoires des fascistes français : prophètes et Apocalypse

Source: Les Très Riches Heures du duc de Berry

Source: Les Très Riches Heures du duc de Berry

Cet article de Jonathan Preda est le quatrième d’une série sur « Les «réprouvés»: le fascisme français, du vécu au souvenir

La volonté de se présenter comme ayant eu raison avant tout le monde irrigue la reconstruction mémorielle des fascistes français après-guerre. Durant son procès, Robert Brasillach a cette formule limpide : « Il se peut que ma conception de la collaboration se soit révélée une erreur, mais l’intention qui la dictait n’en était pas une. » Deux thématiques émergent. C’est d’une part la dénonciation de la faiblesse française face à l’Allemagne nazie alors qu’il n’était pas encore trop tard. Dans son projet de défense, Fabre-Luce rappelle qu’il avait prévu la tentative allemande sur la Rhénanie et recommandait alors, en vain, de résister par la force[1]. Rebatet, lui, se gargarise durant son procès comme au micro de Jacques Chancel de longues années plus tard, d’avoir prévu avec ses amis la catastrophe de 1940[2]. A la télévision, Céline relit en 1957 ses pamphlets sous l’angle du pacifisme contre la guerre qu’il sentait venir, pacifisme indéniable dont il oublie l’antisémitisme foncier[3]. Ce n’est pas là une simple posture, mais bien un moyen de rendre son passé acceptable, jusqu’à croire au récit produit. Une lettre privée du romancier datée de la même année affirme que les juifs doivent cesser leurs « jérémiades » car s’ils n’avaient pas œuvré pour que la France déclare la guerre, s’ils avaient pris au sérieux ses conseils prodigués dans Bagatelles pour un massacre, ils n’auraient pas eu Buchenwald et le reste[4].

Ce « fascisme » ainsi pensé peut d’autant plus intégrer la mémoire d’extrême droite au sens large qu’on y retrouve le même thème. Pensons notamment à l’Action Française qui se targue d’avoir prévu dès 1918 la renaissance de l’Allemagne belliqueuse de manière atavique. Un traité de Versailles « trop doux pour ce qu’il a de dur » disait Bainville. Au contraire, on dénie aux autres ce caractère prophétique, comme cette phrase de Léon Blum répétée à l’envie par l’extrême droite et prononcée peu avant la nomination d’Hitler au poste de Chancelier : « Hitler est désormais exclu du pouvoir »[5].

La posture du prophète, celui qui est « inspiré », se doit d’être pure et désintéressée pour être crédible. De fait, les anciens fascistes et collaborationnistes en viennent à faire rimer cela avec « idéalisme ». C’est là un leitmotiv prégnant dès leur passage devant les tribunaux où cette rengaine est largement employée[6]. Ainsi, Brasillach déplace la discussion durant son jugement du plan idéologique Résistance/Collaboration vers un plan moral plus large, celui de la fidélité à une cause[7]. Pour Me Biaggi défendant Marc Augier, ce n’est qu’un « délit d’opinion », sous-entendant que l’adhésion au Nouvel Ordre nazi est une opinion comme une autre[8].

Les écrits produits par la suite ne font que confirmer et fixer cette ligne argumentative. Pour Porthos, alias Charbonneau, aucun doute :

« Oui, il faut bien que nous nous répétions, puisque partout ailleurs, on le tait, que des dizaines de milliers de jeunes Français se sont engagés, par pur idéal, sous nos divers drapeaux, qu’ils ont combattu avec courage, que des milliers et des milliers sont morts les armes à la main en luttant contre l’Armée Rouge de Staline, que des milliers d’autres sont tombés victimes d’attentats, d’actes de vengeance des maquis ou des arrêts d’une justice d’exception »[9].

Les intentions primeraient sur les conséquences, négatives, tout comme on ne pourrait juger l’idéal qui se trouve à l’origine. L’une des vedettes du journalisme fasciste, Pierre-Antoine Cousteau, se réclame lui d’un « idéal dont on peut regretter sans doute les conséquences néfastes, mais non la pureté » qui fait écho à celle de son codétenu et ami Rebatet : « Mes intentions étaient pures ; mon dessein : négociations avec l’Allemand pour obtenir de meilleurs conditions »[10].

Cette posture peut également peut se comprendre de par leur position dans les franges politiques. En effet, l’une des caractéristiques de l’extrémisme est une certaine quête de pureté idéologique, repoussant les « souillures du réel » et du compromis, a fortiori les motifs d’adhésion qui ne seraient pas « nobles », quitte à réécrire quelque peu l’histoire[11]. Elle fait appel à des ressorts identitaires. Nous sommes là au cœur de la mémoire manipulée étudiée par Paul Ricœur. La reconstruction de soi, a fortiori dans un tel moment de confrontation avec l’ « autre », ne peut que difficilement faire l’économie d’un jeu entre mémoire et oubli[12].

Pourtant, eu égard à la catastrophe vécue par la France, il faut bien désigner des coupables, de « vrais » coupables. Une figure émerge: le stipendié, le « vendu » aux Allemands travaillant comme gestapiste ou tortionnaire, ne se réclamant d’aucun autre idéal que son propre profit personnel. Le délateur est d’ailleurs une figure prégnante dans les représentations dominantes, l’une des figures les plus méprisées et méprisantes de l’Occupation, source de nombreux clichés : « On l’imagine vil, envieux, méchant et médiocre, assis à la table d’une sombre salle à manger, dénonçant, sur une vulgaire feuille de papier, son voisin de palier juif… » [13].

C’est ainsi que les anciens collaborationnistes vont s’employer à se distinguer de ce repoussoir. Bernand de Brinon nous fait partager dans ses Mémoires ce qu’il qualifie de souvenirs difficiles, à savoir tous ces Français à Paris qui se sont offerts aux Allemands pour de « répugnantes besognes »[14]. Me Colin, continuant par la plume la défense de son client Bassompierre promis au poteau, convoque une division promise à la postérité entre d’un côté la Waffen SS, unité d’élite combattante et anticommuniste, de l’autre la SS méprisable, gardienne de camps et policière. De même, à la Milice qui n’est pas, selon lui, cette unité méprisable et délatrice que tous évoquent mais qui a rendu service à la communauté, il oppose ces Français qui se sont mis au service de la Gestapo individuellement comme délateurs[15]. C’est d’ailleurs sur cette ligne qu’il plaide en faveur du chef de la Milice, Darnand : « Il est plus près de vous que bien d’autres qu’on absout. Vous avez besoin de toutes les grandes âmes : allez-vous l’accrocher au poteau de Bonny ? »[16]. Ce dernier, associé du truand Lafont alias Henri Chamberlain, a composé le gratin de la « Gestapo française »[17].

Une opposition sous forme de retournement par rapport à la vision dominante de l’époque va se constituer, entre d’un côté de faux coupables, la majeure partie des épurés dont font partie les fascistes, de l’autre de vrais criminels toujours en liberté. Un homme personnalise cette dernière catégorie, Joseph Joinovici. Bessarabien, juif de surcroît possédant un physique prêtant aux descriptions caricaturales, l’homme a incarné « le collaborateur absolu dans une France censée avoir été majoritairement unie dans la résistance contre l’occupant »[18]. L’homme dont l’extrême droite et la presse en générale a rappelé à l’envie son enrichissement personnel en tant que fournisseur du bureau « Otto » et ses liens avec la Gestapo[19] a également rendu des services à la Résistance. Jean Madiran n’hésite pas, pour exonérer Brasillach, à affirmer que les écrivains comme lui n’ont pas dénoncé de Français à la Gestapo ou organisé ou prêché l’assassinat des juifs[20]. Pourquoi ont-ils été si durement condamnés se demande l’auteur ? Sans aucun doute pour sauver certains politiques, nombre de commerçants et beaucoup de délateurs[21].

Seules les principales figures du fascisme ont été évoquées. Tous n’ont pas réagi comme cela, loin de là. Chez les collaborationnistes « de base », on se défend à tout prix, n’hésitant pas à dénier toute valeur à son adhésion, à nier la réalité, à évoquer le besoin de trouver du travail ou la brièveté de l’engagement. Mais le fascisme médiatisé demeure avant tout un idéal comme un autre et par là même innocenté. Les conséquences malheureuses sont purifiées dans le bain des intentions. Même l’AF, qu’on ne peut taxer de philo-fascisme affirmé, ne peut s’empêcher en 1979 de voir dans le fascisme de Brasillach un idéal qui manquait à la jeunesse, un rêve. Certes, on lui reproche d’avoir succombé à l’hubris germanique du national-socialisme, mais on ne pourrait lui enlever son patriotisme. Ce ne serait pas un traître, c’est un intellectuel dévoyé[22].

Il apparaît finalement une déréalisation du fascisme qui est coupé de ses conséquences, ramené à un idéal qui est synonyme de pureté, de dévouement, d’engagement, certes extrêmes, mais dont on n’explicite assez peu voire pas le contenu. Déjà dans l’entre-soi des réunions entre anciens « épurés », le souvenir qui s’est forgé quitte les rivages de la réalité. Dominique Jamet se souvient de l’évocation transfigurée de Brasillach, chaînes aux pieds, des chiffres à la croissance exponentielle des morts du bombardement par les alliés de Dresde, des morts de Katyn jusqu’à se dire plus à plaindre que les juifs[23]. C’est là quelque chose de déterminant car la contre-histoire forgée par l’extrême droite se nourrit largement de ces témoignages, de cette contre-mémoire, permettant tout autant la relecture d’un fascisme idéal-type expurgé de ces méfaits que l’établissement de bases pour les comparaisons/dilutions entre « crimes de guerre des Alliés » et Extermination des juifs d’Europe.

Point commun avec l’extrême droite en général : on dénonce des procès iniques car politiques résumés par une expression qui fait florès : vae victis[24]. Dès les lendemains de la fin de la guerre, arguant de sa qualité d’avocat, Me Colin stigmatise cette nouvelle conception du droit qui selon lui absout tous ceux à qui l’Histoire a donné tort et amène au supplice les vaincus. Ce sur quoi il enchaîne sur une bien curieuse conception du-dit droit : la trahison, ce n’est pas avoir trahi mais manquer à son serment, à ses amis[25]. Le fascisme n’est plus qu’un idéal auquel on a souscrit et auquel il faut être fidèle quoi qu’il arrive.


Notes

[1] Fonds Fabre-Luce, 472AP 1, CARAN.

[2] Jean-Marc Théolleyre, Procès d’après-guerre : « Je suis partout » René Hardy Oradour-sur-Glane Oberg et Knochen, op. cit. et Jacques Chancel, op. cit.

[3] « Louis Ferdinand Céline à propos de son livre « D’un château l’autre » », Lectures pour tous, diffusé le 17/07/1957

[4] Lettre du 26 juillet 1957, « Correspondance Céline », IMEC. 

[5] Voir notamment François Brigneau sous le pseudonyme de  Mathilde Cruz, « Entendrons-nous le prophète Blum déclarer : « Hitler est désormais exclu du pouvoir » (8 nov. 1932) », Présent, numéro 278, 12 février 1983.

[6] Bénédice Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, op. cit. Caroline Baudinière a montré que les épurateurs ont adopté une relecture rétrospective, assimilant toute collaboration à un acte idéologique de soutien à l’Allemagne nazie. De fait, cette collaboration prenant, devant les juges, un aspect très politique, le registre de l’idéal et du désintéressement est utilisé par les « épurés » au sens large.  D’ailleurs, Dans leur « Manifeste des intellectuels français en Allemagne », les intellectuels collaborateurs reprochaient dès le 4 novembre 1944 cette justice qui attaque « des idées ». Cité in Henry Rousso, Pétain et la fin de la collaboration, Sigmaringen 1944-1945, Bruxelles, Complexe, 1984.

[7] Alice Kaplan, op. cit., p270.

[8] Jean-Marc Théolleyre, « Marc Augier devant la justice militaire ou l’intelligence avec l’ennemi au tarif 1953 », Le Monde, 13-14 décembre 1953.

[9] Henry Charbonneau, Les mémoires de Porthos tome 2,Paris, Robert Desroches, 1969, p11.

[10] Jean-Marc Théolleyre, Procès d’après-guerre : « Je suis partout » René Hardy Oradour-sur-Glane Oberg et Knochen, op. cit., p49 et p53.

[11] Christophe Bourseiller, L’extrémisme, Paris, CNRS, 2012, p37.

[12] Paul Ricœur, op. cit.

[13] Laurent Joly, « La délation antisémite sous l’Occupation », Vingtième siècle, numéro 96, 2007.

[14] Fernand de Brinon, Mémoires, op. cit., p39.

[15] Charles Ambroise Colin, op. cit. Voir 2ème partie, chapitre 3.

[16] Pascale Robert-Diard et Didier Roux, Le Monde. Les grands procès 1944-2010, Paris, Les Arènes, 2010, p34.

[17] Voir notamment Pascal Ory, Les Collaborateurs 1940-1945, op. cit., pp261-264.

[18] André Goldschmidt, L’Affaire Joinovici, Toulouse, Privat, 2002, p9.

[19] Jean Maze l’évoque dans son Système, Paris, Ségur, 1951 mais c’est surtout Pierre Boutang qui lui consacra un ouvrage, La République de Joinovici, Paris, Amiot-Dumont, 1949. Preuve de la persistance de cette figure qui est un concentré de l’ « Autre » que les extrêmes droites rejettent, Henry Sergg lui consacre en 1986 aux éditions Le Carrousel-FN un ouvrage, Joinovici, l’empire souterrain du chiffonnier milliardaire où affleure ici et là l’antisémitisme.

[20] C’est là oublier que, chaque semaine sous l’Occupation, un article nommé « Partout et ailleurs »  donne dans la délation dans le journal dont il est rédacteur en chef jusqu’en 1943, Je suis partout. Alice Kaplan, op. cit., p73.

[21] Aujourd’hui encore se retrouve cette volonté de retourner l’accusation de traîtrise. Bernard Plouvier a ainsi publié aux très droitières Editions Dualpha  Traîtres et comploteurs dans l’Allemagne hitlérienne dans la collection « Vérités pour l’Histoire » en 2013. Dans celui-ci, il met en lumière les traîtres allemands à la cause alliée, traîtres dont il donne une définition assez particulière : « Un traître est celui ou celle qui vend ou donne, par conviction politique ou religieuse, les secrets de sa patrie, celui qui se sent davantage “citoyen du monde”, “prolétaire”, “croyant” ou “déviant sexuel” qu’attaché à la terre de ses pères ». Entretien de Bernard Plouvier avec Fabrice Dutilleul, http://www.francephi.com/cgi-bin/ava_mail/mail.cgi/archive/fphi/20130428003949/, mis en ligne le 28 avril 2013, consulté le 22 juin 2013

[22] Axel Tisserand, « Robert Brasillach ou l’éblouissement romantique d’un « enfant du siècle » », L’Action française étudiante, numéro 54, juin-août 1979.

[23] Op. cit..

[24] C’est d’ailleurs le titre des mémoires anonymes d’un ancien LVF récemment rééditées. Vae victis ou deux ans dans la LVF, (1948), Chavaigné, Editions du Lore, 2009.

[25] Charles Ambroise Colin, op. cit.

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