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Lyon et ses extrêmes droites

Alain Chevarin vient de publier Lyon et ses extrêmes droites aux éditions de la Lanterne. Voici la préface de l’ouvrage, écrite par Nicolas Lebourg :

En 2019, le Service central du renseignement territorial (SCRT) estimait que « la région lyonnaise » était le « berceau » et au cœur de l’activité des groupuscules de l’extrême droite activiste française. La polarisation lyonnaise des radicaux de droite n’est pas un phénomène de fraîche date. Dès les années 1930, le territoire réputé paisible vit se développer une formation comme le Parti populaire français de Jacques Doriot, qui y tint un retentissant congrès en 1942. La cité apparaît dans l’histoire de tous les courants extrémistes de droite, qu’il s’agisse de l’agitation de la Fédération des étudiants nationalistes des années 1960, du développement du mouvement néofasciste Ordre nouveau qui fonda le Front national en 1972, ou des soubresauts des mouvements néonazis, dont l’une des pseudos Internationales tint ici son congrès en 1975 afin d’affirmer que les capitalistes juifs organiseraient le remplacement des populations européennes par des africaines. Lyon est un des linéaments de l’histoire des extrêmes droites en France, une base spatiale si ce n’est un bastion.

Alain Chevarin s’est attelé à une radioscopie de ce Lyon paradoxal où les nationalistes paraissent partout sans être hégémoniques, la ville semblant amarrée au centre-droit alors même qu’elle vient de basculer du côté écologiste. Si la présence structurelle d’une scène radicale dans la troisième ville de France est bien sûr un sujet national, Alain Chevarin montre l’immense mérite qu’il y a à y avoir un guide local : la précision avec laquelle il situe chaque lieu et tout élément serait inatteignable par un observateur extérieur. L’aisance avec laquelle il nous mène dans sa cartographie du milieu nationaliste, en une ville connue pour ses traboules, permet à l’ouvrage d’être aussi fluide que précis. Évoquer la traboule est certes faire honneur au cliché du Vieux Lyon mais n’est pas fortuit. Car, en définitive, ce que nous montre l’auteur c’est que les très nombreux courants et groupes concurrents ne sont pas des milieux étanches et que, par des voies dérobées au premier regard, une circulation existe d’un lieu à un autre qui eussent paru injoignables.

Si les groupes sont caractérisés et les amalgames écartés, la balkanisation de l’extrême droite en groupuscules divers n’interdit nullement ici l’unité d’action. « Marcher séparément, frapper ensemble » : cette devise du trotskysme s’applique parfaitement dans le cas présent. C’est, très probablement, l’élément qui permet de saisir la vivacité et la continuité de la relation entre ces minorités agissantes et l’agglomération. Pourquoi cela fonctionne-t-il ici et non ailleurs ? De page en page se dessine l’idée qu’il existe à Lyon une culture commune et une sociologie unificatrice qui sous-tendent cet espace politique fragmenté.

Saille l’importance sociologique du catholicisme marial, menant à ce que même hors des extrêmes droites certains milieux de la droite catholique ne soient pas très éloignés des positions du courant qui soutenait le lyonnais Bruno Gollnisch au sein du Front national. L’extrême droite de notables peut dès lors aisément fréquenter tant les milieux réactionnaires classiques que les radicaux. Chez ces derniers, où le néopaganisme régna dans les années 1980-1990, la polarisation vers un catholicisme identitaire est certes prégnante sur tout le territoire depuis 2001, mais, à la lecture de l’ouvrage, est encore plus significative en une telle commune qu’ailleurs.

En définitive, le catholicisme partagé a ici pour effet de normaliser les radicaux et donne l’impression aux modérés que les premiers ne sont que les membres turbulents de la famille. On atteint ici une certaine perfection du principe du « compromis nationaliste », cette articulation entre toutes les extrêmes droites réclamée par Charles Maurras et réalisée par Jean-Marie Le Pen entre la fondation du FN et la scission mégretiste.

Le trait est particulièrement accentué dans les réseaux de la bourgeoisie. Leur fonctionnement clanique transparaît avec constance. Dans leur soutien à la constitution d’un bastion universitaire de l’extrême droite radicale, menant à ce que les activités de distingués chrétiens aboutissent à notabiliser Goulven Pennaod (Georges Pinault, dit), druide jadis membre des très collaborationnistes Jeunes de l’Europe nouvelle, ou à ce que les milieux académiques lyonnais doivent endurer pendant une décennie le scandale de provocations négationnistes et l’expression d’idées proches de celles des marginaux de 1975. Ils transparaissent également dans cette gestion particulière du maintien de l’ordre public, qui permet aux militants identitaristes de jouer à la fois les forces de l’ordre et la délinquance politique et d’être préservés par les pouvoirs publics de la proximité avec les minorités.

Pour autant, on ne saurait déduire de cette osmose avec les éléments traditionnels et bourgeois que la radicalité lyonnaise soit juste une théâtralité. Alain Chevarin en décrit le goût pour le coup de poing. La base de données du programme « Violences et radicalités militantes » (VIORAMIL) de l’Agence nationale de la recherche compte 82 actes impliquant l’extrême droite perpétrés dans le département du Rhône entre 1986 et 2017. Non seulement il s’agit d’un niveau hors-norme mais, en outre, Lyon est bien le cœur de l’activisme avec 69 faits intra-muros. Si on rassemble les militants impliqués par sous-familles organisationnelles et idéologiques on constate que 23 actes impliquent des néofascistes, 14 de bien plus prolétaires skinheads et néonazis, et 33 la galaxie des altérophobes, ces « identitaires » vent debout contre la présence immigrée.

Autrement dit, on peut tenter l’hypothèse selon laquelle la vivacité de l’extrême droite lyonnaise repose sur un triptyque : un référentiel religieux partagé, un sentiment de classe sociale et ethnique, une accommodation à la violence comme mode de consolidation des deux premiers. Loin de se satisfaire de décrire un camp qui serait simplement celui de l’ennemi désigné, Alain Chevarin nous montre donc que la haine raciale peut être un ferment de cohésion sociale, de vivre-ensemble, pour peu que celui-ci soit ethniquement régulé. La démonstration est locale mais la question globale.