Le Bébé mort, Zemmour, Le Pen et nous
Par Nicolas Lebourg
L’affaire du refus d’inhumation supposé d’un bébé rom à Champlan (Essonne) a suscité un émoi légitime. Même les professionnels de la dénonciation de «l’antiracisme-des-bobos-bisounours-de-la-bonne-conscience» se tiennent cois.
Cependant, l’émotion ne saurait suffire. On peut discerner une logique culturelle, sociale et politique qui sous-tend ce fait et la réaction qu’il suscite.
Philosophie des corps
La place réservée aux morts participe de ce qu’est une société. C’est ce que le philosopheMichel Foucault nommait les «hétérotopies»: des lieux externes à la société «normale» qui permettent de la comprendre. Les cimetières sont de cet ordre. Dans la France de 2015, nous les plaçons loin de nos centre-villes, sans espace vert permettant de vagabonder d’une tombe l’autre. Nous plaçons la mort au plus loin de nous, comme si elle était une honte pour des vivants devant être à jamais jeunes, bourrés de viagra jusqu’à la fin. Pourtant, ceux qui veulent offenser la société profanent des cimetières et cela, à chaque fois, suscite une indignation certaine.
C’est que, même relégué aux confins de l’espace commun, le traitement des disparus participe d’une société normée. Dans la tradition musulmane, l’invention de l’inhumation revient à Caïn. Le premier assassin enterre son frère Abel, le berger nomade, puis part en exil, fondant ensuite la première cité. En somme, cette histoire nous dit qu’il n’y a pas de société sans crime, pas de crime sans possibilité de repentir, pas de société sans règles morales, y compris envers les défunts.
Mais si, ici et maintenant, c’est à l’encontre d’un bébé rom que frappe l’anathème, cela n’est pas fortuit. Pour le comprendre, il y a un autre mot de Michel Foucault: le «biopouvoir». Foucault montrait que l’extension de l’Etat était liée à sa fonction «biopolitique»: la gestion des corps. La puissance publique qui s’érige sur un territoire norme biologiquement la population qu’elle administre. La torture, la peine de mort, l’internement, en sont des exemples. La biopolitique a souvent ciblé les populations tziganes, puisqu’elles représentaient l’insoumission à ce contrôle des corps par leur nomadisme. L’histoire du contrôle des tziganes par l’Etat est longue mais elle passe en France, entre autres, par l’instauration à leur égard en 1912 des premiers papiers d’identité à l’encontre de ceux que la législation qualifie de «nomades».
La demande de biopouvoir
Le concept de «biopouvoir» a été très utilisé pour comprendre les totalitarismes du XXesiècle, en particulier par les universitaires anglo-saxons –en France, actuellement, il semblerait qu’il soit devenu de bon goût de le honnir. Mais, d’une part, le biopouvoir ne se limite donc pas aux totalitarismes passés, et s’avère indispensable pour comprendre ce que fut l’Etat dans une démocratie comme la France, d’autre part, cette notion même de totalitarisme, sujette à bien des débats, peut se relire en ce sens.