Réprimer les nomades
« Roms » et « gens du voyage », « tziganes » ou « nomades » : force vocables s'entrechoquent pour représenter une réalité certes protéiforme mais univoque. Comme toute autre, cette question est produite historiquement. Les premières populations tziganes à s'installer en France le font aux débuts du XVè siècle. Les débuts d'une répression étatique des nomades remontent toutefois à Louis XIV. Ce dernier mit en place une politique d'enfermement dans des hôpitaux généraux qui alliait éducation chrétienne, assistance et contrôle social. Si l'un des buts centraux était de limiter le désordre public engendré par les phénomènes de nomadisme dans la France d'Ancien Régime, les « Bohèmes » furent explicitement ciblés. Les hommes étaient condamnés aux galères par leur nature, les femmes à la tonte ou au bannissement en cas de délit lié à la « vie bohémienne », les enfants adressés aux hôpitaux. Le cadre était posé qui ne varia pas : la question ethnique (quoique le terme d'ethnie n'apparaisse que fin XIXè) était liée à la question sociale du nomadisme.
C’est sur cette base que la IIIè République édifia sa politique. En 1895, l’Etat décida un recensement général des nomades. Aboutissant à environ 25 000 individus dénombrés, le processus se fit avec une forte approbation populaire, considérant qu’il fallait surveiller des fauteurs de troubles, et avec le souci policier de découvrir le « roi des Gitans »… Le pas législatif est passé en 1912. La République ne pouvant discriminer un groupe sur une base ethno-raciale, la loi vise la catégorie des « nomades » en partant du principe d’assimilation du nomadisme et de la communauté tzigane. Pour la première fois en France des papiers d’identité deviennent obligatoires. Les « nomades » de plus de treize ans, étrangers ou de nationalité française, sont contraints de porter sur eux, sous peine d’un mois à un an d’emprisonnement, un carnet comportant leurs empreintes digitales, leurs mesures anthropométriques, des photographies de face et de profil, leur généalogie, leur vaccins, leurs entrées et sorties des municipalités, les délits d’identité pour lesquels ils ont été punis, etc. Par ailleurs, à ce carnet individuel, s’ajoute un carnet collectif décrivant l’ensemble du groupe nomade et toute modification qui lui est apportée. Le processus, il va sans dire, est un accélérateur d’endogamie.
Dans le cadre de la guerre de 1939-1940, la répression grandit. Un décret du 6 avril 1940 assigne à résidence, pouvant être un camp, les « nomades », en comptant dans cette catégorie, avec les Tziganes et Gitans, les réfugiés espagnols. La disposition est justifiée par le fait que ces nomades pourraient ensuite communiquer des informations à l’ennemi quant aux positionnements des troupes. Le sous-texte est patent : le nomade est apatride, l’apatride est un traître. De cinq à six mille Tziganes furent ainsi internés dans les camps français. Si, malgré une tendance structurante à l’accommodation, la politique antisémite de Vichy rencontra globalement le désaccord de la population française, comme en témoignent en particulier les rapports préfectoraux mensuels sur « l’esprit public », tel ne fut pas le cas concernant cette répression. Des travaux portant sur le Limousin ont même tendu à démontrer que cet axe était bien le seul de la politique vychiste à rencontrer les aspirations populaires. Les vols, la mendicité enfantine, le manque d’hygiène, exaspéraient au plus haut point une population sujette à penser qu’elle même devait supporter un important lot de sacrifices et douleurs sans user pour autant de tels expédients et attitudes. Dès l’automne 1940, la politique d’internement général fut mise en oeuvre par Vichy. Les nomades sont soit concentrés à l’intérieur de camps recevant d’autres types de populations, soit sur un camp qui leur est spécialement dévolu, celui de Saliers. Dans chacun de ces sites, les nomades internés furent un groupe particulièrement prompt aux tentatives d’évasion, souvent en groupes ou en familles.
Ce processus peut-être observé plus précisément dans une zone historique d’implantation gitane, le Roussillon. Durant la Première guerre mondiale déjà, l’armée et la préfecture avaient considéré dans leurs échanges que les familles gitanes étaient toutes de potentiels agents de l’ennemi et avaient conséquemment ordonné l’expulsion de tous les nomades étrangers. En 1938, donc avant le décret du 12 novembre 1939 permettant l’internement des « indésirables étrangers » en « camps de concentration », le maire de la commune de Ria-Sirach réclame l’expulsion des « indésirables » que sont les familles « nomades ». Après enquête, la préfecture observe que les familles sont installées depuis une cinquantaine d’années, que ses membres sont des travailleurs réguliers, qu’ils sont de nationalité française et vivent sur leurs propres propriétés. Cela montre assez bien le système de représentations à l’oeuvre. Vichy est à peine en place qu’une pétition est adressée au préfet afin de demander que les Gitans soient internés. Lorsque le dit préfet réclame des explications au commissaire de police de Perpignan quant à son indulgence envers les nomades ne disposant pas de leurs carnets anthropométriques, ce dernier lui adresse un pli lui expliquant qu’il s’agit de familles sédentarisées de longue date, au domicile des plus fixes…
Pour les familles réellement nomades, la politique concentrationnaire est assez désordonnée. En 1942, certaines en provenance de Lyon sont adressées au camp de Rivesaltes, le camp accueillant déjà, après un séjour au camp d’Argelès, les « nomades » expulsés de l’Alsace et Moselle par les Allemands, alors que Rivesaltes avait transféré ses Gitans au camp du Barcarès en janvier 1942. Ce dernier comportait un ilôt spécial à cet effet. Des transferts se refont encore, ainsi de trente Gitans envoyés du Barcarès à Saliers avec instruction de Vichy d’expliquer à leurs familles que la séparation sera de courte durée et pour cause de besoin de main d’oeuvre… Les états des effectifs internés réalisés par l’administration du camp de Rivesaltes n’usent par ailleurs jamais du terme de « Gitans » ou de « Tsiganes », ces catégories étant placées, dans ce camp pour étrangers, sous l’appellation… « Français ». Les familles gitanes finissent par être regroupées avec les juives au sein d’un camp spécial à l’intérieur du camp, et, à l’intérieur de cet ilôt de ségrégation, les enfants gitans sont regroupés au sein de classes qui leur sont spécifiquement dédiées. Lors de la liquidation du camp en novembre 1942, 61 nomades parviennent à s’évader, entraînant la fureur du ministère de l’Intérieur et la réponse penaude de la direction du lieu invoquant le caractère particulièrement indisciplinée de cette catégorie de prisonniers. Quand à la Libération, le camp de Rivesaltes devient « centre de séjour surveillé », essentiellement destiné aux collaborateurs, il est prévu, mais sans réalisation effective, d’y interner des nomades. Les mêmes soupçons et amalgame sous-jacents prévalent encore quand en septembre 1945, l’Etat adresse aux préfets une liste des catégories suspectes, où figurent les « nomades », réclamant une enquête en cas de désir d’engagement dans l’armée d’un de ses membres.
Le carnet anthropométrique des « nomades » a été remplacé en 1969 par une législation relative aux « gens du voyage » disposant de « carnet de circulation » à faire viser par les autorités. En 2002, un peu plus de 156 000 étaient délivrés.En janvier 2008, la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discrimations et pour l’Egalité) a remis à l’Etat un rapport estimant que les « gens du voyage » sont l’objet d’une discrimnation juridique. Le document contenait un certain nombre de recommandations quant à rendre leur statut compatible avec l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
A l’évidence, en effet, la politique étatique s’est refusée à normaliser la situation des Roms et à désethniciser la question du nomadisme. L’égalité de droits et de devoirs est probablement l’une des seules modalités non tentées. La société et l’Etat se sont prêtées main forte pour engendrer des techniques répressives, tandis que les groupes roms n’ont pas été capables de générer une auto-organisation inscrite dans le cadre républicain établi. Ce type de très longs échecs partagés ne sont probablement possibles à résoudre que par de quasi-aussi longs processus impliquant ces trois acteurs. Autant dire que, sans vouloir aucunement entrer dans des polémiques à l’oeuvre, l’agitation et l’exigence d’immédiateté typiques de notre présent sont peu capables d’intégrer harmonieusement les « gens du voyage » et les Roms.
Ces populations sont parvenues en France au siècle où s’y construisait l’Etat. Depuis Michel Foucault, nous savons que l’un des traits essentiels de celui-ci est le pouvoir sur les corps (« la biopolitique »). C’est ce qui explique largement l’incapacité de l’Etat à admettre réellement qu’il existe des citoyens voyageurs. Au XVè siècle encore, et, en fait, jusqu’à l’actuelle postmodernité, la société, française en particulier, s’est construite autour d’un culte des valeurs unitaires. C’est ce qui explique largement l’incapacité sociale à accepter réellement qu’il existe des citoyens voyageurs. Que l’on soit partisan d’une nouvelle politique répressive ou du statu-quo, voire d’avancées à la fois libertaires et intégrationnistes (libérant l’individu de l’assignation au groupe), il est certain qu’un système multiséculaire aussi bien établi n’est pas amendable dans l’instant, qu’une situation aussi délicate n’est pas résoluble par la seule proclamation de bons sentiments. Le temps demeure la seule valeur réelle du politique.
Voir à partir de la p.142 dans le rapport 2009 des inspections générales de l’Education Nationale une étude sur la scolarisation des enfants gitans à Perpignan, ville comptant la plus importante communauté gitane d’Europe occidentale.