Ufologie et théorie du complot
Le Complot cosmique convie ses lecteurs à faire un voyage dans un monde foisonnant où la théorie du complot rencontre l’ésotérisme, l’ufologie, l’« histoire mystérieuse », le new age, l’antisémitisme et les idéologies radicales. En effet, Emmanuel Kreis et moi-même avons constaté depuis une quinzaine d'années l’émergence et la banalisation d’une littérature singulière mêlant ufologie, théorie du complot, éléments empruntés à l’occultisme et/ou à la théosophie et des discours politiques radicaux échappés du néo-nazisme le plus hétérodoxe et, plus largement, d’une certaine extrême droite « occultisante ». Cependant, ce livre se concentre avant-tout sur les tentatives de militants d’extrême droite d’utiliser ces cultures marginales, ces « connaissances rejetées », pour faire passer leurs idées dans des milieux parfois éloignés des leurs.
Van Helsing et Le Livre Jaune n°5
La première rencontre que nous eûmes avec ce type de discours s’est faite par Les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle de Jan van Helsing publié par les éditions Ewertverlag S.L., installées aux Canaries et qui possédaient à cette époque une adresse française à Tourrette sur Loup (Alpes-Maritimes) au nom de « Monsieur Félix ». En 2001, la maison se délocalise à l’île Maurice devenant par la même occasion les Éditions Félix. La première publication de ce nouvel éditeur fut le Livre jaune n°5, une nouvelle version des Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle. Pierre-André Taguieff n’hésite pas à qualifier le Livre Jaune de « best-seller ». En effet, ce livre fut un succès dans les pays germanophones avec plus de 100 000 exemplaires vendus en Allemagne, Autriche et Suisse.
L’Allemand Jan Udo Holey est pourtant un personnage pour le moins discret. L’ufologue américain Peter Moon affirme, dans son livre The Black Sun, l’avoir rencontré en 1994 lors d’une escale à Newark alors qu’il se rendait à Hawaï. Moon le décrit comme une ancienne figure de la scène punk allemande qui aurait abandonné la musique suite à la révélation de ses capacités médiumniques grâce à un skinhead rencontré par hasard. L’ex-punk tombe alors dans un coma d’une semaine et demi au cours duquel il subit des sorties astrales, des décorporations, et a des visions diverses de « pyramides », de différentes divinités et de l’avenir. Selon Peter Moon, ces expériences poussèrent Jan van Helsing vers des recherches sur l’ésotérisme, l’occultisme et les sociétés secrètes1.
Les sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle se présente comme une relecture de l’histoire des XIXe et XXe siècles qui tiendrait compte de ce qui n’est « pas rendu public ». Pierre-André Taguieff résume l’ouvrage ainsi : « Dans la grande conspiration mondiale qui est dénoncée, les Juifs tiennent la première place : non seulement ils sont partout (y compris sous divers masques : Roosevelt, Staline, Helmut Kohl ou George W. Bush), mais ils sont derrière les pouvoirs visibles et sont capables de tout (ils seraient responsables de la troisième guerre mondiale à venir !). Stéréotypes de l’infiltration, de la domination sans limites, de la manipulation et de la cruauté destructrice, appliqués à la critique de la démocratie, ils conduisent à récuser celle-ci comme un décor trompeur occultant la réalité ploutocratique du pouvoir politique »2. Selon van Helsing, ces conspirateurs cacheraient à l’humanité, pour l’utiliser à leurs propres fins, « l’énergie libre » qu’aurait découverte Nikola Tesla et qui pourrait définitivement régler les problèmes mondiaux. Les nazis furent, d’après lui, les premiers à l’utiliser, réussissant à créer des disques volants aux capacités surprenantes.
Le Livre jaune n°5 se présente donc comme un enchevêtrement complexe juxtaposant différents discours. Van Helsing entrecroise le New Age, l’ufologie nazie, le conspirationnisme antijudéo-maçonnique, et l’aryosophie, multipliant ainsi les cibles potentielles de l’ouvrage. Ce Livre Jaune n’est pas un cas isolé et la question se pose de comprendre comment ces textes et discours ont pu voir le jour et quelles sont les raisons de leurs succès.
Il est nécessaire de préciser que les textes qui ont été étudiés ne sont qu’une recombinaison plus ou moins originale d’idées préexistantes. Cet aspect n’est pas propre aux discours abordés ici, les idées dites « nouvelles » n’étant généralement que des idées existantes qui s’enrichissent des différents apports et des évolutions apportées par ceux qui les formulent. Pour démêler cet écheveau, nous avons décidé de prendre comme angle d’approche l’ufologie conspirationniste. Ce choix est en partie arbitraire car pour démêler un nœud il faut bien commencer par un bout, mais, également, si l’on considère l’ensemble de ces catégories de discours (conspirationnisme, « ésotérisme », expression politique radicale, etc.) l’ufologie est sans doute la plus récente. Cela permet ainsi de voir comment elle intègre les formes de discours antérieurs et les synthétise pour créer un nouveau discours homogène.
L’ufologie
L’ufologie peut être brièvement définie comme la croyance aux soucoupes volantes et aux extraterrestres. Le néologisme « ufologie » a été créé sur la base de l’expression anglo-saxonne « UFO » ou Unidentified Flying Object, dont la traduction donne le français OVNI ou Objet Volant Non Identifié. L’ufologie est donc la « science » des soucoupes volantes. Cette dernière expression a été vulgarisée en 1947 lors de la première observation d’ovnis par l’Américain Kenneth Arnold : un journaliste qui s’entretenait avec Kenneth Arnold a forgé cette expression à partir du témoignage d’Arnold qui lui décrivait des objets en forme de soucoupes. D’ailleurs, dans un premier temps, la presse parla plutôt de flying disks. De plus, dans ce milieu, les extraterrestres sont parfois appelés « EBE », acronyme signifiant Entité Biologique Extraterrestre, ou « Petits Gris » (en anglais Short Greys) du fait de leurs caractéristiques physiques supposées, soit une petite taille et une couleur de peau grise.
L’ufologie a été popularisée dans les années 1960-1970, a déclinée au début des années 1990. Dans le même temps, elle est passée de la sphère contre ou sub-culturel à la culture populaire de masse conduisant à son institutionnalisation avec par exemple des films tel que Rencontre du 3e type, E.T., la série télévisée Les Envahisseurs, les livres a très grand succès du journaliste Jean-Claude Bourret sur ce thème, des dessins animés comme Goldorak, etc.
Les ufologues peuvent se distinguer en fonction du contenu et de la radicalité de leur discours : certains croient en l’existence des extraterrestres et des ovnis ; d’autres postulent leur action sur Terre depuis des temps immémoriaux ; certains leur confèrent une attitude généreuse vis-à-vis des Hommes tandis que d’autres leur attribuent au contraire un caractère hostile ; enfin, les derniers sombrent dans un discours ésotérico-conspirationniste effréné. C’est la dernière catégorie qui nous a intéressés dans le cadre de notre ouvrage Le Complot cosmique.
Dès son émergence, l’ufologie entretient des relations avec les courants ésotériques. Ainsi George Adamski, l’un des premiers « contactés », se plaisait à souligner son intérêt pour les sciences et se faisait appeler « Professeur ». Son passé cache pourtant des affiliations bien différentes. Entre 1913 et 1919, il se consacra à l’occultisme et fonda dans les années 1930 une lamaserie à Laguna Beach en Californie, avec une école ésotérique du nom de « l’Ordre Royal du Tibet » où il enseignait la « Loi Universelle ». Dès le début, l’enseignement d’Adamski comportait une forte influence Théosophique à laquelle il se contenta en 1947 d’ajouter une composante ufologique.
Selon Adamski les récentes apparitions dans le ciel seraient le signe du retour des « Seigneurs de la Flamme » qui descendirent pour la première fois sur terre, il y a 18 millions d’années, pour transformer les antiques races terrestres inintelligentes en être pensant. Leur souvenir dans l’inconscient est à l’origine des différentes religions et leur retour est du à la perte par les hommes du contrôle de leur destin du fait de la prolifération des armes atomiques.
Rencontre avec le conspirationnisme
La théorie du complot, appelée aussi « conspirationnisme » ou « complotisme » — il n’existe pas encore de néologisme définitif —, est une vision paranoïaque de l’Histoire et de la société : « Il s’agit de ces théories qui interprètent des pans entiers de l’Histoire (et singulièrement de l’histoire contemporaine), voire la totalité de l’histoire humaine, comme le résultat de l’intervention de “forces obscures”, agissant de façon souterraine, pour parvenir à des fins inavouables. La conspiration revêt en général une forme hiérarchique, pyramidale, séparant les manipulés inconscients, les complices actifs et les manipulateurs eux-mêmes. Elle s’emploie à “dominer le monde”, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Elle dispose pour ce faire de relais privilégiés. Elle emploie tous les moyens, y compris les plus méprisables et les plus odieux, pour substituer aux pouvoirs établis, visibles, l’autorité d’un pouvoir supérieur, occulte, dénué de toute légitimité. »3
La théorie du complot ufologique est née avec les premières enquêtes gouvernementales, donc dès les années 1950. Les gouvernements des différents pays occidentaux concernés par ces phénomènes ont souvent conclu à l’inexistence des soucoupes volantes. Selon les ufologues conspirationnistes, les États européens, y compris soviétique, seraient à l’origine de cette campagne de désinformation.
Selon le courant conspirationniste de l’ufologie américaine, le gouvernement américain, l’ONU ainsi que les gouvernements européens, dont français, auraient fait alliance avec des extraterrestres dans le but d’asservir la Terre et de leur fournir des cobayes humains. Selon ce courant, l’État fédéral aurait conclu un accord en 1947, à la suite de l’affaire Roswell, avec les EBEs en échange d’un transfert de technologie. Il aurait ainsi fourni des bases souterraines et donné le droit d’enlever des citoyens américains pour leurs expériences. Les transferts de technologie auraient commencé en 1954 dans les domaines de l’informatique, de la biologie (le génome, le clonage, etc.). En 1957, des fonds auraient été débloqués pour aménager les bases. À partir de cette date, les gouvernements se seraient assurés de l’aide de scientifiques, dont des astronomes, pour nier l’existence des ovnis.
En fait, la polémique à propos de la soi-disant volonté de l’État américain de désinformer date des origines de l’ufologie, c’est-à-dire dès 1947, lors de la médiatisation du fait divers de Roswell au Nouveau-Mexique. Le 2 juillet 1947, l’armée américaine publie un communiqué affirmant qu’elle détient les restes d’une soucoupe volante qui s’est abattue près de la ville de Roswell. Les forces armées américaines ont rapidement nié cette découverte puis découragé la diffusion d’informations, y compris au sein de ses propres rangs, envenimant aussitôt l’« affaire » et scindant l’opinion entre les partisans de l’ufologie et ses détracteurs, souvent rationalistes. La polémique concernant Roswell dure jusqu’en 1954 avant de devenir un mythe, sinon le « Mythe » fondateur, de « l’ufologie conspirationniste ».
En France, l’organisme officiel chargé de la désinformation, selon les ufologues conspirationnistes français – dont l’auteur de romans de science-fiction Jimmy Guieu et ses amis – , était le GEPAN (Groupe d’Études des Phénomènes Aéro-spatiaux Non-identifiés) qui dépendait du CNES (Centre National d’Études Spatiales). Il fut remplacé, par la suite, par le SEPRA (Service d’Études des Phénomènes des Rentrées Atmosphériques).
D’abord bénin, le conspirationnisme ufologique désirait à l’origine prouver que les extraterrestres existaient et que certains États étaient en contact, d’une façon ou d’une autre, avec eux, il se radicalise ensuite dans les années 1980.
L’ufologie et le radicalisme de droite
Dès les origines de l’ufologie, on peut constater chez certains ufologues des relations plus ou moins explicites avec les droites radicales. En mars 1951, le « pulp magazine » Fate publia un article d’un personnage encore inconnu qui affirmait posséder des photographies d’ovnis. Il s’agissait de George Adamski4, déjà évoqué, alors un homme de 59 ans travaillant dans un bar situé sur le versant méridional du mont Palomar, devenu célèbre pour être le premier homme à être contacté par les extraterrestres. En effet, en novembre 1952, dans le désert de californien aux environs de Desert Center, Adamski rentra en contact avec un Vénusien d’une angélique beauté, grand, blond aux yeux bleus, etc. Le message de l’E.B.E. fut laissé sous une forme pour le moins incongru : il s’agissait de l’empreinte de ses semelles sur lesquelles figurait un swastika. À ce sujet, Peter Moon affirme, mais cela est à prendre avec précaution, que « le témoignage d’Adamski n’est pas innocent. Les gens qui ont soutenu Adamski étaient en relation avec des nazis ou bien étaient des néonazis. Avec en toile de fond, cette idée que les extraterrestres étaient des individus de grande taille, blonds avec des yeux bleus, s’exprimant avec un accent allemand »5. Adamski fait donc, dès les années 1950, ufologie et national-socialisme.
En Europe, nous avons aussi constaté des relations précoces entre l’ufologie et les droites radicales. Au début des années 1960, Robert Charroux contribue à amalgamer dans son discours une vision racialiste nordiciste et antisémite, et des théories ufologiques. Il développe ainsi dans Le livre des secrets trahis, publié en 1964, l’idée selon laquelle les Aryens porteurs de la « semence quasi divine des hommes venus d’une autre planète » auraient, à partir de l’Hyperborée, porté la culture de par le monde. Selon lui, les Hyperboréens, ancêtres des « Aryens », c’est-à-dire des Blancs, étaient des extraterrestres originaires de Vénus. Les Hyperboréens seraient devenus ensuite les tuteurs des premiers hommes, donnant implicitement une supériorité civilisationnelle aux peuples blancs sur les autres peuples. Selon lui, les Juifs, jadis de « purs Aryens », auraient trahi leur haute mission par leurs « unions dégradantes » avec des « races bestiales ». Désormais animés d’un « rêve satanique » de domination mondiale, ils professeraient « des idées de mégalomanie, néfastes à la paix et à la morale » et contribueraient à plonger les sociétés dans le « chaos ». La race aryenne serait donc menacée par un complot juif, par la montée en puissance des « races Jaunes et Noirs », ainsi que par la détérioration de leurs gènes et la décadence liée à une vie oisive dans une société d’abondance.
Cette rencontre au premier abord improbable entre le discours de certains mouvement radicaux et ufologie est appelée à connaître un certain succès, d’autant qu’elle s’enrichit du thème des armes secrètes nazis à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ainsi, le négationniste germano-canadien Ernst Zündel et le diplomate néo-nazi chilien Miguel Serrano ont développé une argumentation sur les supposés liens entre les soucoupes volantes et le nazisme.
Serrano est persuadé que Hitler quitta Berlin en 1945 pour l’Antarctique à bord d’une soucoupe volante, elle-même invention de la « science nazie ». L’origine de cette thèse est à chercher dans un texte publié en 1947, Je sais que Hitler est vivant6 de Ladislas Szabo. Cette théorie sera reprise ultérieurement par un militant néo-nazi allemand exilé en Amérique Latine, Willibald Mattern, qui l’associera à une autre théorie, celle des armes secrètes nazies. Nous nous retrouvons, dès lors, devant un autre mythe nazi, celui des armes secrètes du IIIe Reich. La plus légendaire de celles-ci est indéniablement le V7, un mythe technologique lancé par la presse allemande dans les années 1950. Le lien entre les soucoupes volantes et les armes secrètes nazies apparaît dans un article du journal Der Spiegel du 30 mars 19507. La légende du V7 est née de la recomposition de plusieurs articles sérieux et d’autres plus fantasques sur les armes secrètes nazies, la synthèse finale étant faite par un affabulateur suisse la décennie suivante, Georg Klein.
Cette idée que les nazis possédaient une science révolutionnaire fut popularisée durant les années 1960 par deux auteurs français Jaques Bergier et Louis Pauwels, qui suite à leur livre à succès Le Matin des Magiciens, ont fondé la revue Planète. Selon Pauwels et Bergier, les nazis étaient persuadés qu’il existait une science secrète primordiale aux « intonations » magiques, mais surtout que cette dernière, de nature aryenne, s’opposait à la science « judéo-libérale ». Cette science « nordique » est, selon Pauwels et Bergier, « un ésotérisme qui prendrait sa source dans tout ce qui constitue le fond de l’ésotérisme ». Pour eux, la spéculation ésotérique nazie « s’est inscrite dans les faits. Elle a agi sur les événements. Il semble que ces événements ne deviennent vraiment compréhensibles que sous cet éclairage. Ils restent horribles, mais éclairés de la sorte, ils deviennent autre chose que des douleurs infligées aux hommes par des fous et des méchants, ils donnent à l’histoire une certaine amplitude, ils rétablissent celle-ci au niveau où elle cesse d’être absurde et mérite d’être vécue, même dans la souffrance : le niveau spirituel. Ce que nous voulons faire comprendre, c’est qu’une civilisation entièrement différente de la nôtre est apparue en Allemagne et s’est maintenue pendant quelques années. Qu’une civilisation aussi profondément étrangère ait pu s’établir en un rien de temps n’est pas, à y regarder, impensable… »8
Cette idée d’une science nazie « révolutionnaire » popularisée par le couple Bergier/Pauwels a conduit, à partir de la seconde moitié des années 1970, plusieurs groupuscules ou militants néo-nazis à utiliser les thèmes des armes secrètes et soucoupes volantes nazies pour tenter de diffuser leurs idées dans les milieux ufologiques. Ainsi, une éphémère revue, Brisant, reprit tous les poncifs sur les ovnis nazis et développa assez ouvertement une idéologie nazifiante. Un seul numéro fut publié en 1978, mais il fut cité dans plusieurs publications ufologiques à grand tirage.
Occultisme théosophie conspirationisme et radicalisme de droite et ufologie
Dès les années 1960, se met en place les différents éléments qui constitueront la base des écrits postérieurs (Charroux est déjà très proche des synthèses future). Les deux décennies suivantes, jusque à la fin des années 1980, voient se constituer les premières synthèses qui sont alors confidentielles. Le roman de Wilhelm Landing ou les créations groupusculaires d’un Jean-Claude Monet en témoignent.
En 1971 parait chez l’éditeur Hans Pfeiffer, Götzen gegen Thulé de Wilhelm Landing qui présente de troublantes similitudes avec le livre de van Helsing. L’ouvrage dont le sous-titre est : « un roman plein de réalités », raconte l’histoire de deux aviateurs allemands dont l’avion s’est écrasé en Arctique. Là, ils sont secourus par un officier SS Gutmann qui devient leur guide. Après avoir été initié aux secrets de Thulé et pris conscience du combat occulte contre Israël, les deux aviateurs vont parcourir le monde dans le but d’unifier différents groupes dont les idéaux sont en accord avec ceux des thuléens. Comme le souligne Joscelyn Godwin, Götzen gegen Thulé est « un énorme travail de révisionnisme » ainsi qu’une « reprise de la philosophie de la Rivolta d’Evola, en l’adaptant en roman, afin d’enseigner à un certain public les mythes et la politique de la Thulé arctique, auxquels on adjoint d’autres mythes modernes, comme les ovnis (construits ou non par l’homme), le Royaume souterrain, les Cathares et les Albigeois, le Saint-Graal, la survivance nazie, les maîtres himalayens et le complot international à la fois politique et occulte »9.
Jean-Claude Monet, petit neveu du peintre Monet, a fondé, depuis les années 1960, diverses structures aux noms improbables, influencées par un occultisme nazifiant. Il créa notamment un groupe pseudo-druidique, qui se transforma ensuite en OSS-Religion des druides. En 1963, cette structure devint l’Organisation des Vikings de France avant de se transformer en un éphémère Parti Prolétarien National-Socialiste qui fut remplacé en 1969, par une Grande Loge Du Vril dont le nom est une référence directe aux thèses sur le soubassement occultes du nazisme. Toutes ces structures se caractérisaient par un télescopage de références diverses : ésotérisme nazi, le christianisme, la kabbale, le celtisme, le tao, le Ku Klux Klan, la Golden Dawn, la théosophie, les auteurs de science-fiction (notamment Bullwer-Lytton, Lovecraft et Jimmy Guieu).
Parallèlement à cette activité, Jean-Claude Monet milita dans divers groupuscules d’extrême droite et ses activités attirèrent l’attention de revues de ce milieu : en 1969, Le Charivari signalait l’appartenance de certains membres de son groupe néo-druidique aux groupuscules néo-fascistes Nouvel Ordre Européen et Phalange française. De fait, les membres de la Grande Loge Du Vril portaient, lors de leurs cérémonies, des brassards arborant des runes et rappelant le brassard nazi, et levaient le bras droit. En 1984, il fonde son groupe ufologique, la Golden Dawn OSS, qui deviendra l’année suivante le U-Xul-Klub ou club des surhommes. Il s’agit d’un groupe d’une petite dizaine de personnes, dont les idées restaient influencées par l’extrême droite : pour sauver l’humanité, il faut combattre selon ce groupuscule « l’égalitarisme, le pacifisme, l’athéisme, le monothéisme, l’homosexualité, la démocratie parlementaire et le féminisme »10.
A partir des années 1990, alors que l’ufologie commence à décliner, nous assistons à une popularisation d’une littérature mêlant ufologie, théorie du complot, éléments empruntés à l’occultisme et/ou à la théosophie et des discours politiques radicaux, hors des groupuscules d’extrêmes droites. Deux éléments peuvent être mis en avant pour expliquer ce phénomène : la monté en puissance parmi les ufologues des thèmes conspirationnistes et la diffusion des discours qui nous occupent au sein du network New Age.
Le conspirationnisme ufologique, la filiation américaine
Le conspirationnisme a été vulgarisé dans les milieux ufologiques aux États-Unis vers la fin des années 1980 par deux auteurs : John Lear et William Cooper (1943-2001), ce dernier ayant été tué en 2001 dans des circonstances douteuses (il fut abattu lors d’un échange de tirs avec des policiers venus l’arrêter). John Lear aurait été un ancien pilote de la CIA tandis que Cooper aurait été un ancien militaire. Ce dernier était surtout un milicien chrétien aux thèses conspirationnistes et millénaristes. C’était aussi un animateur-radio dont l’émission était appréciée par les milices patriotiques et surveillée par la Maison Blanche. Son œuvre connut un réel succès et fut traduite en plusieurs langues. Nous y retrouvons un ensemble de thématiques qui nous sont déjà familières : critique de l’État vu comme une entité adepte du complot désirant asservir les citoyens américains, science nazi « révolutionnaire » puisque selon lui des hommes de science nazis, récupérés par la CIA, travailleraient même pour les extraterrestres et seraient à l’origine du sida, intégration à son œuvre des Protocoles des Sages de Sion, republié intégralement dans son livre Behold a Pale Horse (« Voici le cheval pâle »), etc. Si les emprunts faits à l’occultisme et à la théosophie restent discrets, Cooper reprend l’idée que toutes les sociétés « secrètes » de l’histoire de l’humanité (occultistes, franc-maçonniques, politiques, ainsi que les fameux « Illuminati ») auraient été créées par les extraterrestres pour nous asservir : « Tout au long de l’Histoire, les aliénigènes [néologisme pour extraterrestres] n’ont cessé de manipuler et de régenter l’humanité par le biais de diverses sociétés secrètes, de l’occultisme, de la magie, de la sorcellerie et de la religion »11. Selon Cooper, les dirigeants du MJ12, organisation gouvernementale secrète en charge des affaires extraterrestres, auraient été membres de sociétés occultes dont des sociétés universitaires comme « Skull ans Bones » (Harvard) et « Scroll and Key » (Yale). Pour lutter contre ces organisations, une contre-société secrète aurait été mise en place en 1952 à Genève, les Bilderberg, qui auraient rapidement échappé à tout contrôle devenant une sorte de gouvernement mondial occulte.
Malgré son succès, l’œuvre de Cooper reste pourtant cantonnée aux milieux ufologiques extrémistes. Elle contribue certes à populariser les discours que nous étudions en notre ouvrage, mais n’est qu’une étape de cette diffusion. En effet, la « massification » de ce type de discours ne peut être rendue réellement efficiente que grâce à une diffusion hors des champs trop étroits de l’ufologie déclinante et/ou des radicalismes de droites. Ce sont visiblement les réseaux du New Age qui offrirent aux élaborations ufologico-conspirationnistes la possibilité de gagner de nouveaux adeptes.
Le rôle du New Age
Le New Age peut en effet être vu comme un phénomène de société remontant aux « cultures » des années 1950 qui s’intéressait aux Ovnis et aux extraterrestres et rejetaient le matérialisme contemporain. Leurs croyances reposaient sur un syncrétisme occultiste dans lequel la théosophie chrétienne et l’anthroposophie se trouvaient liées à la conviction que les ovnis étaient des astronefs peuplés par des habitants d’un autre monde. Ces extraterrestres devaient sauver les hommes. Les personnes arrivées à une compréhension véritable des lois spirituelles de l’univers seraient appelées à devenir les pionniers d’une aire nouvelle : « le New Age ».
Le New Age au sens plus large est un phénomène plus diffus et plus récent. Il est lié au développement dans les années 1960 et 1970 de recherches « alternatives » dans divers terrains : médecine, économie, écologie, politique, religions, etc. Mais ce n’est que dans la seconde moitié des années 1970 que les différents représentants de ces « alternatifs » se considérèrent comme les membres d’un réseau. C’est finalement dans les années 1980 que le mot de New Age fut emprunté au courant millénariste.
Van Helsing a emprunté une partie de son discours au New Age. En effet, il semblerait que la crise que traversa le New Age à la fin des années 1980 et au début des années 1990 conduisit à certaines évolutions propulsant au premier plan un courant jusque là minoritaire, le Next Age. Massimo Introvigne, dans sa préface à l’édition française de son livre Le New Age des origines à nos jours12, définit le Next Age par deux modifications fondamentales du discours par rapport au New Age : en premier lieu, le passage d’un « millénarisme progressiste » (c’est-à-dire porteur d’améliorations collectives cosmiques et sociales) à un « millénarisme catastrophiste » (c’est-à-dire porteur d’un futur des plus sombres) ; en second lieu, le passage d’un but de transformation collective à une transformation de type individualiste. Or, si l’on se penche sur les dires de van Helsing avec en tête cette distinction, on est en droit de se demander s’ils ne relèvent pas plus du Next Age que du New Age. En effet, le monde à venir que laisse entrevoir le Livre Jaune est des plus inquiétants, surtout, si on considère comme l’auteur que la prise de pouvoir par les Illuminatis ne connaît pas de réelle limite et que l’on a conscience de leurs crimes passés. Notre société est comparée par l’auteur au Titanic et à son naufrage : « Symboliquement, cette catastrophe représente bien notre société, perturbée, qui court à sa propre perte »13. Ce « millénarisme catastrophiste » se voit doublé d’un message individualiste n’appelant pas à la réalisation collective d’un nouvel age, mais plus simplement à une évolution individuelle puisque « seuls ceux qui sont partant pour se transformer feront des expériences merveilleuses. Ils vivront ce qui a été prédit comme l’Age d’or, tout simplement parce qu’ils obéiront à cet élan qui les poussera à progresser intérieurement ». Pour les autres, « ceux qui ne veulent pas se débarrasser des vieux schémas, [ils] devront rester sur le carreau »14.
Cette distinction entre New Age et Next Age est loin d’être anecdotique : elle permet de comprendre comment une œuvre telle que Le Livre Jaune a pu voir le jour et connaître un tel succès. Le passage d’un « millénarisme progressiste » à un « millénarisme catastrophiste » permet en outre d’intégrer à un discours New Age des théories conspirationnistes venues des droites radicales marquées, elles-aussi, par une vision pessimiste du futur. De plus, les accents individualistes du Next Age ne sont pas sans rappeler l’élitisme révolutionnaire présent dans les droites radicales, la transformation sociale ne venant pas des masses mais d’élites les guidant.
Si, comme nous le pensons Emmanuel Kreis et moi-même, les deux traits qui caractérisent le Next Age permettent l’élaboration de discours comme celui de van Helsing, on doit également constater qu’ils en facilitent leur diffusion au sein des réseaux des New agers. Nous avons voulu montrer dans le Complot cosmique comment s’est élaboré et popularisé un discours qui précède d’au moins 25 ans le Livre Jaune, et qui est demeuré pour le moins confidentiel jusqu’aux années 1990. Ce succès peut en parti être expliqué par une diffusion qui vise de nouvelles cibles. Car si le Livre Jaune a été longtemps inconnu des milieux de droite radicale, il fut un best seller dans les réseaux du Nouvel Age. Ce repositionnement fut indubitablement facilité par la présence de liens antérieurs entre ésotérisme et conspirationnisme ufologique mais fut également rendu possible par la désillusion du New Age, qui fit passer au premier plan ce courant resté jusque là minoritaire qu’était le Next Age. En recentrant le discours sur un « millénarisme catastrophique » et une évolution individuelle, le passage au Next Age a permis d’intégrer facilement des thèmes conspirationnistes et politiques venus des droites radicales. Ce travail démêle ainsi l’écheveau de ces idées pour le moins étranges et en établit la généalogie.
Stéphane François & Emmanuel Kreis, Le complot cosmique. Théorie du complot, ovnis, théosophie et extrémistes politiques, Archè, Milan, 112 pages. Préface de Jean-Bruno Renard (Montpellier III), postface de Jean-Pierre Laurant (EPHE/CNRS).
1 Voir notamment au sujet de van Helsing : Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002, p. 293. Il y a aussi quelques renseignements utilisables chez le très délirant Peter Moon, the Black Sun, New York, Sky Books, 1997.
2 Pierre-André Taguieff, « Les textes fondamentaux de l’ésotérisme », Le Point, Hors-série n° 2, mars-avril 2005, p. 15.
3 Alain de Benoist, « Psychologie de la théorie du complot », Politica Hermetica, nº 6, 1992, p. 13.
4 Voir notamment Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres, Paris, Flammarion, 1999, pp. 262-273.
5 http://www.karmapolis.be/pipeline/part3.htm
6 Ladislas Szabo, Je sais que Hitler est vivant, Paris, Sfelt, 1947.
7 Joseph Altairac, « Un mythe technologique : la légende du V7 », Scientifiction, nº 1, Vol. II, 1997, pp. 32-37.
8 Louis Pauwels et Jacques Bergier Le Matin des magiciens, Paris, Gallimard, 1960, pp. 387-388.
9 Jocelyn Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000, p. 81.
10 Jean-Bruno Renard, Les extraterrestres. Une nouvelle croyance religieuse ?, Paris/Québec, Cerf/Fides, 1988, p. 87.
11 William Milton Cooper, Le gouvernement secret. L’origine, l’identité et le but du MJ 12, Montréal, Louise Courteau éditrice, 1989, p. 40.
12 Massimo Introvigne, Le New Age des origines à nos jours, Paris, Dervy, 2005, pp. 7-40.
13 Jan van Helsing, Livre jaune N°5, op cit., pp. 16.
14 Ibid., pp. 309.