Quel rôle de la France dans le terrorisme italien des années de plomb ?
Première parution : Guillaume Origoni, « Le fantasme de l’implication de la France dans le terrorisme italien des années de plomb », Libération, 1er septembre 2016.
L’Italie a été durement touchée par le terrorisme. De l’attentat de Piazza Fontana (12 Décembre 1969) perpétré par les groupes néo-fascistes aux derniers soubresauts des Brigades Rouges à la fin des années 1980, le pays a été endeuillé par une suite d’attaques incessantes à son ordre démocratique.
La particularité du terrorisme italien réside dans la difficulté d’en faire une lecture historique et par voie de conséquence d’en tirer une historiographie qui fasse consensus a minima. Cet état de fait est souvent favorisé par l’impossibilité d’aboutir à des condamnations claires et définitives sur la plupart des violences (les « stragi » en italien) endurées par la société italienne.
Il est vraisemblable que c’est au cœur de cette confusion historico-judiciaire que se nichent les suspicions et les attaques mettant en cause la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Aldo Moro (9 Mai 1978) mais aussi dans l’attentat de la gare de Bologne (85 Morts et 200 blessés le 2 Août 1980) ou encore dans le crash du DC9 qui reliait Bologne à Ustica (81 morts le 27 juin 1980).
Ces accusations sont le fruit d’une campagne conduite par une poignée de juges d’instruction, de journalistes, de parlementaires et parfois d’historiens. Nous assistons depuis plus de trente ans à la résurgence régulière d’hypothèses faisant des services de renseignements français -le SDECE puis la DGSE, mais aussi la DST ou la DCRG- les deus ex machina de ces tragédies sur lesquelles planent encore de réelles zones d’ombre.
Aldo Moro et Hyperion: un mythe qui perdure
Sur l’affaire Moro tout d’abord, il a été écrit dans de nombreux ouvrages (qui constituent incontestablement des succès d’édition) que le cerveau politique voire opérationnel de l’assassinat du leader démocrate-chrétien, artisan du compromis historique avec le Parti communiste Italien (PCI), se trouvait à Paris au 27 quai de La Tournelle. Il s’agit vraisemblablement d’une fable faisant d’anciens activistes de la gauche extraparlementaire italienne devenus professeurs de langue au sein de l’école Hyperion, les marionnettistes des Brigades Rouges entre 1976 et 1983. Cette école était en réalité, selon les partisans de cette thèse, le centre occulte d’une internationale terroriste regroupant les plus efficientes organisations des années 70 et 80 (Brigades Rouges, IRA, FPLP/OLP, ETA…) chapeautée par les services de renseignements français.
Ces allégations ne naissent pas ex nihilo, elles ont été proposées dans le cadre des nombreuses enquêtes parlementaires sur les causes du terrorisme italien. Cela pose par ailleurs une question essentielle: comment est-il possible d’approcher la réalité historique lorsque les matériaux légitimes à la recherche sont à ce point gangrenés par les manipulations et autres témoignages de nature conspirationniste?
La raison avancée de cette mainmise française trouve son origine dans une idée qui fait peu à peu son chemin dans l’opinion italienne: la France est une ancienne grande puissance qui voit d’un mauvais oeil l’apparition de nouveaux acteurs de nature à diminuer sa puissance demeurée intacte dans l’arc méditerranéen. Bien entendu, malgré le nombre d’ouvrages ainsi que la multiplication des enquêtes judiciaires et parlementaires, aucune preuve sérieuse ne peut attester ces prises de positions.
Sur l’affaire Hyperion plus particulièrement, nous pouvons avancer sans prendre de risques inconsidérés que l’état des recherches en cours tend aujourd’hui à démontrer le contraire. Cette hypothèse reste pourtant très partagée dans la presse et sur les réseaux sociaux contribuant ainsi à l’émergence d’une «pop-historiographie» qui colonise peu à peu les coeurs et les esprits.
Les 81 morts d’Ustica, Cossiga et le missile français
Ce corpus conspirationniste a pris naissance, à gauche, par l’intermédiaire de Sergio Flamigni, député communiste et membre de la première commission Moro mais aussi à droite, suite aux déclarations fluctuantes du Président de la République italienne en poste de 1978 à 1992: Francesco Cossiga. Personnage inclassable, Francesco Cossiga fut l’une des clés de voûte de la Démocratie chrétienne, parti qui dirigea l’Italie durant la première république (1947-1992). C’est par l’intermédiaire de l’une de ses déclarations à la presse que l’Etat français fut soupçonné d’avoir abattu par erreur durant la nuit du 27 au 28 juin 1980 un avion reliant Bologne à Palerme.
Le DC9 explosait en vol à la verticale d’Ustica, une île de la mer Tyrrhénienne. L’ensemble des 81 personnes à bord furent tuées. Le désastre d’Ustica reste l’un des grands mystères de cette Italie qui tentait alors de trouver sa place dans l’échiquier méditerranéen de la guerre froide. L’une des pistes proposées par Rosario Priore, juge instructeur et proche de Cossiga, fait état d’un tir de missile provenant d’un avion de chasse français ayant eu pour cible un MIG 21 libyen dissimulé sous le DC9.
Pour étayer ses hypothèses, le juge Priore a publié plusieurs ouvrages avec l’aide d’une poignée de journalistes spécialisés, dans lesquels il relate les confidences que Cossiga lui aurait faites à ce sujet: Alexandre de Marenches, directeur du SDECE durant les faits, aurait avoué à Francesco Cossiga que la mort des 81 personnes voyageant dans le DC9 cette nuit-là était bien imputable à une erreur de la chasse française. Là encore, aucune source autre que ce témoignage ne permet de confirmer cette déclaration.
Toutefois il est frappant de constater la construction de cadres de références communs entre l’affaire Hyperion et celle du DC9 de Ustica. Aldo Moro serait mort avec l’assentiment de l’Etat français car sa politique philo-arabe était un obstacle à notre bonne entente avec Israël, alors que, le tir du missile français sur le MIG libyen était destiné à «punir» la péninsule des relations officieuses qu’elle avait développée avec la Libye du colonel Khadafi.
On l’aura compris, certains en Italie n’ont jamais supporté de faire partie du camp des vaincus de la Seconde Guerre mondiale. Ils n’ont pas supporté non plus la vague de violence qui a ensanglanté le pays entre 1969 et 1990 et tentent d’en influencer l’historiographie en refusant de voir et de comprendre, que c’est bien l’histoire et la société italienne qui ont produit ce type de monstruosité.
Cette confusion est stimulée à chaque commémoration et c’est sans surprises que le 2 août 2016, lorsque furent célébrées les mémoires des victimes de l’attentat de la gare de Bologne, nous avons assisté ça et là aux résurgences des pistes exogènes liées à ce massacre. Parmi ces pistes figure aussi l’implication des services de l’Etat français.