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Camp de Rivesaltes, camp de Saint-Maurice l’Ardoise. L’Accueil et le reclassement des harkis en France (1962-1964)

Source : oeuvre de Sophie Joddoin (voir son travail en cliquant sur l'image)

Par Abderahmen Moumen « Le XXe siècle a été le siècle des camps. C'est même au tournant de ce siècle que furent érigés les premiers. Le système se développa ensuite sur tous les continents et dans tous les régimes. » [1]. C’est ainsi que Denis Peschanski introduit sa thèse publiée sur la France des camps, essentiellement focalisée sur la période de la Seconde Guerre mondiale. Les camps, dans des fonctions tout autant diverses mais dans la continuité de cette longue histoire de l’internement en période de conflit, réapparaissent avec la guerre d’indépendance algérienne à l’endroit des militants et combattants nationalistes algériens, partisans français de l’indépendance et activistes de l’OAS [2], et enfin, dans le contexte des migrations politiques de l’Algérie post-indépendance, en direction des anciens supplétifs et leurs familles. La proclamation des Accords d’Evian le 19 mars 1962 constitue ainsi le prélude du passage dans des espaces de confinement d’une partie de ces familles qui réussissent à se réfugier en France.

Le Gouvernement sollicite le ministère des Armées pour aménager des camps militaires en camps de transit et de reclassement pour quelques milliers de personnes sur le territoire métropolitain. Les prévisions des pouvoirs publics envisageaient ainsi le règlement de cette question en un été, avec le « transfert » de peu de « réfugiés musulmans » au reclassement rapide. Le camp du Larzac (Aveyron) ouvre ainsi ses portes le 15 juin 1962 (jusqu’au 15 octobre), mais devant l’afflux de réfugiés, un deuxième camp est ouvert à Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme, 24 juin – 25 septembre). Très rapidement, c’est plus de 10.000 réfugiés qui sont regroupés dans ces camps [3].

La fermeture rapide de ces camps ne se déroule cependant pas selon les prévisions du secrétariat d’Etat aux Rapatriés du fait des flux de réfugiés continuels, et surtout des lenteurs dans le reclassement du fait du problème de sécurité des anciens supplétifs menacés par des membres du FLN, des réticences des employeurs ou de certains syndicats, des difficultés de logement, et de l’afflux massif des « rapatriés européens d’Algérie » mettant au second plan celui des « rapatriés musulmans »…

Ainsi, ne pouvant maintenir des milliers de familles sous l’hiver rigoureux de l’Auvergne ou de l’Aveyron, les camps du Larzac et de Bourg-Lastic ferment leurs portes durant les mois de septembre et octobre 1962. Les familles sont finalement transférées à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales, septembre 1962 – 31 décembre 1964) et Saint-Maurice l’Ardoise (Gard, 29 octobre 1962 – 1er décembre 1963) [4] dans un contexte d’urgence, de méfiance et d’interrogations sur le devenir de ces « réfugiés musulmans ».  

Une ouverture entre urgence et méfiance

Les camps de Saint-Maurice l’Ardoise et de Rivesaltes font partie du domaine militaire, mis à la disposition du ministère de l’Intérieur. Outre leur usage militaire, ils ont déjà été utilisés soit pour l’internement de populations durant la Seconde Guerre mondiale (Espagnols, juifs, Tziganes à Rivesaltes par exemple) soit pour l’assignation à résidence durant la guerre d’indépendance algérienne (militants nationalistes algériens voire membres de l’OAS à Saint-Maurice l’Ardoise). Face aux réticences préalables du ministère des Armées à prêter une partie de son domaine militaire au secrétariat aux Rapatriés, les mesures d’urgence ne sont pas prises dans l’immédiat pour accueillir ces milliers de réfugiés. Ainsi, les unités du Génie, qui devaient préparer le camp de Rivesaltes et surtout la construction de baraquements, n’y sont envoyées qu’après la fin de leurs manœuvres soit le 15 octobre, bien après les premières arrivées… C’est ainsi sous les tentes que les familles doivent affronter l’hiver et les bourrasques de la Tramontane. Une véritable ville de près de 10.000 personnes pousse en quelques jours à proximité de Perpignan, devenant la deuxième « ville » du département. Le 23 octobre 1962, le camp de Rivesaltes compte ainsi 9.620 personnes dont 4.660 enfants, avec une moyenne de 45 naissances par mois, 1.910 femmes et 3.050 hommes.

Quant au camp de Saint-Maurice l’Ardoise, ouvert le 29 octobre 1962, il occupe une superficie d’une quinzaine d’hectares, entourés par des fils de fer barbelés. Prévu à l’origine pour 400 personnes, il en accueille vite plus de 5.000. On y construit à la hâte cinq groupes de bâtiments, d’un total d’une quarantaine, numérotés de un à cinq, auxquels s’ajoutent des baraques en préfabriqué et des tentes de l’armée. Le 24 novembre 1962, on y compte 4.868 personnes et l’effectif maximum est atteint le 5 janvier 1963 avec 5 542 personnes (2 246 hommes dont 1 306 célibataires et 940 mariés, 1 082 femmes dont 137 célibataires et 945 mariées, 2 214 enfants dont 1 178 garçons et 1 036 filles) [5]. Face à cet afflux, le château Lascours est d’ailleurs réquisitionné pour les familles de réfugiés.

Si l’arrivée tumultueuse de ces milliers de familles attirait la compassion pour certains, les harkis du camp de Rivesaltes furent l’objet d’une véritable campagne de presse hostile avec Le Travailleur catalan, journal du parti communiste local, entre septembre et novembre 1962. Un billet régulier dénonce l’installation d’un camp de transit à Rivesaltes qualifié de « dépotoir » et désignent les anciens supplétifs comme des « mercenaires », des « hommes à tout faire », voire des « racailles ».  Les titres des articles sont éloquents : 22 septembre 1962 : « Rivesaltes à l’heure des harkis », 29 septembre : « Pas de villages de toile à Rivesaltes » ; 13 octobre : « Rivesaltes. Que compte faire le conseil municipal pour nous débarrasser des harkis » ; 3 novembre : « Rivesaltes aura-t-elle une municipalité harki ? ».

La méfiance vis-à-vis de cette population sera d’ailleurs de mise surtout bien entendu lors de l’installation des camps, une méfiance qui s’amenuise au fil du temps cependant. Il nous faut rappeler un contexte particulier où les anciens supplétifs sont aussi menacés sur le territoire français par des militants du FLN. La Fédération de France du FLN surveille, fiche, renseigne toute arrivée d’Algériens inconnus, à la recherche d’anciens supplétifs. En même temps que soumis à une protection particulière, les anciens supplétifs sont suspectés d’une possible collusion voire récupération de la part de l’OAS qui poursuit ses attentats en France, afin d’assassiner ceux qui ont « liquidés » l’Algérie française, De Gaulle en tête. Ainsi, les anciens supplétifs se retrouvent dans une situation paradoxale où les pouvoirs publics les surveillent par méfiance et les protège en même temps. Par une note de Pierre Messmer, ministre des Armées, datée du 27 octobre 1962, précisant que « les agglomérations de musulmans que constituent les camps peuvent donner lieu à des incidents ou manifestations susceptibles de troubler l’ordre public » [6], le renforcement des unités de gendarmerie devient effectif à proximité des camps de Saint-Maurice l’Ardoise et Rivesaltes.

Les familles sont ainsi soumises à une stricte discipline surtout après la manifestation devant la mairie de Rivesaltes par des anciens supplétifs souhaitant voter et les craintes des autorités préfectorales, comme celui des Pyrénées-Orientales qui précise que « c’est avec inquiétude que l’on est en droit de se demander la résistance que pourrait opposer le détachement en face d’un mouvement concerté de supplétifs musulmans qui, souvent oisifs, rôdent à travers le camp de Rivesaltes et sont susceptibles de se renseigner sur le contenu du dépôt militaire » [7]. Georges Pompidou exige ainsi du ministre des Armées que« le camp doit être soumis à une discipline qu rend indispensable la proximité de Perpignan où des incidents se sont déjà produits. Les méthodes qui sont suivies à Saint-Maurice l’Ardoise et qui donnent des résultats satisfaisants me paraissent devoir être reprises à Rivesaltes. Il y a de l’intérêt même des réfugiés qui sont d’ailleurs habitués à une organisation de type militaire comportant un encadrement solide. Pour éviter le retour des difficultés qu’ont entraînées les déplacements à Perpignan, il conviendra de soumettre les allées et venues à une certaine surveillance, les sorties du camp ne doivent être autorisées que pour des motifs sérieux » [8].

Une situation humanitaire dramatique

L’impréparation des autorités civiles et militaires, malgré la constitution de compagnies de camp comme unité support à sa gestion, entraînent des difficultés pour désemplir rapidement les camps. Ainsi, des infrastructures d’accueil quasiment inexistantes ajoutées à un afflux massif des familles d’anciens supplétifs aboutit à une situation humanitaire dramatique dès l’ouverture des camps jusqu’au premier trimestre 1963, où les conditions de vie s’amélioreront progressivement. Ceci entraîne l’interdiction du camp à tout civil non autorisé et particulièrement aux journalistes afin de ne pas médiatiser cette situation tragique et éviter une exploitation politicienne [9]. Une délégation du Conseil économique et sociale est d’ailleurs empêchée d’effectuer, en janvier 1963, une visite dans les camps de harkis. Les divers rapports qui se succèdent durant cette période des premiers mois de la transplantation sont unanimes dans ce constat d’un drame humain en cours.

« Rivesaltes est à l’image du monde où nous vivons, violent et inhumain »

Le rapport de la tournée de l’inspecteur SFIM (service pour les Français musulmans et d’Indochine, pendant « indigènes » ou non-européens du service des rapatriés) au camp de Rivesaltes en octobre 1962 est révélateur d’une situation non maîtrisée où rien n’a été fait pour préparer l’arrivée des familles [10].

« Le 15 octobre 1962, il pleuvait sur la région de Perpignan. Tous les harkis, 9.000, sont sous des tentes, le camp est boueux, l’eau coule sous les tentes. Une certaine amélioration de l’installation sanitaire a été effectuée mais les douches ne marchent pas encore, faute de personnels compétents pour les faire fonctionner. L’antenne du ministère des Rapatriés installée dans une baraque a procédé à l’aménagement de celle-ci de façon à la rendre presque confortable, le personnel de l’antenne est actuellement suffisant en nombre et en qualité pour faire tout le travail qui lui est confié. Organisation du camp militaire : pas de commandement ( …) Aucune autorité n’est chargée de coordonner leurs différentes activités. Le colonel Foque, commandant le groupe de subdivision de Perpignan, supervise tout cela de très loin. Une compagnie de Génie vient d’arriver. Il ne semble pas que des ordres aient été donnés pour faire commencer les travaux de restauration de baraques réservées aux harkis. Il semble qu’ils en sont encore à effectuer des devis ; le colonel Foque n’a pas pu me donner de chiffres précis sur l’estimation de la restauration des baraques destinées à l’hébergement et des baraques destinées aux classes. (…) Il est impossible que cette situation soit maintenue plus longtemps, les familles de harkis avec leurs jeunes enfants ne peuvent absolument pas restées plus longtemps dans des tentes dont la protection contre la pluie et surtout le vent sont très illusoires. Les baraques destinées aux harkis sont en très mauvais état, toitures laissant passer l’eau et surtout murs effondrés. Il importe que les travaux de restauration soient entrepris immédiatement ; les questions de devis ne pouvant humainement retarder l’installation des familles dans des bâtiments durs. Les bâtiments réservés aux harkis semblent insuffisants les îlots E B F de 77 baraques chacun, ne pourront loger tout le monde. Sans attendre la mise en état de toutes les baraques, il faut commencer à loger les familles au fur et à mesure que les bâtiments seront prêts. Aucune action de promotion sociale ne pourrait être effectués efficacement dans les conditions de vie actuelle des harkis » [11].

Le général d’Armée Olié résume lui aussi lors de la réunion du 19 novembre 1962 au Conseil nationale des musulmans français (CNMF) la situation difficile au camp de Rivesaltes après sa visite. « L’administration française, civile et militaire, doit se reconvertir pour devenir rapide, souple, humaine et efficace, dans un monde en mutation rapide, dur, que menace une « déshumanisation ». Rivesaltes est à l’image du monde où nous vivons, violent et inhumain. Ce spectacle ne provoque pas l’indignation qu’il mériterait, tant l’idée d’un monde concentrationnaire est passée dans les normes. En résumé, Rivesaltes n’aurait jamais dû exister. Cette situation est indigne de la France ; pitoyable : des êtres sont malheureux de notre fait. Malgré les efforts déjà accomplis, ils vivent dans des conditions matérielles navrantes, aggravées par l’oisiveté. L’exploitation possible de cette situation à des fins politiques ou de scandale y présente de plus un danger ».

Il décrit ainsi leurs conditions de vie. « Il faut loger ces malheureux qui sont actuellement sous des tentes sans chauffage ni électricité, dans des bâtiments en dur, éclairés et chauffés. Hygiène : les installations sanitaires sont très insuffisantes. Il faut des WC, des douches, des salles de petits soins, un personnel médical plus nombreux (il y a une naissance par jour). La nourriture paraît suffisante. Des vêtements sont fournis par le ministère des Rapatriés et des œuvres privées. La scolarisation des 2.057 enfants de 6 à 14 ans doit commencer ces jours-ci ; elle est prise en charge partie par l’armée, partie par l’académie. Les cours techniques ou de promotion sociale sont également sur le point de commencer (…) L’état d’esprit n’est pour le moment pas bon : inquiétude devant un avenir incertain, jointe à une certaine versatilité ethnique, promesses imprudentes non tenues. Les esprits sont ainsi prêts à accueillir n’importe quelle excitation venue de l’extérieur. Il faut évidemment vider le camp »[12]. Même s’il reconnaît que ce n’est guère possible avant un laps de temps assez long. Il conclue en expliquant que « ce douloureux problème est pour nous essentiel, capital, transcendant, parce qu’il s’agit de l’honneur national, d’une obligation de solidarité humaine, d’un témoignage de fidélité envers notre civilisation ».

Saint-Maurice l’Ardoise. « Tentes et baraques voguent sur une mer de boue »

A Saint-Maurice l’Ardoise, les témoignages vont aussi dans le même sens. La description la plus parlante en est donnée par un rapport du docteur Andrée Heurtematte, médecin-chef au service de médecine infantile de l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon [13]. Dans une lettre adressée le 26 janvier 1963 au député-maire d’Avignon et au préfet de Vaucluse, elle alerte sur la situation médicale et sanitaire déplorable des réfugiés de Saint-Maurice l’Ardoise et Lascours et de ceux reçus à l’hôpital de Sainte-Marthe d’Avignon [14]. Elle avait déjà tenté d’informer plusieurs personnalités importantes « des conditions déplorables dans lesquelles étaient tenus les harkis et leurs familles concentrés au camp de l’Ardoise et au camp de Lascours », mais l’une lui avait répondu qu’elle ne pouvait pas faire grand chose et une autre que la question ne l’intéressait pas… Elle s’est donc tournée vers le préfet : « Comme je sais que vous êtes sensible à ce qui se passe dans notre région, je me permets donc de vous signaler ces faits qui ne peuvent laisser personne indifférente ».

Elle tient ses renseignements, en particulier, d’un médecin du camp qui y fait son service militaire, dont elle préserve l’anonymat, et qui, indigné de la manière dont procèdent ses collègues les médecins militaires, lui a exposé dans le détail les conditions de vie des réfugiés. Saint-Maurice l’Ardoise et Château Lascours abritent alors environ 6 000 personnes, dont beaucoup de familles nombreuses, qui logent dans des tentes et des baraquements : « Les baraquements sont abominables, sales et froids. Tentes et baraques voguent sur une mer de boue quand il pleut ou à la fonte de la neige ». Nous sommes alors en plein hiver 1962-1963, avec un froid rigoureux, et le problème le plus délicat est celui du chauffage. La vie sous les tentes est par ailleurs préférée, car il est plus facile d’obtenir une chaleur suffisante. Dans les baraquements, la plupart utilisent des poêles dont ils font sortir le tuyau en cassant le carreau d’une fenêtre. La nourriture est insuffisante et préparée dans des conditions très défectueuses et la ration des enfants de moins de 2 ans ne comporte qu’une boite de lait tous les deux jours.

Depuis l’arrivée des premiers réfugiés jusqu’au mois de janvier 1963, les conditions des soins au camp sont jugées affreuses : aucune installation prévue pour les consultations des médecins ni d’infirmerie organisée. La responsabilité médicale incombe à un médecin capitaine de carrière « absolument nul, anéanti par son chef hiérarchique, le commandant du camp. Le travail était donc fait par les médecins du contingent qui se promenaient avec une bougie pour examiner les gorges et qui étaient considérés comme des fous quand ils émettaient la prétention de déshabiller un malade ». La visite, publique, se passe au milieu de la tente ou de la baraque. En ce qui concerne le matériel médical, un seul thermomètre est disponible. Les véhicules, camionnettes, ambulances, sont anachroniques. « Un détail pittoresque : il y a une seule roue de secours bien usagée pour deux ambulances, lorsque les ambulances se croisent, celui qui va vers l’extérieur récupère la roue ». Les médecins, ne pouvant faire d’opérations médicales, ils doivent se battre pour obtenir le transfert de malades dans les hôpitaux de Nîmes et d’Avignon,« le commandant ne voulant pas nous encombrer », contribuant ainsi à de nombreux décès. Certains enfants sont arrivés mourants et sont morts en raison des lenteurs administratives, de papiers qui n’étaient pas en règle et pour lesquels des heures décisives ont été perdues.

Cette situation provoque un vaste scandale. D’autres personnalités sont alertées sur les conditions de vie à Saint-Maurice l’Ardoise et Lascours. Ainsi, le chef de cabinet du premier ministre Georges Pompidou visite le camp pour débloquer des crédits d’urgence. Le 13 janvier 1963, une délégation du Secours Catholique, arrive aussi, cependant, « le commandant aurait déclaré que tout allait pour le mieux et qu’il n’avait besoin de rien ». Au début du mois de janvier 1963 également, un médecin colonel, supérieur hiérarchique du médecin capitaine, est dépêché sur place : « c’était un homme de valeur qui a redonné le moral aux médecins du contingent »[15]. Il trouve, dans le camp même, tout un matériel en parfait état et inutilisé : des thermomètres, des seringues, des aiguilles. En peu de jours, il édifie un groupe de consultations, une maternité (le rythme des naissances est de trois à quatre par jours), et des locaux d’infirmerie pour les adultes et pour les enfants. Il fait venir du personnel. Il ne reste que quinze jours, mais jette les bases de l’organisation du service de santé, dont s’occupe désormais une responsable féminine, avec l’aide d’équipes médico-sociales. Jusqu’au 1er décembre 1963, date de fermeture du camp de transit, ce service effectuera 2 000 hospitalisations, 8 000 vaccinations, 3 200 radios, 255 naissances et traitera 1 025 cas de maladies contagieuses.

Le médecin-chef Heurtematte s’alarme aussi de la situation médicale et sanitaire des anciens supplétifs et membres de leur famille hospitalisés à l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon dont la majorité provient du camp de Saint-Maurice l’Ardoise. Ainsi, à la date du 26 janvier 1963, le service de médecine infantile accueille 26 enfants à Sainte-Marthe et 16 autres au centre de convalescence de Gadagne. Dans le service de médecine infantile, 72 enfants ont été reçus entre décembre 1962 et janvier 1963, dont beaucoup nécessitaient des soins d’urgence, voire une intervention médicale. « La plus mauvaise semaine se situe entre Noël et le Jour de l’An où jusqu’à 9 enfants ont été reçus à la fois en une journée, la moyenne des entrants, les autres jours de cette semaine, tournant autour de trois »[16]. L’état sanitaire de ces enfants était accablant.

L’hôpital a enregistré malheureusement six décès. Certains enfants, arrivés trop tardivement, n’ont pu être sauvés malgré les tentatives de réanimation. « Un enfant est mort pratiquement à l’arrivée en le posant sur la table, deux enfants sont arrivés agonisants et sont morts dans les deux heures » [17]. Faute de place, le service de maternité doit placer deux enfants par lit, d’autres étant même couchés dans des corbeilles à pharmacie.

C’est pour jeter un cri d’alarme que ce médecin-chef décide d’envoyer son rapport au député-maire et au préfet : « Je pense traduire l’opinion générale de tous ceux qui ont été au contact de ces enfants et de leur famille, en vous disant que nous avons été profondément scandalisés de voir, à notre époque et dans notre pays, apparaître de telles situations. Il m’a semblé que la meilleure chose à faire était de vous en avertir ».

Des organismes de secours comme la Cimade, le Secours catholique et la Croix-Rouge, interviennent d’ailleurs pour aider ces familles démunies ne possédant que peu d’effets personnels. Le Secours catholique fournit ainsi un camion de cinq tonnes de vêtements au camp de Rivesaltes [18]. La construction de baraquements en dur jusqu’au premier semestre 1963 résout finalement le problème le plus inquiétant : le logement. Ce qui permet à l’autorité militaire, avec l’accord du ministère des Armées, d’ouvrir le camp à la presse à partir du 15 mars [19]. Ainsi journaux nationaux et locaux effectuent des articles voire enquêtes pour montrer l’oeuvre effectuée par l’armée et le gouvernement en faveur du reclassement des familles d’anciens supplétifs. Même la célèbre émission de télévision Cinq colonnes à la une est de la partie. 

Du reclassement des harkis à la question des «irrécupérables »

De la difficulté du reclassement

Pour vider rapidement les camps, les débats agitent les différents ministères en charge des harkis. Il avait ainsi été proposé de répartir autoritairement les familles d’anciens supplétifs selon le nombre de départements. Le général de corps d’armée Houssay, commandant la 9e région militaire constate que le reclassement est trop lent et difficile [20] : depuis le 1er octobre 1962, sur 18.000 anciens supplétifs reçus dans les deux camps de la région militaire, 4.300 ont été recasés (dont 2/3 étaient des célibataires, des jeunes ou des éléments ayant déjà acquis une spécialité, la préformation professionnelle qui ne permet qu’un maximum de 2.000 recasés dans 6 mois, les chantiers de forestage avec un maximum de 3.000 ex-harkis, un millier de transférés à Bias en provenance de Rivesaltes et Saint-Maurice). Il demande ainsi au ministère des Armées que « si aucune solution valable ne se présentait avant la fin de 1963, il serait préférable de disséminer les harkis par départements plutôt que de conserver dans un camp 6.000 ex-harkis et leurs familles pendant un temps indéterminé et certainement long ». Contredisant les experts,l’agriculture n’offre que peu de débouchés (méfiance des agriculteurs, problèmes du logement des familles, les camps sont éloignés des zones industrielles, le logement de famille est concurrencé par les migrants individuels venant d’Algérie, l’implantation dans des villages abandonnés a échoué car les familles sont ensuite « abandonnées »).

Pierre Messmer, ministre des Armées, devant la crainte de l’arrivée de près de 10.000 personnes d’Algérie veut la fermeture des camps par le ministère des Rapatriés et dénonce cet « univers concentrationnaire », souhaitant par là-même récupérer les domaines militaires et ne plus être en charge de camps qui pèsent sur le budget de l’Armée. « Les camps ne constituent pas une formule d’avenir. Leur organisation, fut-elle sans reproche, ils restent marqués de la tare de tout « univers concentrationnaire ». Non seulement le système favorise le développement des épidémies, comme celle de Saint-Maurice l’Ardoise, mais il contribue à la démoralisation d’hommes, qui y perdront leur raison d’être. En outre, sur le plan politique, il offre une cible facile à l’opposition. Le séjour dans les camps ne se justifie que dans la mesure où il permet de donner à ceux qui en sont capables des rudiments de formation professionnelle »[21]. Il préconise de recaser 110 personnes par départements sur 10.000 par une administration centrale, soit moins de 40 emplois, mois de 40 logements à trouver par département.

La dissémination dans les départements ne sera finalement pas une décision prise par le ministère des Rapatriés, préférant en cela la transition des hameaux forestiers considérés comme « un reclassement collectif (…) pour donner le temps à ces familles musulmanes de s’adapter peu à peu à la vie rurale française avant d’être précipitées dans un secteur industriel » [22].

A la fin de l’année 1965, selon un rapport gouvernemental sur les reclassements professionnels, sur les 13.001 chefs de familles reclassés (représentant 41.342 personnes dont près de 22.000 personnes pour le seul camp de Rivesaltes) 7.053 l’ont été dans le secteur industriel (54,2%), 2.189 dans les chantiers forestiers (16,8%), 2.125 dans des professions diverses (16,2%) et seulement 1.634 dans le secteur agricole (12,6%). 
 
De Rivesaltes à Saint-Maurice l’Ardoise, la question des « irrécupérables »

Le camp de transit de Saint-Maurice l’Ardoise ferme officiellement ses portes le 1er décembre 1963 [23], les familles qui continuent à venir d’Algérie transitent toutes désormais par le château de Lascours –jusqu’au 1er juillet 1970- avant d’être dispersées. Quand au camp de Rivesaltes, il se vide progressivement de ses habitants tout au long de l’année 1964. François Missoffe, ministre des Rapatriés, avait demandé en mai 1964 cependant qu’une « attitude libérale » soit maintenue pour certains cas sociaux, se préoccupant de regrouper « les déchets existant dans ce camp et dont le reclassement s’avèrera impossible », ainsi que des familles libérées d’Algérie et transférées en France [24]. L’ancien supplétif « inclassable » est d’ailleurs clairement définit : « un ancien supplétif possédant la nationalité française, inadapté et inadaptable sans que son instabilité atteigne le seuil pathologique »[25].

En mai 1964, les services du SFIM estiment ainsi à environ 1.000 personnes difficilement reclassables : 60 célibataires, 100 chefs de famille (25 cas médico-sociaux, 50 vieillards, 25 inadaptés), 80 veuves [26]. Suite à une autre visite au camp le 21 mai 1964, 460 familles dont 217 constituent des incasables et 243 à reclasser sont comptabilisées. Il est précisé qu’il serait difficile de conserver la structure du camp car même avec un aménagement cela « ne supprimerait pas les conditions inhumaines de vie qui existent réellement dans l’ensemble du camp de Rivesaltes et qui limitent forcément la durée d’un hébergement » [27].

A la date du 8-9 juillet 1964, le camp de Rivesaltes compte finalement 228 familles regroupant 935 personnes considérés comme incasables : chefs de famille hommes de plus de 55 ans, chefs de famille femmes, inaptes physiques, tuberculeux [28]. Dans ce rapport, 168 familles groupant 781 personnes (dont 19 familles soit 55 personnes pourraient être reclassés sous réserve d’un examen médical d’aptitude) sont considérées comme retenues pour le camp de Saint-Maurice l’Ardoise, qui devient, comme le camp de Bias, une « cité d’accueil » ou « camp d’hébergement » pour des familles « inclassables » ou « incasables », des vieillards et handicapés qualifiés d’« irrécupérables ». Néanmoins, le problème réside dans le fait « qu’il est difficile de recenser la population incasable qui continue à entrer et à sortir du camp ». Certains considérés comme incasables en avril ont été reclassés, des familles de Bias sont renvoyées à Rivesaltes. Certaines familles sont recasées pour vivre hors des camps dans des logements à faibles loyers.

En septembre et octobre 1964, les départs des dernières familles de harkis reclassables s’effectuent [29]. Au 1er novembre, ne reste globalement que les incasables : 32 familles (hommes de plus de 55 ans) soit 170 personnes ; 64 familles (chefs de famille femmes) soit 244 personnes ; 45 familles dont le chef est inapte physique soit 183 personnes ; 32 familles (tuberculeux) soit 170 personnes. Soit un total de 173 familles groupant 767 personnes. Le 16 décembre 1964, un détachement de 206 ex-supplétifs et familles quitte le camp à destination de Saint-Maurice l’Ardoise. C’est le commencement pour ces familles d’une vie en vase clos. A la fin de l’année 1964, la « cité d’accueil » de Saint-Maurice l’Ardoise rassemble 420 enfants sur un total de 674 personnes, dont 88 hommes et 166 femmes, provenant presque toutes de Rivesaltes, qui ferme ses portes le 31 décembre 1964.

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C’est ainsi près de 30.000 personnes qui ont finalement transitées par Rivesaltes et Saint-Maurice l’Ardoise, sur un total d’environ 42.000 personnes passées par un camp de transit entre 1962 et 1965. Néanmoins, la fermeture de ces deux camps de transit ne signifie en rien la fin du système de relégation spatiale mis en place à destination d’une partie, certes minoritaire, mais non moins importante de l’ensemble du groupe social « harkis ». Avec deux cités d’accueil, 42 cités urbaines et 75 hameaux forestiers, ces nouveaux espaces constituent le prolongement postcolonial de cette France des camps. Les révoltes de 1975 dans les espaces de regroupement réservés aux familles d’anciens supplétifs aboutissent à la fermeture et à la destruction du camp de Saint-Maurice l’Ardoise en 1976 et à la lente résorption des cités urbaines et hameaux forestiers, et ce, parfois, jusqu’aux années 1990. Tous ces lieux, et avec une particulière acuité les camps de Rivesaltes et Saint-Maurice l’Ardoise, constituent de nos jours des référents importants dans la mémoire collective du groupe social harkis.

Première parution : Abderahmen Moumen, « Camp de Rivesaltes, camp de Saint-Maurice l’Ardoise. L’Accueil et le reclassement des harkis en France (1962-1964) », Les Temps modernes, n° 666, novembre-décembre 2011, pp.105-119.

Notes


[1] Denis Peschanski, Les Camps d’internement en France (1938-1946), Doctorat d’État sous la direction. d’Antoine Prost, Université Panthéon-Sorbonne, 3 volumes, 948p., 2000. Publiée sous le titre, La France des camps : l’internement, 1938-1946, Gallimard, 2002, 456p.

[2] Sylvie Thénault (sd), « L’internement en France pendant la guerre d’Algérie », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, n°92, octobre-décembre 2008, 75p.

[3] A la date du 19 juillet 1962, 11.486 personnes sont hébergées dans ces deux camps : 5.894 au Larzac et 5.592 à Bourg-Lastic.

[4] Les civils non-supplétifs sont envoyés au camp de La Rye-Le Vigeant, dans le département de la Vienne. Enfin, en 1963, le camp de Bias (Lot-et-Garonne, janvier 1963 – 1964) ouvre ses portes pour accueillir les anciens supplétifs célibataires, en formation professionnelle puis ceux difficilement reclassables.

[5] Archives départementales du Gard (AD30) CA 1559. Cabinet du Préfet.

[6] Service historique de la Défense (SHD) 1 R 336/8. Note n°42955/MA/CM du 27 octobre 1962. .

[7] Centre des archives contemporaines (CAC) 19910467/8. Courrier du préfet des Pyrénées-Orientales aux ministres des Armées, de l’Intérieur, chargé des Rapatriés, le 13 novembre 1962.

[8] CAC 19920149/1. Courrier du 8 décembre 1962.

[9] La presse est interdite de séjour dans les camps par Matignon, le ministère des Armées donne ainsi ces instructions aux deux commandants du camp par l’intermédiaire du Général commandant la région de Marseille de n’admettre aucun journaliste.

[10] CAC 19920149/1. Compte-rendu de la tournée au camp de Rivesaltes, SFIM, 16 octobre 1962.

[11] CAC 19920149/1. Compte-rendu de la tournée au camp de Rivesaltes, SFIM, 16 octobre 1962.

[12] CIMADE, 3D19/6. CNMF, réunion du 19 novembre 1962.

[13] Il est intéressant de noter que les premières études sur les « harkis » ont été menées par des médecins ou des psychiatres.

[14]Archives départementales du Vaucluse (AD84) 176 W 594.

[15]ADV 176 W 594.

[16]ADV 176 W 594.

[17]ADV 176 W 594.

[18] CIMADE, 3D19/6, CNMF, réunion du 19 novembre 1962.

[19] Cette interdiction est levée en principe le 15 février à Rivesaltes, le 1er mars à Saint-Maurice.

[20] CAC 19920149/5. Général Houssay au ministre des Armées, 8 février 1963.

[21] CAC 19920149/5. Ministre des Armées au ministre des Rapatriés, 2 mars 1963.

[22] CAC 19920149/5. Ministre des rapatriés au ministre des Armées, 14 mars 1963.

[23] SHD 13 T 239. Au 12 novembre 1963, du camp de Saint-Maurice l’Ardoise, 800 personnes doivent rejoindre des chantiers de forestage, 100 transférés à Bias, 160 regroupés au centre artisanal de Lodève et 130 n’ont aucun emploi prévu.

[24] SHD 19 T 257/2. Ministre des Rapatriés au ministre des Armées, 15 mai 1964.

[25] CAC 19920149/1. Service de reclassement des Français musulmans, 26 mai 1965.

[26] CAC 19920149/2. Note au préfet Pérony, 8 mai 1964.

[27] CAC 19970146/6.

[28] CAC 19920149/2. SRFIM, Recensement des incasables au camp de Rivesaltes, 8-9 juillet 1964.

[29] CAC 19920149/2. SRFIM, Note à l’attention du préfet Perony, 30 septembre 1964.

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