Marine Le Pen : face aux ultras ?
Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Paul Conge, « Ultradroite : « Marine Le Pen se démarque de la radicalité violente, qui est un poison électoral » « , Marianne, 23 décembre 2022.

Qui Marine Le Pen a-t-elle dans le collimateur avec sa demande de dissoudre les « groupuscules extrémistes » ?
Jusqu’ici, Marine Le Pen et le RN demandaient régulièrement la dissolution des groupes antifas et des Black blocs, sachant que ces derniers ne sont pas une structure, mais une tactique violente de convergence de militants d’ultra-gauche. Il s’agissait donc d’une adaptation du discours du Front national (FN) des années 1970 qui, lui, demandait la dissolution des mouvements d’extrême gauche. Néanmoins, Marine Le Pen ajoute là les groupes d’ultradroite en se positionnant donc comme hostile à toutes formes de radicalités violentes. Cette position a pour elle le mérite de la présenter comme défenseuse de l’État de droit contre les groupes violents. Mais c’est politique, et non juridique.
Les dissolutions doivent être argumentées et circonstanciées pour passer le cap du recours auprès du conseil d’État. Ce dernier avait ainsi invalidé les dissolutions de groupes gauchistes après mai 1968 car l’État était incapable de démontrer leur rôle factuel dans les violences. L’idée d’une grande vague de dissolution de tout ce qui serait radical ne passerait ainsi pas : c’est une tentation illibérale de croire que l’État peut interdire tout ce qu’il veut en le désignant comme radical, ce n’est pas faisable dans notre État de droit où il existe des garde-fous juridiques.
Cette demande de dissolution intervient quelques jours après la demi-finale France-Maroc, après laquelle des militants d’extrême droite ont été aperçus en nombre dans les rues, certains attaquant, comme à Lyon, des supporters étrangers. Comment interpréter ce geste très politique de la part de la cheffe de file du RN ?
Des actions violentes organisées avec des dizaines de personnes en plusieurs points du territoire, c’est une montée en puissance notable de l’activisme de droite. En outre, nous en sommes, depuis 2017, à dix actions d’ultradroite de type terroriste empêchées par le travail des services de police. C’est un risque contre lequel déjà Louis Aliot s’était élevé il y a quelques semaines, en soulignant que c’était la thématique dite du « grand remplacement » qui mobilisait ces militants violents. A son tour, Marine Le Pen prend acte qu’il faut se démarquer de la radicalité violente, qui est un poison électoral. Elle le fait en revanche pour sa part sans désigner le lien avec l’argumentaire idéologique, en noyant le tout dans une égalité entre radicalités de droite et de gauche – bref une synthèse entre Aliot et Bardella, un peu à l’image des synthèses que faisait François Hollande.
Est-ce inédit que le RN prenne aussi clairement position contre les marges violentes de sa propre famille politique ?
Non, pas vraiment : Marine Le Pen avait été très habile lors des dissolutions de groupes radicaux après la mort du jeune militant antifa Clément Méric en 2013. Elle les avait dénoncés en cherchant à dire que c’étaient eux l’extrême droite. Et que donc elle n’aurait rien à voir avec ce camp et cette étiquette politique. C’est l’argument d’ailleurs encore utilisé : le RN brandit la haine de certains radicaux de droite à son encontre, par exemple celle de l’hebdomadaire Rivarol, pour dire « ils nous haïssent, nous les combattons ». Il demeure néanmoins bien des ambiguïtés, y compris dans l’analyse : en 2019, le groupe des eurodéputés RN avait ainsi produit un rapport sur les radicalités de gauche où il présentait la mort de Clément Méric comme relevant d’une responsabilité partagée entre antifas et nationalistes, thèse qui avait été invalidée par le procès sur des bases matérielles.
Il y a peu de temps, les marges de l’extrême droite parfois violentes – du GUD aux identitaires – étaient encore des courroies de recrutement pour le parti de Marine Le Pen. Que reste-t-il aujourd’hui des liens entre le RN et cette extrême droite radicale ?
Les radicaux ont massivement choisi Éric Zemmour contre Marine Le Pen, comme il y a plus de vingt ans ils avaient choisi Bruno Mégret contre Jean-Marie Le Pen. Idéologiquement, c’est rationnel puisque Eric Zemmour défend une conception ethniciste de la nationalité, comme eux. Ensuite, Reconquête! est, comme le FN avant la scission mégretiste, un compromis nationaliste. C’est-à-dire que toutes les tendances des extrêmes droites peuvent y cohabiter. Au FN, cette règle a été abandonnée après la scission au bénéfice d’une allégeance à la présidence. Les radicaux sont donc plus à l’aise chez Zemmour qu’au RN. Ceci dit, les prestations des campagnes numériques de la campagne des européennes de Jordan Bardella et de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022 ont encore été confiés à des membres de la « GUD Connexion », ce qu’il y a de plus radical.
Dans sa requête à Matignon, Marine Le Pen vise aussi bien l’extrême droite violente que les groupes écologistes et antifascistes qui, eux, prônent des actions allant de la désobéissance civile à la violence militante. Cela a-t-il du sens de les renvoyer dos à dos ?
L’ultra gauche a été en capacité d’exercer des violences de rue massives par exemple dans le cadre de la loi Travail en 2016, mais il n’y a pas eu de tentation terroriste comme à l’ultra droite avec des projets d’attentats meurtriers. Entre 1986 et 2016, nous avions relevé, avec la chercheuse Isabelle Sommier, 1305 actions violentes de droite pour 933 de gauche. La violence de droite s’avérait plus inter-personnelle : il y avait par exemple 299 agressions commises par la droite contre 40 par la gauche. Une ligne de fracture comportementale oppose les deux bords, avec une priorité donnée aux cibles matérielles ou d’État, à gauche, et contre les personnes civiles, à droite. En forçant le trait : la droite pose des problèmes judiciaires individuels quand la gauche constitue un problème de maintien de l’ordre public. Si on pense en termes de létalité, les choses sont nettes : depuis 1986, quand la radicalité de gauche fait un mort, la radicalité de droite en fait dix. La raison en est simple : la violence de droite est souvent motivée par le racisme, qui est un incroyable accélérateur de radicalisation violente. Comparer est donc utile et nécessaire, mais l’assimilation des phénomènes est un non-sens statistique, intellectuel, et en termes de politique de maintien de l’ordre.