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Les Harkis : un imbroglio sémantique

harkis attendant leur transfert vers un camp en juin 1962Par Abderhamen Moumen

Le groupe social « harkis » est exemplaire par la complexité à trouver le terme le plus adéquat à sa désignation. Car, avec l'emploi de ce terme générique, les risques d'amalgames sont très souvent facilités. Si l'on excepte les raccourcis à la fois injurieux, polémiques, idéologiques du « harkis = traîtres » aux « harkis = vaillants combattants de l'Algérie française », il est ainsi des plus déroutant et déconcertant pour l'impétrant à toute recherche préliminaire sur cette population de constater que nous nous heurtons immédiatement et irrémédiablement à la problématique de leur appellation. En bref, comment dénommer ce groupe social particulier, dans quelle catégorie juridique et statutaire les situer, et dans quel type de mouvement migratoire les placer ?

Réfugiés ou rapatriés ? Algériens ou Français ?

Dès l’arrivée des familles d’anciens supplétifs, le problème se pose, surtout pour les pouvoirs publics, de la dénomination de cette population. Quel est leur statut ? Réfugiés ou rapatriés ? Algériens ou Français ?

Revenons en prime abord aux définitions élémentaires. Toute personne est considérée comme rapatriée si elle répond à la définition de la loi Boulin du 26 décembre 1961 : « les Français, ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’évènements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France, pourront bénéficier du concours de l’Etat, en vertu de la solidarité nationale affirmée par le préambule de la constitution de 1946, dans les conditions prévues par la présente loi. Ce concours se manifeste par un ensemble de mesures de nature à intégrer les Français rapatriés dans les structures économiques et sociales de la nation… ».

Diverses prestations sont prévues à l’arrivée des rapatriés, partagées en prestations de retour (allocation départ, bons de transport et réquisitions, indemnité forfaitaire de déménagement), les prestations de subsistance avec l’allocation de subsistance, et les prestations de reclassement (prime géographique, prime de reconversion et subventions de réinstallation). Avec l’afflux des rapatriés d’Algérie, un ministère des Rapatriés est crée en décembre 1962 pour s’occuper des difficultés d’installation et de reclassement[1].

Théoriquement, les anciens supplétifs et leurs familles sont considérés officiellement comme des rapatriés par les pouvoirs publics, mais certains faits mettent en avant le flou dans lequel les pouvoirs publics se situent. Ainsi, les étapes fluctuantes de leur venue en France entre opposition et accueil limité en métropole, le contexte particulier et la méfiance des pouvoirs publics (les suspectant à la fois de proximité avec l’OAS, de retournement possible par des membres du FLN et du risque de raviver des tensions avec l’immigration algérienne), le rapport à la nationalité avec la déclaration recognitive de nationalité française[2], les mesures d’exception au regard de la législation sur les rapatriés nous interpellent quant à la pertinence de l’application de cette terminologie. Ces rapatriés, publiquement à part entière (mais dont les pratiques administratives des pouvoirs publics les classeraient plutôt entièrement à part), sont par certains aspects à la lisière de la situation de réfugiés. La position explicite du général de Gaulle, alors chef de l’Etat, ne fait que confirmer ce postulat : « le terme de rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés ! »[3].

Les termes employés dans les archives des ministères de l’Armée, de l’Intérieur ou du secrétariat (puis du ministère) chargé des Rapatriés interpellent aussi par le flottement sémantique concernant ces « musulmans » : transfert, repliement, rapatriement, hésitant souvent entre « rapatriés musulmans » et « réfugiés musulmans ». Dans les diverses correspondances, ils sont nommés comme réfugiés musulmans, réfugiés harkis, musulmans harkis, musulmans réfugiés, musulmans rapatriés voire pour certains, afin d’éviter toute erreur, musulmans algériens harkis ! Poursuivant en cela les catégorisations effectuées dans la presse qui tantôt incorporent les harkis dans des articles ayant trait aux rapatriés, parfois dans d’autres quant à l’afflux de la main d’œuvre algérienne en France.

Les divers recensements et autres statistiques effectués par les préfectures poursuivent dans cette logique. Les anciens harkis et leurs familles sont ainsi soit incorporés dans les statistiques relatives à l’ensemble des rapatriés, mais désignés comme rapatriés musulmans ou ex-harkis, séparation est ainsi faite des rapatriés dits européens, soit avec les Algériens mais signalés comme ex-harkis.

D’ailleurs, durant l’année 1962, dans le contexte de totale imprécision des populations en provenance d’Algérie qui fuient l’indépendance nouvellement acquise, se met en place une hiérarchisation qui, à défaut de cerner véritablement les familles d’anciens supplétifs, permet à minima de les situer dans un rapport à l’altérité qui n’est pas sans lien avec certaines continuités des discours de la période coloniale.

Aux Européens d’Algérie, considérés légitimement comme Français – sans sous-estimer les stéréotypes longtemps véhiculés et peu flatteurs à partir de leur arrivée –  succèdent tous ces élus politiques français musulmans (députés, sénateurs et autres élus locaux) et les « auxiliaires coloniaux » (bachaghas, aghas, caïds) considérés aussi, comme le sous-préfet de Toulon le souligne dans un courrier daté du 9 juillet 1962, comme des « rapatriés de qualité »[4]. Suivent ensuite les familles d’anciens supplétifs, ni tout à fait Français, ni tout à fait de statut rapatriés, mais à traiter avec une certaine déférence par rapport aux migrants algériens traditionnels, l’option du choix politique envers la France jouant en leur faveur.

Le terme « harkis », entre option de facilité et inévitables amalgames

Succède à partir de 1962 une litanie de qualifications qui souligne la difficulté des pouvoirs publics à cerner cette population. Une litanie qui, en réalité ne fait que poursuivre les difficultés des gouvernants français à déterminer une politique claire en direction des populations indigènes (dans le sens de population originelle de l’Algérie – en dehors des Juifs d’Algérie dont le sort est clairement explicité par le décret Crémieux qui francise de manière collective cette population), en l’occurrence les arabo-berbères.

Ainsi, à l’utilisation des termes « arabes » et « berbères » lors de la conquête, se substituent les indigènes de la période coloniale, puis les musulmans[5], et au fur et à mesure de l’octroi d’avancées politiques minimes se rajoutent les notions de Français musulmans d’Algérie (FMA) et de Français musulmans de souche nord-africaine (FSNA)[6], terme administratif et officiel de la fin de la guerre d’Algérie.

L’arrivée des anciens supplétifs, et plus largement de tous ces « musulmans » qui quittent l’Algérie pour des motifs politiques, contribue largement à l’utilisation d’une sémantique qui n’est pas sans rappeler la période pré-indépendance de l’Algérie. Il est alors intéressant de noter que s’entremêlent des termes aux connotations à la fois politiques, juridiques, religieux voire d’origine géographique.

Aux musulmans français et/ou aux Français musulmans (c’est comme on veut), suivent les Français de Souche Islamique Rapatriés d’Afrique du Nord (FSIRAN) puis les Français Rapatriés de Confession Islamique (FRCI), puis l’éphémère FMR (Français musulmans rapatriés) et pour terminer, de nos jours encore utilisé par l’administration préfectorale, les Rapatriés d’Origine Nord-Africaine (RONA). De là, la compréhension à l’utilisation simplificatrice du terme de « harkis », malgré un retour à la case départ, et tous les amalgames et autres imprécisions que ce terme peut véhiculer.

Le terme « harkis » prend alors comme définition dans ce contexte : les anciens supplétifs de l’armée française durant la guerre d’Algérie, d’origine algérienne et ayant opté pour la nationalité française à partir de 1962 ou les années qui suivent. Excluant en cela les militaires et appelés FSNA, et tous les autres supplétifs : les « harkis blancs » (Européens d’Algérie engagés dans les formations supplétives essentiellement comme moghaznis), les anciens supplétifs d’origine marocaine ou tunisienne dont certains ont transité par les camps, les « harkis » réfugiés en France mais qui ont conservé la nationalité algérienne (surtout afin de pouvoir rentrer en Algérie sans risque de refoulement), les « harkis » restés de gré ou de force en Algérie.

Ainsi, à la croisée des chemins entre toutes les catégories, les anciens supplétifs et leurs épouses ne sont pas tout à fait Français ni tout à fait Algériens, ou plutôt ils sont à la fois Français et Algériens. Ils ne sont pas tout à fait des immigrés – sinon des migrants politiques dans le cadre des migrations politiques liées la décolonisation – ni tout à fait des rapatriés – ou sinon des rapatriés particuliers.

Français de souche nord africaine avec une égalité des droits politiques tardivement obtenus en 1958 et avec un statut juridique particulier conservé – Français de statut de droit local musulman ou berbère – devenus Algériens avec les Accords d’Evian (pour quelques mois pour la majorité d’entre eux), les anciens supplétifs et leurs épouses redeviennent Français par la déclaration recognitive de nationalité française effectuée lors de leur arrivée en France. Ils sont cependant toujours considérés comme Algériens par l’Algérie d’aujourd’hui qui ne reconnaît qu’une nationalité pour tous les « musulmans » nés avant 1962. Arrivés en France sous un statut plus proche de celui de réfugiés[7] (car considérés comme Algériens dorénavant mais fuyant les massacres), ils deviennent finalement par défaut des rapatriés avec un traitement différencié de celui des Européens, subsistance résiduelle de certaines pratiques coloniales. La création par décret du Haut Conseil des Rapatriés (HCR) en décembre 2002, avec la mise en place de deux sections, la section « rapatriés » et la section « harkis et autres membres des formations supplétives et assimilés », et les débats internes à ces groupes sociaux sur la pertinence d’une telle séparation, illustre parfaitement la complexité de ce débat sémantique.

Notes

[1] Ministère supprimé le 23 juillet 1964.

[2] A la différence des autres rapatriés, les « musulmans rapatriés » de statut de droit local doivent effectués une procédure de recognition de la nationalité française afin de pouvoir bénéficier du statut de rapatriés.

[3] Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Paris, Fayard, 1994, p.196. Conseil des ministres, 25 juillet 1962.

[4] CAC 19910467/1. Courrier du sous-préfet de Toulon au préfet du Var, 9 juillet 1962.

[5] Le terme de « musulmans » doit être pris dans le sens ethnique du terme. Il est intéressant de noter que les quelques « musulmans » convertis au christianisme sont désignés lors du rapatriement comme des « musulmans chrétiens » ! Un rapprochement peut être fait avec la Yougoslavie de Tito qui crée la nationalité des « Musulmans » pour désigner les Bosniaques.

[6] En opposition aux FSE, Français de souche européenne.

[7] Hormis le millier d’anciens supplétifs engagés dans l’armée française après les Accords d’Evian.