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Philippe Pujol et la sélection surnaturelle

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Extrait du Codex seraphinianus (Luigi Serafini)

Propos de Philippe Pujol recueillis par Guillaume Origoni

Philippe Pujol est journaliste. Il vit et travaille à Marseille. Sa connaissance des quartiers nord de Marseille lui a permis d’obtenir le prix Albert Londres en 2014 pour la série d’articles publiés dans La Marseillaise : Quartiers shit.

Il a publié son deuxième livre en Janvier 2015 : La Fabrique du Monstre. Cet ouvrage décrit les logiques systémiques qui détériorent les tissus sociaux de la ville de Marseille.

Nous retranscrivons, ici, une synthèse de l’entretien qu’il a donné à Fragment des Temps Présents.

Dans votre livre vous décrivez une déliquescence et une dérive. L’une étant la fille de l’autre. Il est en effet question des conditions de vies effroyables dans certaines cités marseillaises et de la logique systémique qui y a contribué. Un libéral pourrait vous objecter que jamais vous ne vous questionnez sur la responsabilité individuelle ?

Vous me parlez de responsabilité individuelle, mais mon raisonnement est le suivant : il ne peut y avoir de responsabilité individuelle car sur mon territoire d’investigation, la logique systémique sélectionne préalablement l’individu. Concrètement si nous prenons l’exemple du rapport que les administrés peuvent avoir avec les collectivités locales, la responsabilité intervient peu car si vous êtes «  incompatible », avec l’un des deux système qui gouverne la ville ou le département, c’est-à-dire Guérini / Gaudin, vous n’avez aucune chance d’être considéré comme un citoyen digne d’intérêt. Ca ne signifie pas pour autant que les services publics locaux vous soient refusés. Ce qui est vrai pour l’administré l’est aussi pour un candidat à l’élection : celui ou celle qui ne se placerait dans aucune de ces deux « familles » ou “systéme” (Guérini/Gaudin) n’a aucune chance d’être élu.

De la même façon, un réseau de stupéfiants va sélectionner les individus ayant les vulnérabilités requises pour être intégré, et c’est à l’intérieur de ce réseau que vont être choisis ceux qui ont une compétence spécifique à la violence.

Même phénomène dans le milieu associatif où il est observable que l’individu déçu et bloqué dans son avancement deviendra un influenceur pour le système qui l’aura sélectionné. Alors, sa carrière ou son enrichissement personnel connaîtra un essor inespéré. Bien évidement ce type de dynamique entretient le clientélisme.

Puisque vous m’interrogez sur la responsabilité individuelle, je vous rétorquerai volontiers que le juge ou l’électeur ont bien une responsabilité individuelle dans la perpétuation de ce système. La responsabilité individuelle est à mon sens une tarte à la crème dans un système à ce point inégalitaire.

La question intéressante pourrait-être : « que se passe-t-il lorsque l’individu, le citoyen n’est sélectionné par rien ? ».

Une partie de la réponse réside, à mon sens, dans l’explication de l’ascension continue du Front National à Marseille et en PACA depuis le milieu des années 80. Supposons que vous soyez résident dans l’un des nombreux noyaux villageois qui composent la ville, vous avez rapidement le sentiment que les habitants des cités bénéficient d’aides sociales (cela est catalysé par les fantasmes, la presse mais aussi par l’exhibition que font les jeunes des biens de consommation dès lors qu’ils ont réussi à amasser 3 sous) qui vous sont refusées. La frustration d’être à l’écart des systèmes clientélistes favorise le vote FN. Le stade ultime de cette situation reste l’abstention.

Je ne sais pas si l’atomisation de la société est plus forte à Marseille qu’ailleurs, mais il est certain qu’elle reste très importante. Ce type de maillage social est bénéfique à l’émergence de petits groupes. Or, il est plus facile de manipuler des petits groupes. Les communautés à Marseille ont été créées, notre génération dans les années 80 et 90 n’entendait pas parler de « Marocains », d’« Algériens » de « Comoriens » ou de « Corses ». Je me suis rendu compte que j’avais des copains arabes lorsque je suis rentré au Lycée ; en effet seuls les juifs et les Arabes se désignaient comme tels. Pour moi c’était tous des copains, je ne n’avais jamais réfléchi en termes de communautés, nous n’en parlions tout simplement pas.

La constitution de petits groupes via l’associatif permet une manipulation plus efficiente. Cela se niche souvent dans les associations de types « amicales des Algériens » ou « Culture Corse », on accole vaguement à celles-ci un objet constitutif comme le devoir de mémoire ou la préservation des traditions et le tour est joué. On fait cela avec les juifs, les Arméniens, les Maghrébins…de facto on crée des communautés que la ville dissolvait naturellement au travers de la cité, l’école et l’emploi. Ce temps est révolu, l’école fait ce qu’elle peut et reste en première ligne alors qu’il n’y a plus d’emplois. Je ne comprends toujours pas comment il est possible de laisser de telles carences s’installer. On ne voudrait pas voir de radicalisation religieuse, de radicalisation criminelle et de radicalisation politique, on laisse le mal se diffuser, mais on n’en voudrait pas les symptômes. C’est absurde.

Je cite la page 133 de votre livre La Fabrique du monstre,: «  Voici ce que j’entends sous leurs flots d’injures (NDLR :il s’agit des injures de certains jeunes des cités) : vous m’avez tant donné, n’est-ce pas ? On m’a laissé tant de chances. Tant de personnes se sont occupés de mon cas : des profs, des assistantes sociales, des éducateurs, des psychologues, des juges et tout l’arsenal de la bonne conscience poisseuse qui tartine les cas comme moi. Mais vous me laisserez penser qu’il n’ y a rien de naturel à apprécier la bonté quand elle ne vous est pas destinée. Votre charité ne m’est pas destinée, je l’ai toujours su. On cache les monstres que l’on crée.(…). Je suis une arme politique, et on m’a fabriqué pour exploser au bon moment ».

Est-ce que vous insinuez que tout cela relève d’un plan, d’une préméditation ?

Non ! Absolument pas ! Rien n’est prémédité !

Le temps politique n’est pas inscrit dans la longueur, la seule échéance qui ait de l’importance est celle qui est liée à la prochaine élection. Un réseau de stup agit de même, mais son échéance est celle de la prochaine livraison, alors que le court-termisme d’une association réside dans sa pérennité.

Je ne suis pas dans cette logique, de plan, de préméditation, de réseaux mafieux avec une coupole invisible qui tire les ficelles. Il n’y a pas de complots, mais plutôt une concurrence exacerbée entre tout le monde

Croyez-moi, les cadavres qui jonchent les trottoirs marseillais ne laissent personne indifférent. Pas même Gaudin, bien au contraire, mais son problème premier reste tout de même lié à l’image. Je reste persuadé que ces morts lui apportent une peine réelle.

Que les choses soient claires, je refuse de verser dans le « tous pourris », ou dans le conspirationnisme.

Par contre, Daesh a bien compris la crise qui est installée dans ces quartiers et utilise les rhétoriques conspirationnistes pour recruter. Idem pour le FN qui, sur le terrain, utilise les mêmes méthodes avec des contenus adaptés.

Si Ravier voulait stimuler les violences urbaines à Marseille en 2017, cela ne serait pas très difficile, certaines cités qui relèvent de sa mairie de secteur sont de véritables poudrières.

C’est dans ce sens que j’utilise le terme « arme politique », cette jeunesse est une variable d’ajustement de l’intensité du conflit social, mais, je le répète, il n’y a pas de plans, il n’y a que des opportunités qui sont saisies ou ratées.

Votre livre est un succès, et les médias demandent votre présence. Avez-vous le sentiment d’avoir évité l’instrumentalisation politique mais d’être utilisé par vos confrères lorsqu’ ’ils vous demandent un avis sur des thématiques qui ne relèvent pas de votre compétence nous pourrions faire référence à cette interview parue dans le Point pour illustrer notre propos ?

Vous avez raison, je deviens « le bon client » et il est vrai que je me laisse faire. Tout d’abord, parce-que, j’ai une approche douce de ces phénomènes, j’évite d’être un porte-drapeau, je ne suis pas militant, mais journaliste. Ainsi, lorsque Le Point m’appelle, je me dis qu’il est vraisemblablement mieux que ça soit moi qui réponde plutôt que d’autres. Mais, en effet, étant l’expert du moment, on me demande de m’exprimer sur beaucoup de choses (…), je suis une marque, la marque Philippe Pujol/ Marseillais/ Prix Albert Londres, donc on me sollicite. Mais pour répondre plus précisément à votre question il m’est arrivé que des médias de tout premier plan me demandent d’abonder dans le sens qui est le leur : « les cités sont des arsenaux » ou encore « les politiciens sont tous pourris », or, je ne pense pas une seconde que les politiciens soient tous pourris, comme je suis sûr que les cités françaises ne sont pas des arsenaux. Il y a même des élus avec lesquels je ne suis pas tendre dans mon livre et qui agissent avec beaucoup de sincérité sur le terrain en étant vraiment proche des gens, je pense, par exemple à Samia Ghali.

Comprenez-bien la dualité : les politiques veulent être élus mais ils veulent aussi que les choses s’améliorent. C’est bien cette incompatibilité qui est source d’immobilisme, au mieux, de dégradation des conditions d’existence, au pire. Il faut absolument limiter les mandats dans la durée et dans le nombre. Les élus ont également besoin de formation car leurs compétences réelles sont axées sur la machinerie politique, pas sur les dossiers et les problématiques auxquelles ils ont à faire face. Suivons les recommandations de l’association ANTICOR !

Quels sont les personnes qui vous informent et pourquoi le font-elles ?

Elles ont toujours besoin de quelque chose, c’est très rarement par amitié. Elles y cherchent leurs propres intérêts, sans que celui-ci soit forcément porteur d’un marchandage mesquin. Il peut s’agir d’un éducateur qui désire montrer les difficultés auxquelles il est confronté dans l’exercice de sa mission, une maman dépassée par la tournure que la vie de ses enfants a prise, un officier de police désabusé par l’entérinement de directives décidées dans les salons, ou un dealer qui ressent la manipulation subie. La frustration est un ressort puissant, tous les officiers de renseignement savent cela. Les politiques, eux, informent pour nuire à l’adversaire extérieur ou intérieur.

Il est nécessaire d’observer son environnement avec précision pour savoir quel est le moment opportun pour que la parole se libère. Dans un réseau de stups, vous devez connaitre les heures de pointes, les moments de calme, ne poser aucune question lorsque les chefs sont là. J’ai une démarche assez naturaliste, je ne juge jamais et je suis le même avec tout le monde.

Votre cousin germain est Yvan Benedetti, une figure de l’extrême droite française. Qu’est-ce que vous inspire les doctrines politiques issues de la radicalité ?

J’ai d’excellents rapports avec lui, nous nous entendons très bien. Il à dix ans de plus que moi et il est d’une grande gentillesse, un fasciste est toujours gentil avec sa famille. Son idéologie n’est pas la mienne, je ne le comprends tout simplement pas ! Il ne parle que de politique, tout le temps ! Il est obsessionnel et cette obsession s’est accentuée au cours des années. Il est convaincu que la voie dictatoriale est celle qui protège le mieux les gens, le peuple. Il convient donc d’organiser la société en corporations. Il est par conséquent contre la dédiabolisation du Front National. Il est proche de Jean-Marie Le Pen et s’il peut nuire à Marine il le fera. Il a beaucoup d’ennemis, au sein même de l’extrême droite, la police, les bolchos… C’est quelqu’un qui a une autorité importante, lorsqu’il parle, tout le monde se tait, et moi je suis le seul qui peut dans ce moment-là lui envoyer des vannes.

Nous avons un rapport d’affection, et je serais peiné le jour où il ira en prison, car il sait que ce jour risque d’arriver. Je suis pourtant bien ancré à gauche. Je crois que nous nous retrouvons sur un seul point : le constat du mépris absolu de la bourgeoisie pour le peuple.

La fabrique du Monstre est-elle rendue possible par la passivité de la classe moyenne marseillaise ?

Non, la classe bourgeoise ! En premier lieu parce qu’ils ont fuit Marseille pour s’installer à Aix-en-Provence ou dans les campagnes environnantes jusque dans le Luberon, lors de la désindustrialisation. Nous avons pourtant eu des entrepreneurs de talent dans cette ville, ce sont leurs fils qui ne se sont pas hissés à la hauteur de leurs ainés. Ils sont allés dans les bonnes écoles, mais n’ont rien appris, ils ont dilapidé l’héritage financièrement ou symboliquement. Certains de ces blousons dorés des années 80 ont été touchés par la toxicomanie, l’heroïne, le SIDA, certains sont morts. Ce sont ces « fils de » qui ont tiré la ville vers le bas. Ils se sont servis de cette ville, mais jamais ils ne l’ont servie. Dans l’immobilier, leur seule obsession a été celle des coûts, ce qui a eu pour conséquence l’explosion du travail au noir. Je ne sais pas si c’est mieux ailleurs, mais il semblerait qu’à Bordeaux ou Lyon les choses se soient passées différemment.

La classe moyenne, ici, elle a bénéficié grandement du clientélisme, ils sont devenus des fonctionnaires territoriaux et veillent jalousement sur les privilèges qui viennent du passé. D’une certaine façon, ils contribuent à verrouiller les aspects agréables de Marseille. Il ne possède pas grand-chose, mais ils ont leurs places de bateaux, leurs boulodromes privés, leurs terrain de sports, symboles d’une époque plus florissante. Bien évidemment, la moindre atteinte à ces privilèges est ressentie comme une injustice, alors qu’à la base ces offres publiques devaient profiter à tous. La classe moyenne est nostalgique du piston !