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Religion et politique en Israël et dans la diaspora

chagall au dessus villeJean-Yves Camus, " Religion et politique en Israël et dans la diaspora", L'ENA hors les murs, journal de l'association des anciens élèves de l'ENA, mars 2013 n°429, pp-68-69.

Le sionisme politique est pluriel: si Herzl voulait un Etat pour les juifs, d’autres entendaient qu’il soit aussi un Etat juif. Nationaliste laïc baigné par l’esprit des Lumières, le fondateur du sionisme entendait fonder un mouvement d’émancipation nationale détaché de la religion. Toutefois sa conception bute sur une caractéristique singulière du fait juif, sa nature théopolitique. La judéité et le judaïsme lui-même ne connaissent pas la séparation complète entre fait national et fait religieux : pour former le quorum indispensable à la prière en communauté, on ne doit pas de trouver dix croyants mais dix juifs. Quelle que soit leur affirmation politique et religieuse, de nombreux juifs de l’époque moderne se sont posé une question fondamentale : comment rompre avec la condition d’objets de leur histoire pour enfin en devenir les sujets ? En faisant éclater juridiquement la notion de « nation juive » qui faisait se fondre les définitions religieuse et identitaire du juif, l’Emancipation, singulièrement en France, a ouvert les portes à des interprétations multiples de la judéité. Est-elle une identité nationale (les juifs en tant que peuple), une religion (mais alors que sont les incroyants et quel courant du judaïsme définit la norme ?), une culture (ou plutôt, compte-tenu des multiples hybridations occasionnées par l’exil diasporique, des cultures) ?

La plupart des juifs de diaspora évacuent la question en se forgeant une identité composite, en tension perpétuelle entre la volonté de faire perdurer un particularisme et l’affirmation de leur qualité de citoyens des pays où ils vivent. Les juifs qui s’établissent en Israël font un choix radicalement différent : celui de rompre avec l’exil commencé avec la dispersion que détermine la destruction du second Temple de Jérusalem.

Examinons d’abord les relations entre religion et politique dans l’Etat d’Israël. Il faut pour les comprendre, admettre que la Torah contient certes des injonctions religieuses que seul l’orthopraxe respecte mais qu’elle elle aussi la base du roman national du peuple juif. De même le récit de la sortie d’Egypte (Haggadah), lu en famille le jour de la Pâque, possède cette double nature. Un juif religieux le lit pour remplir une obligation contenue dans le livre de l’Exode et selon le rituel précis prescrit par la tradition rabbinique. A l’opposé la première Haggadah du mouvement sioniste laïc socialiste Hashomer Hatzair, rédigée en 1943, amputait le texte traditionnel des références à l’Eternel et y ajoutait des passages relatifs à la Shoah et au combat contre la puissance mandataire, le transformant en manifeste identitaire et en proclamation politique.

Cette dualité de l’identité israélienne comme les rapports complexes entre judéité et Etat sont (provisoirement) réglés par un statu- quo informel entre laïcs et religieux. Selon les termes de ce compromis, l’Etat n’est pas totalement laïque dans la mesure où il reconnait un certain nombre de préceptes de la loi juive: respect du shabbat dans ses activités au moins publiques; existence de la loi du Retour et d’un réseau d’écoles publiques religieuses ; statut personnel des juifs régi par l’orthodoxie religieuse sous le contrôle du grand-rabbinat. Toutefois Israël n’en est pas pour autant une théocratie puisque la loi juive (Halakha) ne s’y applique pas intégralement.

En pratique, la judéité en Israël est plurielle : des athées aux haredim (« Craignant D.ieu », improprement appelés ultra-orthodoxes), les juifs israéliens se définissent de manière très diverse en termes de croyance et de pratique religieuse. Ils vivent dans un régime de démocratie représentative. Des partis politiques religieux existent mais le pays n’a jamais été dirigé par les rabbins et la vieille propension du judaïsme rabbinique à évacuer la manière de penser l’Etat fait que le milieu haredi n’a jamais concrètement élaboré le scénario d’un Etat selon la Halakha, participant au gouvernement et faisant de la politique mais restant incapable d’intégrer le politique. C’est ce vide qu’ont tenté de combler les rabbins du courant sioniste- religieux, disciples du rav Abraham Kook (1865-1935) avec parfois des dérives de type prophétique qui voient dans la création de l’Etat une étape décisive vers l’ère messianique et dans le sionisme un moyen de salut national et individuel.

Le statu- quo entre religieux et laïcs est aujourd’hui malmené par le débat portant sur la conscription obligatoire des élèves des écoles talmudiques (yéshivot), qui en sont actuellement exemptés de fait, tout comme les arabes israéliens. La majorité de la société israélienne est favorable à la fin des exemptions et le nouveau gouvernement Netanyahou aura pour tâche de régler cette question. Face à l’attitude souvent dogmatique des milieux laïques israéliens (qui ne se confondent pas avec la gauche), il faut comprendre ce qui a motivé l’exemption des ultra-orthodoxes et des arabes israéliens : dans le cas des premiers, leur certitude que l’étude à plein temps du Talmud est un commandement divin dont le respect donne au peuple juif, en Israël comme en diaspora, une protection aussi efficace que celle des armes ; dans le cas des seconds, l’Etat a estimé qu’il ne pouvait leur imposer de défendre un pays dont il ne pouvait pas leur être reproché de ne pas partager certaines valeurs ( la judéité ; le sionisme).

En diaspora, les rapports entre religion et politique sont-ils plus simples ? D’une certaine manière, puisque le judaïsme religieux reconnaît la primauté de la loi civile, selon le principe que « la loi du pays (où on réside) est la loi ». L’action politique proprement juive n’existe plus depuis qu’être juif a cessé d’être une nationalité, comme c’était le cas dans l’Europe centrale et orientale d’avant 1939 où vivait encore l’idéologie (laïque) de l’autonomie culturelle et nationale dans le cadre diasporique. Les institutions représentatives des juifs de diaspora ont désormais une autre fonction : porter la voix de la partie organisée des communautés juives auprès des gouvernements et des élus. Cette mission correspond au vieux schéma de l’intercession auprès d’un Etat qui, à travers l’histoire juive, a bien davantage été un rempart contre l’antisémitisme qu’un de ses vecteurs. Avec la création de l’Etat hébreu, aux éternels questionnements sur la définition du fait juif s’est ajouté un nouveau débat : celui du rapport des juifs de diaspora avec Israël, devenu aussi fondamental que celui sur le rapport individuel à la pratique religieuse.

Deux options existent. L’une décrète la centralité d’Israël dans la vie juive sous l’angle à la fois historique, culturel et religieux, donc incite à s’y établir et envisage la fin de la diaspora selon une perspective qui, même quand elle est argumentée par la montée de l’antisémitisme, s’inscrit au fond dans une perspective théologico-politique.  L’autre défend la validité de l’option diasporique tout en admettant l’existence d’un lien existentiel entre les juifs et Israël. C’est celle qui semble aujourd’hui majoritaire. Dans tous les cas, l’existence d’Israël a modifié la nature de la judéité. L’antisionisme principiel des milieux haredi, fondé sur l’opposition irréductible à une idéologie séculière, s’est mué en un a-sionisme de compromis dont témoigne la proportion importante des orthodoxes dans l’aliyah. L’indifférence des juifs assimilés au projet sioniste, particulièrement remarquable en France avant 1945, a laissé la place à une sorte de sionisme non-réalisateur, plus sentimental que raisonné, aux termes duquel Israël est vu comme un refuge, un rempart mais aussi comme ouvrant la possibilité concrète aux juifs de devenir des sujets politiques et des citoyens d’une nation qui baigne dans la religiosité sans encadrer strictement la pratique.

L’incontestable renouveau de la pratique religieuse juive en France depuis les années 1980 pose lui-aussi le problème de l’articulation entre affirmation religieuse et inclusion politique. D’une part elle accélère la création et le processus d’affirmation de tendances non-orthodoxes du judaïsme, libéral ou conservateur, ainsi que des différentes formes du judaïsme laïc, qu’il faudrait plutôt appeler non-observant. D’autre part elle pose un défi majeur au monde orthodoxe, souvent tenté par l’anhistoricisme et le quiétisme : celui de porter une voix non-partisane mais engagée dans la Polis, donc de fait politique, audible à la fois à l’intérieur d’une communauté juive plurielle et plus largement, dans la communauté nationale.

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