L’Extrême droite dans le polar scandinave
Propos de Stéphane François recueillis par Catherine Lalonde. Cet échange a été publié au gré d'une série d'articles dans le quotidien québécois Le Devoir.
Plusieurs livres scandinaves qui nous parviennent, particulièrement dans la vague des polars venus du nord, abordent ou mentionnent l’extrême-droite ou le néo-nazisme. Je pense ici à Larsson, Mankel, Nesbo, même à Osaken, Theorin ou Nesser en ont peut-être aussi parlé. Y a-t-il là un trait, un symptôme littéraire ?
Stéphane François : Si la littérature scandinave mentionne de manière récurrente l’extrême droite, en particulier sa variante néonazie, c’est pour une raison simple : ces pays, en particulier la Suède, ont connu un développement du néonazisme à compter des années 1970. Ces groupuscules se sont fait connaître par des actions violentes
: meurtres, fusillades, incendies, agressions, attentats à la bombes, etc. La littérature nordique est donc symptomatique d’une situation sociale : elle ne fait que retranscrire leur environnement politico-culturel.
Est-ce que l’intuition vous semble juste? Est-ce que la présence de l’extrême-droite, particulièrement de la lutte contre l’extrême-droite, dans la littérature scandinave contemporaine tient de la tendance?
Stéphane François : Par conséquent, votre intuition est juste. Comme vous le dites, cela tient de la tendance. Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que Stieg Larsson, l’auteur du cycle intitulé Millenium, était un activiste antifasciste. La Seconde Guerre mondiale et l’occupation nazie ont très largement traumatisé les habitants de ces pays, à l’exception de la Suède, ce pays n’ayant pas été occupé. C’est d’ailleurs dans celui-ci que l’extrême droite néonazie est la plus virulente. La littérature joue un rôle important dans le combat contre l’extrême droite. Mais cela n’est pas typiquement scandinave : on la retrouve par exemple en France avec des auteurs comme Didier Daeninckx. On la retrouvait aussi dans les années dans l’Italie des « années de plomb ».
Voyez-vous une différence dans la représentation imaginaire de l’extrême droite entre les produits (je parle ici de produits culturels: romans, chansons, musique, peintures, etc.) de l’Amérique du Nord et ceux de l’Europe ?
Stéphane François : Je vois, et cela est surtout le point de vue d’un Européen de gauche, qu’il y a une plus grande complaisance en Amérique du Nord vis-à-vis de l’extrême droite. Ou plutôt une plus grande liberté pour ceux qui énoncent un discours ouvertement raciste. En Europe, il existe tout un appareil législatif qui entrave l’expression de discours haineux ou raciste. En outre, les artistes de se situant à l’extrême droite, du fait de leur choix politique, restent cantonnés à la marge : ils ne font pas partie des produits culturels « mainstream », très largement positionné à gauche. Leurs productions culturelles sont surtout diffusées par des réseaux « underground » ou marginaux.
Je vois que vous vous êtes intéressé à la musique, et je lis que la revue suédoise EXPO est née entre autres en réaction aux courants musicaux punk, heavy, gothique haineux dans la Suède des années mi-1990. Pouvez-vous me résumer cette montée d’extrême-droite dans la contre-culture ?
Stéphane François : Pour faire simple, l’extrême droite a compris l’enjeu de la contre-culture à compter de la vague punk du milieu des années 1970. Le nihilisme, la désespérance va attirer les extrémistes de droite. Et cela d’autant plus que ce désarroi va exploser dans les cultures musicales de l’après-punk, en particulier dans ce qu’on va appeler la cold wave (la vague froide), du fait de l’utilisation abusive des synthétiseurs, ou du moins de la création d’une esthétique, d’une ambiance « froide », et seront issues les scènes gothiques, dark wave et dark folk. Ces cultures émergentes sont alors devenues des cibles privilégiées pour certaines droites radicales. Elles le furent d’autant plus que ces milieux brassent des thèmes très marqués idéologiquement et les banalisent auprès de jeunes se définissant comme des apolitiques. Et de fait, ces personnes sont souvent dépourvues de cultures politiques. En outre, ces scènes musicales vont radicaliser le nihilisme de la scène punk. Au point que certains groupes punk de la période précédente vont abandonner l’antifascisme militant et vont arborer une esthétique ouvertement fascisante, ce qui ne signifiait pas pour autant que les membres des dits groupes l’étaient. Mais, cela sensibilisera les fans à des thèmes marqués à l’extrême droite. Au point que certains groupes vont pourtant franchir la ligne. Le début des années 1980 ont donc des groupes marqués idéologiquement dans différents pays et dans différents sous-registres musicaux (Black metal, Indus, neofolk, etc.) au point que les discours extrémistes de droite deviendront dominant dans certaines de ces scènes, surtout à compter de la fin des années 1980.
En survolant l’histoire de la littérature scandinave, j’y vois, au XVIe, le courant du göticism, juste après l’apparition de la littérature nationale. Le retour chez les auteurs à l’héritage culturel des Goths, dans les textes, aurait été accompagné de la démonstration de la supériorité d’un royaume sur un autre, de l’ascendance divine de la race. Des textes, ai-je lu, qui auraient inspirés les théories d’extrême-droite du XXe. Pouvez-vous me confirmer cette ligne de pensée à travers le temps? Est-ce que ce vieux courant a aussi inspiré le courant punk/gothique ?
Stéphane François : Oui, je peux confirmer cette ligne de pensée. Le « göticism » va être l’une des origines de la thèse de l’origine polaire des Indo-Européens. Il va aussi développer l’idée de l’assimilation, au XVIIe siècle, de l’Atlantide à la Suède, puis ultérieurement au cercle polaire et à l’Hyperborée. Son auteur, Olof Redbeck, y affirmait l’origine atlantéenne de l’humanité. Redbeck, s’appuyant sur les mythes de l’Atlantide et de l’Hyperborée, soulevait aussi l’idée d’une supériorité raciale et intellectuelle des Goths. Ceux-ci seraient partis de la Suède pour soumettre le monde. Cependant, dès le XVIe siècle, d’autres auteurs scandinaves faisaient du Scandinave (ou du Germain, ou du Goth) le prototype et le parangon de l’humanité.
En outre, des historiens patriotes norvégiens du XIXe siècle, Rudolf Keyser et Peter Munch, ont soutenu l’idée que les norvégiens sont issus d’une antique population venue du grand Nord et descendue progressivement vers le Sud. Ces discours vont se retrouver à la fin du XIXe siècle dans les thèses « aryanistes », c’est-à-dire les thèses postulant la supériorité des Aryens sur les autres races. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque nous étions dans l’âge d’or de l’anthropologie raciale… Enfin, à la fin du XIXe siècle va aussi se mettre en place un attrait pour les origines hyperboréennes des Indo-Européens, qui a pour objectif de légitimer une origine non biblique, c’est-à-dire non juive, de ceux-ci. Ces très néfastes thèses aryennes enfin seront le socle des idéologies racistes du XXe siècle et XXIe siècle. Actuellement, en effet, nous assistons à un retour de ces thèses racialistes, en particulier aux États-Unis.
Effectivement, pour répondre à la deuxième partie de votre question, ces thèses ont influencées les scènes musicales « sombres » (indus, gothique, metal). Elles sont corrélatives à un intérêt pour le néopaganisme, très à la mode dans ces milieux. En fait, une partie de ces scènes réactive le paganisme völkisch du début du XXe siècle, mêlant occultisme, paganisme et spéculations raciales tant en Europe qu’en Amérique du Nord… Cependant, il ne faut pas oublier qu’une autre partie de ces scènes se positionne à gauche de l’échiquier politique. Il ne faut donc pas « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
Doit-on s’inquiéter de la symbolisation de l’extrême-droite dans les produits de l’imaginaire – littérature, musique, peinture? Où, selon-vous, se situe la frontière entre purger les démons et les engraisser ?
Stéphane François : Pour répondre à la première question, tout dépend du contexte. S’il s’agit d’une apologie des thèses de l’extrême droite, évidemment cela est inquiétant. Surtout pour un Européen de gauche. C’est d’ailleurs pour combattre cette utilisation symbolique, que je travaille sur les stratégies culturelles de l’extrême droite occidentale. J’y ai d’ailleurs consacré une dizaine d’articles et plusieurs livres… De fait, la frontière entre l’un et l’autre est assez floue. Il suffit de songer à la polémique créée en Europe (je ne sais pas si elle a eu lieu en Amérique du Nord) par la parution du dernier livre d’Umberto Eco, Le Cimetière de Prague, ou plus anciennement à celle liée à la parution des Bienveillantes de Littell.
Chrystine Brouillet, une auteur de polar canadienne, reconnaissait dans la vague scandinave cette imprégnation, cette lutte contre les idées d’extrême-droite. «Moins dans les livres venus du Danemark m’a-t-elle souligné, mais au Danemark ils ont été les seuls à se comporter correctement pendant la Seconde Guerre, et les fantômes du passé surgissent dans les romans noirs de façon très fréquentes.» Que pensez-vous de cette lecture?
Stéphane François : Cette analyse me semble très juste. Comme je le disais au début de cet entretien, la Scandinavie a été traumatisée par l’occupation nazie : la Norvège connut un gouvernement d’occupation, et la Suède, si elle resta neutre, fit du commerce avec l’Allemagne nazie… Comme Paxton a pu le dire du gouvernement de Vichy en France, il s’agit d’un « passé qui ne passe pas » en Scandinavie. Il passe d’autant moins que ces pays ont vu réapparaître dans les années 1970 des formations néonazies.
Vous me dites : La littérature joue un rôle important contre l’extrême droite, mais cela n’est pas typiquement scandinave. Bien qu’il y ait aussi eu (je veux spontanément parler au passé, c’est déjà révélateur) de l’art fasciste, nazi, n’a-t-on pas facilement – trop facilement? – tendance à penser les arts comme de gauche? Vous avez déjà partiellement répondu en parlant de la musique et de la contre-culture, mais j’aimerais vous lire davantage à ce sujet.
Stéphane François : Effectivement, nous avons trop tendance à penser les arts comme de gauche. Les artistes ne sont pas tous de gauche : il y a eu de très talentueux à l’extrême droite : Céline en littérature, Breker en sculpture, Riefenstahl dans le cinéma, etc. Simplement, de nos jours les artistes de droite ou d’extrême droite ont plus de mal à se faire connaître et reconnaître, dans un milieu très à gauche. Il y a un net ostracisme à l’encontre des artistes d’extrême droite, même s’ils sont talentueux. C’est une évidence dans les domaines de la littérature ou de la peinture. Il n’est pas imaginable aujourd’hui de voir apparaître un Céline ou un Ezra Pound, ou de voir un écrivain ou un philosophe reconnu soutenir des positions ouvertement fascisantes à l’instar d’un Lawrence, d’un Drieu La Rochelle ou d’un Gentile. Pourtant, cela ne posait aucune difficulté dans les années 1930.
Et doit-on voir la figure de Knut Hamsun comme un premier tiraillement droite-gauche / art-politique, ou est-ce trop schématiser ?
Stéphane François : Je ne pense pas que Hamsun soit le premier tiraillement droite-gauche… Par contre Jack London, à la fois proche des idées socialistes et militant raciste (ce qu’on a tendance à oublier), est un bon candidat. Enfin, les tiraillements entre l’art et la politique sont un grand classique de la littérature du XIXe siècle : n’oublions pas d’un grand nombre d’écrivains de l’époque, et je vais des exemples français, étaient proches des milieux monarchistes ultra, voire des milieux contre-révolutionnaires : Baudelaire, Chateaubriand, le premier Victor Hugo… L’art est très souvent politique, et cela depuis l’Antiquité : d’un côté, le pouvoir, légitime ou non, faisait appel à des artistes pour célébrer leur victoire et leur grandeur par le biais de la peinture, de la sculpture ou de la littérature. De l’autre, des artistes célébrèrent de leur propre chef leurs responsables politiques.
La question est candide, mais je l’assume. Pour moi (37 ans, nord-américaine), il est inconcevable que des pays qui ont vécu, il y a si peu et de si près de la Seconde Guerre, retombent si facilement dans les schèmes de pensée qui ont nourri la catastrophe. Comme si il n’y avait pas eu d’apprentissage, comme si on se remettait encore la main sur le rond du poêle, comme si on ne faisait que remplacer la haine des juifs par celle des musulmans, Pourquoi cet oubli de l’histoire ?
Stéphane François : Bonne question ! C’est une question qui n’est pas candide et qui reste très souvent posée en Europe, et pour laquelle nous n’avons pas de réponse… Je pense que nous sommes face à la fois à un héritage culturel : un certain nombre de cadres de partis d’extrême droite viennent de familles ayant défendu ce type d’idées pendant la guerre – il s’agit en quelque sorte d’une « tradition » familiale –, et à un trait psychologique : les personnes votant pour l’extrême droite sont souvent des personnes haineuses ne réfléchissant le monde que dans le conflit et l’invention d’un « ennemi » : Juif, musulman, franc-maçon, démocrate-social (dans le cas de Breivik), etc. Une sociologue, Birgitta Orfali, a parlé à ce sujet d’« homme de violence ». En outre, ce sont des partisans des « sociétés fermées », pour reprendre l’expression de Karl Popper, non-démocratiques, hiérarchisées et ethniquement homogènes, donc des nostalgiques d’un passé qui n’a jamais réellement existé. Enfin, certaines personnes trouvent un intérêt intellectuel dans les thèses fascistes, nationales-socialistes ou contre-révolutionnaires : elles considèrent que ces régimes/idéologies avaient raison.