Où va le Front National [1972-2012] ?
Propos de Stéphane François et Nicolas Lebourg recueillis par Alexandre Devecchio, "40 ans du FN : l’heure de la mutation républicaine est-elle venue ? ", Atlantico, 5 octobre 2012.
Le Front national fête ce 5 octobreses 40 ans. Jean-Marie Le Pen a déclaré dans une interview accordée jeudi 4 octobre à 20 minutes qu’une alliance avec l’UMP était « logique dans un scrutin à deux tours ». Doit-on voir en cela une évolution du parti ou simplement l’envie de son président d’honneur de porter une estocade à sa fille, à l’UMP ou aux deux ?
Stéphane François : Le FN a évolué sur certains points. Par exemple, l’anticommunisme des origines a été remplacé par le refus de l’islam. Il redécouvre depuis quelques années les bienfaits des services publics, alors que Jean-Marie Le Pen se présentait dans les années 1980 comme le « Reagan français » et prônait l’ultralibéralisme.
Il y a ensuite une volonté de nuisance. Il a clairement précisé qu’il ne partageait pas toujours la ligne de la politique actuelle du Front national. Donc très clairement, le message est adressé à sa fille.
Cette dernière souhaite changer le nom du Front national en quelque chose de plus correcte, « génération marine ». Or son père a souligné clairement dans Minute qu’il empêcherait cette opération de lissage du parti. Qui plus, il ne manque pas de souligner son amitié à Bruno Gollnisch qui a su rester fidèle à l’esprit originel du parti. Le doute n’est donc pas permis… Sa fille est visée, même si elle s’évertue à clamer le contraire.
Ensuite, il semble vouloir s’immiscer dans les débats au sein de l’UMP, avec sa stratégie de communication habituelle qui ne laisse pas place au compromis : diviser et éclater l’UMP, mais aussi et surtout réduire à néant un potentiel accord politique entre les deux formations.
Il est important enfin de souligner que le FN bénéficie encore de nombreuses voix qui s’expriment en faveur de Jean-Marie Le Pen. La fille fait elle la liaison avec la nouvelle génération, mais il n’en reste pas moins qu’elle porte le nom de son père. Le capital Le Pen joue donc un rôle important.
Nicolas Lebourg : Pour résumer les grandes évolutions du FN… De 1972 à 1978, on est sur une ligne qui se veut d’opposition au « Front populaire » que représenterait la signature du Programme commun de la gauche signé à l’été 1972. Mais la droite est au pouvoir, Jacques Chirac fonde le RPR en 1976, c’est inopérant pour percer. A partir de 1978, on passe au rejet de l’immigration. Avec la Chute du Mur, on passe à la dénonciation du métissage, du cosmopolitisme etc. Ce discours cesse avec la scission mégretiste. Au XXI siècle la concomitance du post 11 septembre et du changement de prénom du nom Le Pen fait que l’on passe à la défense d’une souveraineté nationale, sociale et populaire contre un mondialisme oligarchique qui serait appuyé sur une unité arabo-musulmane qui désintègrerait l’Europe nationalement et culturellement.
Concernant ensuite sa déclaration à 20 minutes, rien de nouveau. Il a répété à plusieurs reprises cette idée. Dans le contexte actuel, de telles déclarations lui permettent à la fois de porter un coup à l’UMP et à sa fille.
Pour clarifier, il se retrouve au centre des débats internes de l’UMP, parce que n’existant pas politiquement, il cherche à exister autrement… Ensuite, cela lui permet effectivement de tenter de contrecarrer les projets de grande alternance de sa fille. Le Front national n’a d’ailleurs jamais réussi à passer du projet de la discipline nationale à celui de la grande alternance.
Concrètement, il cherche à rappeler à l’entourage de sa fille qu’il existe encore, ce dernier cherchant de manière évidente à pousser le vieux hiérarque vers la sortie. C’est également une manière de souligner à Marine Le Pen qu’elle ne peut éviter un débat stratégique sans son président d’honneur.
Enfin, cela révèle que le Front national – comme la droite – n’a pas défini de ligne stratégique pure. Le serpent de mer est toujours là… Lors des régionales de 1998, les alliances se sont faites après le scrutin. La stratégie à venir du FN n’est pas encore tranchée. Marine Le Pen ne pourra d’ailleurs pas se contenter de s’ouvrir à tous les patriotes pour constituer une majorité.
Justement, l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti et sa stratégie de dédiabolisation a-t-elle représenté une rupture réelle ?
Stéphane François : Je ne le pense pas. Il y a bien eu une évolution et un polissage du discours, mais Marine Le Pen reste quand même dans la continuité de son père, notamment lorsqu’elle cherche à se présenter comme la protectrice des classes populaire. Cette thématique a été formulée pour la première fois par son père au début des années 1990.
En outre, la condamnation de l’islamisme et du communautarisme musulman a déjà été un thème de campagne dès 1989, lors des premières polémiques sur le port du voile. Bref, il y a plus une continuité qu’une réelle rupture… La rupture est plutôt à chercher dans le style de Marine le Pen, qui rompt réellement avec celui de son père.
Nicolas Lebourg : Son père a dirigé 39 ans, elle une année, mais il est manifeste qu’elle n’est pas portée sur des appels à la révolte violente comme son père en fit dans les années 1990, ni qu’elle pense que les races soient inégales, l’extermination des juifs d’Europe un élément discutable etc. Il n’y a néanmoins nullement rupture sur le fond idéologique.
Les Le Pen représentent parfaitement bien le courant national-populiste de l’extrême droite qui existe dans noter vie politique depuis les années 1880 : dénonciation de la corruption des élites, de la conjonction entre des périls extérieur et intérieur, apologie d’un peuple sain dont émerge le Sauveur, nationalisme fermé et altérophobe etc.
D’après vous, le Front national peut-il devenir un parti républicain comme les autres ?
Stéphane François : Pour que le Front national devienne un parti républicain « comme les autres », il faut qu’il abandonne certaines thématiques, comme celle de la « préférence nationale »… Il y a donc encore beaucoup de travail, ce thème restant au cœur de l’argumentaire frontiste.
Nicoles Lebourg : Il deviendrait un groupuscule souverainiste. On ne voit pas pourquoi des gens qui ont dépensé une partie de leur vie à militer pour le lepénisme, qui ont constitué une contre-société (on vit, on se marrie, on passe ses soirées entre membres du parti), iraient se suicider politiquement lorsque leurs conceptions progressent dans l’espace social, et au moment où des rétributions sociales tels que les postes d’élus se profilent enfin.
Une alliance entre la droite et l’extrême droite comme en Italie est donc inenvisageable ?
Stéphane François : Je ne pense pas. Certes, une partie des militants de l’UMP l’est, mais il s’agit d’une frange de ce parti, parmi la plus à droite, la plus conservatrice comme les militants de la Droite populaire. Il ne faut pas oublier que le débat sur l’identité nationale et ses dérives ont provoqué des réactions violentes, voire un rejet de la part de militants qui se réclament du gaullisme. L’UMP, si le parti frontiste continue son essor, devra choisir une stratégie claire vis-à-vis du Front national. Enfin, il ne faut pas oublier que l’UMP est né de la fusion de l’ancien RPR et de militants de l’UDF, dont certains n’ont jamais caché leur volonté de rapprochement avec le FN.
L’arrivée de ces militants a modifié en profondeur les pratiques gaullistes de refus de dialogue avec l’extrême droite. Ceci dit, par le passé, il y eut quand même des accords entre le RPR et certains militants d’extrême droite : ce fut le cas, par exemple à Chelles, de Michel Cornilleau, militant néonazi, qui fut élu conseiller municipal en 1983 sur une liste RPR. Il a eu aussi des allers-retours de certaines personnalités entre le parti frontiste et le RPR, puis l’UMP comme Jacques Peyrat.
Nicolas Lebourg : Le problème du parallèle avec l’Italie c’est que la droite s’y était extrémisé, passant de la démocratie chrétienne au populisme berlusconiste, tandis que le principal parti de l’extrême droite passait du néofascisme proclamé au centre-droit. Par ailleurs, pour l’instant du moins, le FN n’a amorcé nulle mue idéologique le recentrant de la sorte, ni ne souhaite être un allié de manière classique. Si aujourd’hui il y avait alliance, puisque le FN est beaucoup plus faible que l’UMP (229 députés de droite dont 194 UMP, contre 3 députés d’extrême droite dont une FN), ce serait à lui d’accepter que le programme de gouvernement prenne a minima ses revendications.
Ses électeurs seraient furieux : Marine Le Pen doit sauver la France entre autres par la préférence nationale, pas accepter un maroquin au ministère des Transports ! Donc il faut d’abord envisager des alliances au niveau local car là la question de la promesse d’instaurer la préférence nationale ne se pose pas. S’il doit y avoir alliance ce sera d’abord là. Pour le reste, le destin du FN est moins entre les mains de Marine Le Pen que dans celles de Lionel Jospin : si la commission de rénovation de la vie politique que mène ce dernier propose un fort taux de proportionnelle le FN aura intérêt à faire cavalier seul un temps, un taux bas et le FN aura intérêt à se rapprocher de la droite plus rapidement.
En 1974, lorsque Jean-Marie Le Pen se présente pour la première fois à l’élection présidentielle, il ne récolte que 0,75 % des voix. En 2002, il est présent au second tour de l’élection présidentielle. Marine Le Pen récolte elle 18% à la présidentielle 2012. Comment expliquer cette incroyable ascension ?
Stéphane François : Cette progression est liée à la fois à l’abandon des classes populaires par le parti socialiste, par le déclin du parti communiste et par la violence de la mondialisation néolibérale. En effet, celle-ci a permis la rencontre entre une partie de la société et les thèses lepenistes. Cette rencontre s’est fait pendant les années 1980, lorsque la population a connu le chômage de longue durée et de grande ampleur. Il y a eu, à ce moment un repli identitaire, qui a été investi par les classes populaires qui se sont senties abandonnées. On peut voir cela comme une thématique de compensation, voire comme une volonté de réduire l’accès au travail des populations immigrées (qui « volent l’emploi »), l’emploi se raréfiant. Ces points ont été cernés tôt et avec acuités par le Front national. Ils ont été largement encouragés à cette époque par des stratèges comme Jean-Yves Le Gallou, à l’origine avec Yvan Blot, du concept de « préférence nationale », repeinte en 2011 en « priorité nationale ».
Le manque de volonté des différents partis au pouvoir pour combattre les effets négatifs de la mondialisation a fait le reste. En effet, le Front national recrute actuellement un électorat touchée par la précarité, ou qui a peur de la subir, notamment dans les zones en voie de désindustrialisation du Nord et de l’Est de la France.
Nicolas Lebourg : Je souscris à ces propos et j’ajouterais que le FN naît à la fin de la société industrielle. Avec le passage à l’économie financiarisée, il y a eu la liquidation des grands récits collectifs (la nation, le communisme, l’Eglise). Le chômage de masse, la déconstruction des droits sociaux et la perte des repères sont allés de pair, tandis que se mondialisaient les marchandises, les hommes (migrations), les informations (plus encore avec l’essor du net).
Le FN propose aujourd’hui une contre-vision du monde, une explication globale à cette déconstruction conjointe de l’État-nation et de l’Etat-Providence. Il affirme que les masses d’origine arabo-musulmane représentent ce qui a déconstruit les cadres unitaires, donc si on les excluait il n’y aurait plus de problèmes de chômage, de société fragmentée, etc. Il propose une société sûre et solidaire dans un monde instable.
Cette progression presque constante du Front national ne montre-t-elle pas finalement que la stratégie de « diabolisation » opérée par les politiques, notamment François Mitterrand et certains médias dans les années 1980 a été un échec, voire contre-productive ?
Stéphane François : Évidemment. Les différentes campagnes de diabolisation n’ont pas fonctionné et ont été contre-productives. Les résultats électoraux de ce parti montrent que ceux qui votent pour lui ne sont pas le moins gêné par cette diabolisation. Au contraire, celle-ci tend à leur prouver que le FN est un parti différent, étranger aux compromissions de ce que les dirigeants frontistes appellent l’« UMPS », bref qu’il serait une alternative à des politiques qui ne fonctionnent pas…
Nicolas Lebourg : En fait deux stratégies ont également échouées et fonctionnent en système. La diabolisation du FN par la gauche et certains médias renforce le FN en tant que parti anti-système. Mais la récupération de ces thèmes par la droite et certains médias le renforce en justifiant le transfert des voix de la droite vers le FN et en surmobilisant l’électorat de gauche. La ligne Buisson a fait perdre toutes les élections à la droite depuis 2007 et a été le moteur du bon score de Marine Le Pen en 2012, celle-ci ayant fait une assez piètre campagne en janvier-mars, et son père n’avait lui quasiment pas fait campagne en 2002.
L’alchimie du nouveau FN c’est d’être le parti anti-système qui veut intégrer le pouvoir. Chacun légitime un de ses aspects (anti-système et normalisation) lui ouvrant ainsi la voie pour de nouvelles progressions. Le FN c’est une production à laquelle nous participons tous.