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Comment l’Etat réprime-t-il les organisations radicales ?

Source : tableau de Pierre Subleyras (1699-1749).

Ce texte est un extrait de Nicolas Lebourg, « Usages, effets et limites du droit de dissolution durant la VRépublique », Romain Sèze dir., Les Etats européens face aux militantismes violents, Paris, Riveneuve, 2019, pp. 169-186. Pour un extrait du chapitre de de Romain Sèze et Jeanne Pawella : « La prévention de la radicalisation en France : déclinaison nationale d’un modèle sécuritaire européen » voir ici sur Slate.

Originellement, la loi du 10 janvier 1936 régissant le droit de dissolution a été prise contre les ligues d’extrême droite. Sous la Vè République, c’est aussi ce secteur politique qui est frappée en premier : le Parti Nationaliste (PN), reconstitution de Jeune Nation (JN), dissoute le 15 mai 1958, est le premier mouvement interdit. (…)

La Vè République ne s’est pas limitée à l’interdiction des mouvements des « deux extrêmes ». Durant la décennie 1960 ont également été interdits des groupements des Outre-mer (Antilles, Guyane et Tahiti), et, durant les années 1970-1980, les mouvements dits régionalistes de la Corse et de la Métropole ont représenté l’essentiel des dissolutions proclamées. Cette catégorie du « régionalisme » est néanmoins spécifique puisque, diverses fois, les groupes régionalistes dissous sont à cheval sur plusieurs dispositions de la loi, pouvant, outre leur volonté de rompre l’intégrité du territoire national, relever de l’un des extrêmes politiques, en particulier à droite avec le cas dès 1939 du Parti National Breton, mais encore en 2005 avec Elsass Korps.

Le cas des groupements séparatistes violents offre certes une perspective simple, puisque l’opinion nationale majoritaire rejette à la fois l’usage de la violence et le séparatisme. Toutefois, le bénéfice en terme de maintien de l’ordre public en est plus discutable. Ainsi, après la dissolution du Front patriotique corse de libération en 1974, la concurrence entre les nouveaux groupes fait qu’il y a quatre fois plus d’attentats nationalistes corses en 1974 et 1975 que lors de la décennie précédente1. La deuxième dissolution proclamée par l’État sous la Vè République vise les indépendantistes alsaciens, mais avec quelques hésitations.

Le décret du du 31 mars 1960 dissout l’Association des victimes de l’épuration d’Alsace et de Lorraine (AVE) et l’Elsass Lothringische Wehrbund. La seconde n’est en fait qu’une émanation de la première, qui n’est elle-même qu’une association de fait regroupant environ 300 personnes, en général d’ex-nazis. C’est une attaque de l’AVE contre la France devant la CEDH qui attire l’attention à son encontre. Elle a d’abord entraîné l’interdiction de leur journal le 13 juin 1959. Le préfet du Bas-Rhin considérant que les militants n’ont aucune audience, il plaide pour éviter des poursuites supplémentaires qui pourraient devenir publicitaires. Néanmoins, le procureur de la République de Strasbourg plaide pour l’usage de la loi de 1936. La chancellerie estimant que la poursuite pour atteinte à la sûreté de l’État risque d’être complexe, se range à l’option de la dissolution, en relevant qu’elle est justifiable tant par la volonté d’atteinte à l’intégrité du territoire que par l’exaltation de la Collaboration2.

Ce penchant pour la temporisation se retrouve régulièrement chez des acteurs administratifs. Dans ce cas, nettement, il n’existe pas de risque à l’ordre public, que ce soit en ce qui concerne la violence ou la subversion idéologique, mais une réponse provoquée par un stimulus militant.

Enfin, les groupes extérieurs visés par l’application de la disposition anti-terroriste ont été un foyer chiite lié au Hezbollah, un groupe basque (1987), et deux groupes kurdes (1993). Forzane Alizza a été le seul mouvement islamiste à avoir été dissous entre 2012 et la réforme de novembre 2015, tandis qu’en 2016 et 2017 ce sont des associations cultuelles locales que les pouvoirs publics ont ciblés. Outre des dissolutions ponctuelles, plusieurs « vagues » de dissolution peuvent être observées, touchant l’ensemble des segments politiques lors de la soixantaine de dissolutions proclamées sous la Vè République.

Directement visée en 1936, l’extrême droite est restée fortement ciblée : elle représente quasiment 40 % des dissolutions. Presque tous les groupes relèvent de la sous-famille de l’extrême droite radicale (néo-fascistes, néo-nazis etc.), mais les liens que cette dernière entretient avec les modérés de son camp peuvent entraîner des enquêtes administratives pour évaluer la nécessité d’une dissolution (c’est le cas du Front national suite à sa fondation 1972 par les néo-fascistes d’Ordre Nouveau3).Par ailleurs, l’extrême droite comporte le groupe le plus dissous : la néo-nazie Fédération d’Action Nationaliste et Européenne (FANE) a été interdite en 1980, 1985 et 1987 – elle avait pris les devants en créant de nouvelles structures dès avant la première interdiction.

Quoique correspondant quasiment à tous les motifs de dissolution, la mouvance néo-nazie n’est pas forcément la plus visée pour autant, pour des raisons pratiques. Ainsi, en 1964 l’arrestation des membres d’un groupuscule rémois projetant une activité terroriste amène la Cour de Sûreté de l’État a proposer au ministre de la Justice une opération générale de dissolutions des groupes néo-nazis. Le garde des Sceaux requiert l’avis de son homologue de l’Intérieur, qui se tourne vers ses services. Ceux-ci font valoir qu’ « Une mesure administrative de dissolution prise sous forme de décret prononcée en conseil des ministres paraîtrait disproportionnée avec la faiblesse de ces groupuscules et leur donnerait en définitive une importance qu’ils n’ont pas. Pour cette raison, elle ne paraît pas opportune »4. Effectivement, les mouvements furent réprimés par la simple voie judiciaire quant à leurs infractions. Ce processus souligne comment l’autorité politique tend certes généralement à s’en remettre aux avis administratifs, mais avec une administration raisonnant quant à elle en termes politiques.

La question des interactions au sein du champ extrême droitier explique la délicatesse à manier la loi lors de la répression de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS), phase terroriste évidemment particulièrement importante pour saisir l’opportunité de l’usage de ce droit aujourd’hui. Un débat existe alors au sein de l’État : y a-t-il un sens juridique à dissoudre une organisation terroriste clandestine qui se finance par des extorsions de fonds, le code pénal s’avérant suffisant à la répression de ses membres ? Si la décision est prise, c’est parce qu’elle permettait avant tout d’agir sur le marais de l’opinion afin, comme l’explique une note du ministère de la justice, de combattre « l’adhésion même passive à une organisation subversive qui n’a pas, aux yeux de l’opinion publique, encore été mise hors la loi »5.

En dissolvant des groupes, il ne s’agit donc pas seulement de contrôler l’action terroriste, mais d’assurer la cohérence sociale nécessaire au maintien de l’ordre public. Néanmoins, cela n’implique pas un traitement univoque des zones périphériques de l’OAS, comme le soulignent la gestion des groupes de deux soldats célébrissimes : les colonels Chateau-Jobert et Trinquier.

Compagnon de la Libération, le colonel Chateau-Jobert a été responsable OAS pour le constantinois (Algérie), puis, désapprouvant les accords entre l’OAS et le Front de Libération Nationale, s’est réfugié en Espagne. En septembre 1962, il fonde à Madrid le Mouvement de combat contre-révolutionnaire (MCR) qui diffuse ses thèses national-catholiques en France. Il ordonne à ses membres de ne commettre aucune action illégale hormis de procéder à des caches d’armes « pour utilisation ultérieure » et, effectivement, est bientôt découvert un de ses dépôts, qualifié de « très important » par la police6. L’administration française rédige un décret de dissolution, estimant que le MCR est une « émanation » de l’OAS qui cherche à faire basculer des officiers dans la subversion7.

Toutefois, les services de renseignement ont fait valoir que Chateau-Jobert et ses amis ne sont pas un facteur de stabilisation de l’OAS : alors qu’à compter de novembre 1962, l’ensemble des forces OAS reconnaissent l’autorité du Conseil National de la Résistance (CNR), ceux-ci la récusent, en affirmant que le CNR est sous l’influence de la franc-maçonnerie. Conséquemment, le MCR mine l’autorité du CNR, par une polémique permanente dans les milieux activistes8. Le décret préparé n’est finalement pas publié : pour l’ordre public, le maintien de l’organisation est ici plus productif que la dissolution.

Le cas Trinquier est tout aussi révélateur. Après sa participation active au 13 mai 1958, il est rappelé en Métropole en 1960 et fonde en 1961 l’Association pour l’Étude de la Réforme de la Structure de l’État (AERSE) qui se veut le prélude à l’édification d’un Parti du Peuple. Il affirme clairement que le combat de l’OAS est terminé, et que les plans de putsch ne sont que des rêves de reconduction d’un 13 mai qui ne saurait advenir, car seul un mouvement populaire pourrait déclencher une insurrection et non l’armée9. Cela n’empêche pas Trinquier de se flatter plus tard de regrouper les anciens militaires hostiles au gouvernement, attirant l’attention des services. Au Bureau De Liaison (BDL, service officieux ancêtre de l’’Unité de coordination de la lutte antiterroriste)10, le directeur des RG évoque la possibilité d’interdire l’AERES. Le représentant de la Direction générale de la Sûreté nationale émet un avis défavorable, estimant que cela ferait de la publicité à un groupe qui passerait dans la clandestinité. Daniel Doustin, le directeur du BDL, rejette également l’hypothèse, faisant valoir que l’AERSE constitue une « soupape de sûreté, en permettant aux mécontents de s’exprimer librement », et, mieux encore, pourrait attirer les modérés du CNR qui abandonneraient les ultras dans le but de fonder un parti électoral d’extrême droite11.

Doustin raisonne probablement ici également en tant que directeur de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) puisque une note de celle-ci spécifiait, au moment où Trinquier était de toutes les intrigues subversives : « le Service est actuellement en mesure de contrôler efficacement les activités du colonel Trinquier. Il paraît souhaitable qu’aucune mesure ne soit prise à son encontre afin que ce contrôle continue à s’exercer »12. Ce cas montre comment ne pas dissoudre est, aussi, pour l’ordre public se permettre de pouvoir avoir un rôle d’aiguillage au sein des dynamiques subversives, et ainsi permettre leur déradicalisation effective.

A rebours, la dissolution est parfois discutable en termes de respect de l’État de droit, mais peut être vue comme valide en termes de maintien de l’ordre social. La vague de dissolutions du 12 juin 1968 est celle qui frappe le plus vigoureusement les gauches, englobant aussi bien des formations trotskystes que maoïstes ou libertaires. Certaines n’ont pas pris part aux événements de Mai, si bien que ces dissolutions ont pu être perçues comme un élément de l’ordre gaullo-communiste, l’État orientant la protestation sociale vers le Parti Communiste Français (PCF)13.

Cette soumission de l’état de droit aux contingences estimées du maintien de l’ordre est manifeste dans le fait que l’État ait répondu à tous les recours faits par les mouvements gauchistes par un mémoire en défense unique, et dont l’argumentaire se limitait au rappel des événements de Mai, sans que la responsabilité des mouvements ciblés soit établie14. Cependant, la norme juridique n’est pas abolie pour autant et, le 21 juillet 1970, trois organisations trotskystes de tendance « lambertiste » ont obtenu l’annulation de leur dissolution par le Conseil d’État.

Notes

1Crettiez Xavier, La Question corse, Bruxelles, Complexe,1999, p. 101.

2Le préfet du Bas-Rhin au ministre de l’Intérieur, « Journal Voix d’Alsace vereint mit dem europaruf », 23 juillet 1959, 3 p. ; Bureau de la sûreté de l’État au ministre de l’Intérieur, « Proposition de dissolution de l’Association des Victimes de l’Épuration d’Alsace et de Lorraine et de l’Elsass lothringische werbund », 7 mars 1960, 3 p., AN/19990426/5.

3AN/19990426 /5. Les acteurs en sont conscients : Ordre nouveau hebdo, 2 novembre 1972.

4Rapport du procureur général près de la Cour de Sûreté de l’État au Garde des sceaux, 20 juillet 1964, 4 p. ; le Garde des sceaux au ministre de l’intérieur, « Activité des groupements néo-nazis en France », 27 juillet 1964 ; service de l’ordre public au Directeur général de la Sûreté nationale, « Activité de groupements néo-nazis en France », sans date, 2 p. (AN/19990426/5).

5« Note sur l’intérêt de prononcer la dissolution du groupement de fait OAS », 3 p ; « Note sur les qualifications pénales susceptibles d’être retenus contre les collecteurs de fodn au bénéfice de l’OAS », 3 p, fonds « ministère de la Justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, service législatif n°SL1589-1 : Milices privées et groupes armés. Dissolution CNR » (AN/19970090/122).

6DRG, « Secret, la situation de l’activisme. Le Conseil National de la Résistance Extérieur », mars 1963, p. 8, AN/F/7/15645.

7 « Décret n°63 portant dissolution du groupement dénommé Mouvement de combat contre-révolutionnaire : rapport », 1 p., AN/19970090/122.

8DGSN, DRG, « Note », 5 décembre 1962, 4 p., APP/H/2/B/1.

9DCRG, « L’Association pour l’Étude de la Réforme des Structures de l’Etat et les projets politiques du colonel Trinquier », Bulletin de documentation, juin 1962 12 p., AN/F/7/15581 RGPP, « AERSE Perspectives de résurgence d’une extrême droite politique », mai 1963, 6 p., APP/GADR15.

10Service officieux de lutte anti-subversive, le Bureau De Liaison rassemble des agents issus des divers services français. Dissout en 1964, le BDL est réactivé en 1968 dans le cadre de la lutte anti-gauchiste.

11BDL, « Organisation de l’OAS, conférences plénières des directeurs de la Sûreté Militaire, de la Sécurité du Territoire et de la Préfecture de Police », 30 avril 1963, 4 p., APP/H/2/B/2

12« Note Objet : a/s activités subversives », sous tampon « Très secret », 13 octobre 1960 ; idem, 17 octobre et idem, 20 octobre 1960 (AN/F/7/15646).

13Duprat François, Les Journées de Mai 68, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1968, pp. 154-155.

14Le ministre de l’Intérieur au président de la section du contentieux du conseil d’État, mémoire en défense aux pourvois contre les décrets de dissolution du 12 juin 1968 », 9 décembre 1969, 23 p., AN/19990426/6.

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