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Pop Culture : dancing in the swamp

Par Dominique Sistach

La culture est un marécage sans fin, ni forme, ni contour. Vivante, mouvante, immense, elle n’obéit plus aux règles de confinement du savoir optimiste des mieux nantis ; elle est devenue une eau stagnante, le sombre rejet d’une industrie imaginée de l’imaginaire, de lourdes particules de la mécanique sociale. Ce partage des eaux vives et mortes est le résultat de son extension ; l’humanité, sur sa frontière, est prise dans la toile de ses externalités invisibles, est engluée dans les réseaux de ses dispositifs. Plus qu’une expansion dégénérative, le développement de l’abstrait culturel, du savoir et de la mémoire, du spirituel et de l’intellectuel, de l’histoire et de la politique, des structures et des habitudes, de l’art et de la société, du cognitif et du domestique, de l’affect et de la raison, marque le dépassement de l’état de nature. Sans opposition manifeste de ce que l’homme exploite, rejette et délaisse, la culture connaît pourtant le même destin liquidé. La culture et la nature ne coexistent plus que dans l’imaginaire fertile des nostalgiques et des réactionnaires (pléonasmes ?). Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme.

En fait, il n’est pas de révolution totale de la culture.

La notion, transmutée des domaines de la production (cultiver sa terre) vers ceux plus humains de ses activités (honorer son voisin et se cultiver), demeure ce commerce singulier des métaphores structurantes de l’activité humaine : « habiter », « cultiver », ou « honorer ». Voilà ce négoce qui fait tendre le mouvement et les moments de la vie humaine en un échange qui est peut-être, ce que quelques modernes ont appelé le social. La généalogie de la culture révèle ce formidable rhizome qui permet la qualification de l’action de vivre selon différents instants, différentes postures, qui du plus profond des limites de l’Histoire, nous renvoie son lot de déclinaison, et son illusion de déclin pour tous ceux qui l’assimilent à une forme de civilisation. La culture est impavide, neutre de toute illusion progressiste, vide de toute poussée morale, dispersée au point de ne pouvoir donner raison et vérité à l’homme. C’est là la seule inquiétude qui pousse à revoir ce concept détruit comme survivance d’un monde en ruine. Les Lumières s’éteignent et nous n’y voyons que du feu…

Le XXème siècle, en acmé d’un temps humain et géographique européen, est le non-temps de la culture. Non son effondrement, son désenchantement, sa tragédie ou son saccage, mais un non-temps soumit à la Loi de la structure politique, économique et sociale, et démit des règles de son sens éthique, esthétique et singulier. L’art, ou ce qu’il en reste, est soumis à la loi de ses maîtres, aux lois de l’entropie et de la performance, à l’écho des masses et aux diktats des individualités. D’ailleurs, les sociologues et les historiens de la culture n’y comprennent plus rien. La coexistence des vieilles structures, des paired concepts, se confond avec la multiplication des singularités, la déconstruction des hiérarchies selon chaque subjectivité (est de l’art toutes choses que j’aime… est du social toutes choses que je vis ), l’effacement progressif de l’espace et des distances, la démultiplication des techniques de diffusion et la compression des sources de mémorisation, au point que l’ensemble ne permette pas de trouver une prise intellectuelle, que l’absence de sens de la chose rende impuissant les inventeurs de pédagogies du temps présent.

La culture n’est plus que du culturel. Une autre dimension de la réification d’un objet transcendant en des fragments,  des bouts de culture usagés, des objets périmés, sans forme, sans sens, tant qu’ils ne se connectent pas aux machines humaines qui ne peuvent toutes les émulés. La culture n’est pas que marchandise. 

C’est une multitude d’actes et de postures en simulacre, faisant vivre une industrie et ses salariés, qui sont dans le monde des médiateurs et des exploitants. Elle n’est plus tout et fin, elle n’est qu’un médium disséminé, un gagne-pain comme les autres, peut-être un poil plus tendanciel que les autres. Son seul intérêt ne relève plus de son seul destin. L’unique dividende culturel consiste à révéler l’économie politique, qui ne s’exprime pas par un nouvel esprit, mais au contraire, embras(s)e l’ensemble des dynamiques humaines, sociales, cognitives. La culture n’est plus l’art ou la technique. Le seul point de tension demeure le langage, seul aspect durable de la culture du progrès, de la civilisation de la raison, seule survivance dans la culture de la marchandise et de son image. Mais le langage est un véhicule trop ordinaire, au point que l’on le croit naturel, comme préexistant à l’état de culture, comme seule véritable humanité. Le langage est prisonnier des discours au point que l’homme est le plus souvent dans l’incapacité de savoir ce qu’il dit. Où se trouve l’humanité dans l’’interminable liste de Kroeber et Kluckhohn qui pose la culture en une liste de plus de 200 définitions différentes ? Nulle part et partout probablement. L’humanité est soluble dans la culture, est c’est là, son véritable espace de dissémination. 

Plus de monisme, de dualisme ou de mouvement ternaire, l’homme est décomposé par les fractales généalogiques des mots qui permettent de qualifier son action en mémoire et en imaginaire. L’être est mis à l’écart, et dans l’écart il ne reste que ses externalités mémorielles, machiniques et sociales, des dispositifs comme autant de plans de montage invisibles qui font et structurent nos actes et nos pensées. La culture humaine est comme un réseau disjoint de marquages et d’écrits incalculables dont l’auteur est absent. Absence de la main qui écrit les lettres, absence des visages et des noms de ceux qui posent les disques des autres (mais qui ?), absence des noms de ceux qui font les fins de nos films favoris, absence progressive des peintres, des sculpteurs, des lettrés … ; absence, partout de l’absence dans le désordre des marchandises. 

La culture prolifère à l’infini par autoduplication. Elle se reproduit littéralement. Elle soliloque d’extase de sa complexité irréductible. Elle est tout et elle n’est plus rien. C’est peut-être là, à ce moment, que la contre-culture et les subcultures sont intervenues comme négation, comme achèvement d’une certaine forme et sens qui ne pouvaient plus se manifester que par son opposé. La fin du mouvement ne signifiait pas pour autant la fin du concept, mais plus justement son autoclave logique et textuel, son devenir, en une boule de sens, en une machine à sens. Comme l’infini des capillaires de certains minéraux, elle rayonne de son propre effet et se stimule par les interactions de ceux qui la révèlent par quelques mystérieuses chimies, de la conjuguer de toutes les couleurs possibles. Quand j’entends le mot culture, je vois des champs, des bœufs, une alouette, une belle fermière, … d’autres sortes leurs flingues, leurs carnets de chèques, …  

Je ne retiendrais qu’une culture de ce pauvre XXème siècle : la culture pop. Non simplement parce qu’elle s’est construite et affirmée comme art minimal des masses, selon cette humilité qui fait que l’on connaît l’état de ce qui nous entoure, fut-ce l’imaginaire redondant de la relation humaine, et que l’on ne veut pas ainsi en rajouter des tonnes. Mais surtout, parce que la culture pop est partie d’une mimésis s’apparentant en un pillage en règle de l’interdit (le vol immature de petits blancs de la souffrance et de la joie africaines), et également, parce qu’elle est devenue, Pop Culture, un appauvrissement salutaire de Cultures chargées de suffisances (de tout aussi immatures blancs becs déconstruisent le texte, la narration. Ils pervertissent l’image, salopent tout, font du bruit de la musique, mélangent tout, rythment les mots, pour nous rappeler à l’ordre ou dépasser l’ordre, l’ordre des choses, pour faire que la seule voie consiste à éradiquer toute rationalité narrative). 

La culture pop n’est pas la culture populaire qui n’eut jamais réellement droit de citer, si ce n’est comme sous culture. La culture populaire ne fut pas que la culture de masse ; elle ne fut pas que production de l’indéterminé quantitatif, mais sa partie la plus mortelle, la plus fragile fut souvent la plus humaine, à l’inverse de ses dispositions à la qualifier du trait informe de ceux qui l’aime. La culture populaire est en ce sens rayé de la carte par la culture pop : Hallyday est devenu l’égal de Brel et de Ravel ; la tragédie est dans l’inversion. Le partage du sensible n’est plus à l’ordre du jour. La culture populaire n’est pas défaite par la seule généralisation du mode de vie bourgeois. Elle est surtout contaminée par sa propre irréductibilité à son origine sociale, par sa médiocratisation, la marée d’informations précises et d’amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit. Elle est comme une forteresse que l’on croit imprenable, alors que l’engourdissement de ceux qui la font, est le signe avancé de sa vacuité et de sa perte. Néanmoins, le mausolée restera en place tant qu’il y aura des marchandises à exploiter, tant que sa nécessaire exposition illumine ses ridicules représentations.

Nous n’aurons plus le temps d’apprendre tout ce qui (s’)est produit, tout ce qu’on a dit, le sublime et l’ignoble. Nous avons déjà été modernes, et nous ne le seront probablement à nouveau qu’à l’issu d’une catastrophe, cure de rappel d’un retour à l’ordre des choses, à l’état de nature, quand la logique du tsunami inverse le sens de l’humanité. Même si nos vies se rallongent, ce n’est point pour se tendre vers quelques exaltations, hormis celles feintes par des jeunesses sans fin sous cocaïne et liposuccion conjuguées. La vie se rallonge par effet sanitaire, et non pour satisfaire au seul intérêt de savoir. Ce n’est pas le vide, l’angoisse et l’ennui qui nous guettent ; c’est l’obsession de soi qui triomphe, dont toutes ces modes n’ont de cesse que de se repaître. Non pas l’individualisme, car il n’y a personne à l’intérieur pour celui ou celle qui ne se voit que comme un reflet de corps correspondant aux codes de son temps. La culture pop est aussi ce glaçage, kitsch et ridicule, qui recouvre nos vies d’une illusion et d’un substitut de ressource et de volonté. L’humain n’a plus besoin d’enseignement, le champ peut rester improductif malgré sa richesse. C’est là encore, cette centralité de la culture pop qui la rend si attractive pour suivre la défaite de notre réel.

Ne vous y méprenez pas, il ne s’agit pas d’une chronique mortuaire, à moins que vous soyez réellement nostalgiques, et que vous cherchiez quelques certitudes en des fantômes du beau et du bien. Il s’agit d’une chronique vivante et joyeuse qui se propose de vous promener dans notre fantastique temps des mutants baignant dans leur marécage. Ce temps zéro, puisqu’il nous faut considérer que les temps religieux s’achèvent avec la suprématie du temps de la marchandise exploitable jusqu’à sa destruction, non sans que la religion n’ait été l’une des choses les plus diaboliques qui soit, est un temps du monde fermé, un temps d’une culture du monde sans terra incognita nouvelle, hormis celle que nous suggère notre imaginaire en Technicolor, un temps d’une culture des hommes sans autres ressources que de se refaçonner par le désir et la peur de disparaître. Un avant-goût de la mort n’est pas nécessairement une mauvaise chose… C’est ça la culture, c’est un peu chiant, c’est bien ; chacun est renvoyé à son propre néant.

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