19 mars 1962 : problématique et polémiques
La question du 19 mars 1962 est dorénavant l’objet d’une polémique annuelle. Pour mieux cerner ses tenants et aboutissants, vous pouvez retrouver ci-dessous deux entretiens de 2016 :
φ Propos d’Abderahmen Moumen, « Camp de harkis de Rivesaltes : « Des enfants sont morts de froid » », Midi libre, 18 mars 2016.
Comment les revendications des harkis et de leurs descendants ont-elles évolué au fil des décennies ?
Les doléances sont apparues en 1975 avec la révolte des camps qui a abouti à leur fermeture. D’autres mouvements ont suivi dans les années 80 et 90, avec des revendications portant sur le préjudice subi et leurs réparations qui ont abouti à différentes lois. Mais depuis les années 2000, les revendications sont d’ordre mémoriel, pour la prise en compte de leur histoire par les pouvoirs publics, qu’elle soit inscrite dans les programmes scolaires… La revendication principale est celle de la reconnaissance de l’abandon, des massacres en Algérie et de la relégation dans les camps. Il y a eu des promesses de campagne, de Nicolas Sarkozy et François Hollande. Pour le tissu associatif, ce n’est pas assez.
Le camp de Rivesaltes, auquel vous avez consacré des recherches et un ouvrage, cristallise beaucoup de frustrations et de douleurs pour les harkis et leur descendance. Pourquoi ?
Sur les 40 000 harkis, épouses et enfants qui ont transité dans des camps à partir de 1962, 22 000 sont passés par Rivesaltes, entre 1962 et fin 1964, d’où sa force symbolique. En 1962, il y a un impératif sécuritaire pour le gouvernement : la guerre d’Algérie ne doit pas se poursuivre sur le territoire français. Les harkis ne sont pas désirés, ils sont considérés comme des Algériens. Ils ne sont pas considérés comme des rapatriés, auxquels la priorité est donnée, mais comme des réfugiés. Certaines familles ont transité quelques semaines, d’autres deux ans à Rivesaltes. Le rapport avec le camp n’est pas le même selon les trajectoires familiales.
Les conditions de vie ont été particulièrement dures à Rivesaltes…
Il y a une totale impréparation des pouvoirs publics par rapport à l’arrivée de ces milliers de personnes que l’on met dans un premier temps sous des tentes, et l’hiver 62-63 sera rigoureux. L’armée leur apporte des vêtements, de la nourriture. On a recensé à l’heure actuelle 149 personnes décédées dans le camp, dont les trois quarts sont des enfants, surtout âgés de moins de 2 ans. Les causes : le froid, les mauvaises conditions de vie, le traumatisme lié à ce départ précipité pour les femmes enceintes, les maladies. Les accouchements se déroulaient dans le camp, sous les tentes, ou dans l’antenne médicale du camp ou encore à l’hôpital de Perpignan.
De nombreux enfants sont donc morts de froid à Rivesaltes, d’après vos recherches ?
Oui.
Vous êtes également missionné par l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (Onac) pour trouver les sépultures perdues de tous ces morts…
Oui, il y a aujourd’hui encore un mystère sur les emplacements des sépultures. Il y aurait eu un site principal en lisière du camp. On travaille sur les archives, avec des associations et des familles de harkis et sur le terrain. On ne sait pas si on va y arriver. Dire qu’il aura fallu près de soixante ans pour que l’on commence à s’intéresser à ces inhumations… Les familles concernées ne peuvent pas se recueillir sur une tombe. Il faut que ce site, si nous le retrouvons, leur permette de faire leur travail de deuil, d’avoir un lieu de recueillement.
φ Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Dominique Albertini, « Avec le 19 mars, Sarkozy parle aux électeurs de la primaire », Libération, 18 mars 2016.
En quoi la date du 19 mars, celle des accords d’Evian, pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie dérange-t-elle le FN et une frange de la droite dont Nicolas Sarkozy se fait le porte-voix dans une tribune publiée vendredi par le Figaro ?
La critique du 19 mars dépasse les milieux partisans et est vive dans les milieux rapatriés. L’idée centrale est que les massacres de harkis qui suivent cette date, l’exil, interdisent de dire qu’il s’agit de la fin de la guerre. En fait, historiquement, quel que soit le conflit, on ne passe pas d’une situation de guerre à une situation de paix, c’est un processus : la question d’une date est plus un débat politique qu’historique. Les négociations directes qui ont eu lieu entre l’OAS et les nationalistes algériens au printemps 1962 témoignent d’ailleurs que l’on est dans ce cadre d’une sortie de conflit. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy, dans le style de son intervention, prend grand soin d’affirmer qu’il est rassembleur et que bien loin de prôner la guerre des mémoires, il s’y opposerait. Il se positionne d’une façon qui lui permet de parler aux électeurs de sa primaire, qu’ils soient «durs» ou plus centristes.
François Hollande sera le premier président à commémorer cette date : chez Sarkozy, qui le lui reproche, comment la réception de cette date a-t-elle évolué ?
Sur le littoral méditerranéen, quasiment tous les partis cherchent à clientéliser les milieux rapatriés : la concurrence est vive. Comme il le rappelle dans sa tribune, Nicolas Sarkozy était venu au camp de Rivesaltes, où 22 000 membres du groupe social harki sont passés dans des conditions extrêmes. Il l’a fait en tant que président de la République, mais à une semaine du premier tour de la présidentielle de 2012. Le soir, en tant que candidat, il tenait un discours virulent sur l’islam et l’immigration. Ce n’était pas discret, et la ficelle a été vue. D’où à la fois ce rappel de ce qu’il a fait, mais aussi ce besoin, avant la primaire et la présidentielle de 2017, d’aller plus loin dans les marqueurs.
Au FN, s’agit-il d’une position opportuniste ou d’un souvenir de l’Algérie française qui reste structurant ?
Sur le littoral méditerranéen, des études ont montré que le milieu rapatrié représenterait plus de 15 % du corps électoral en Languedoc-Roussillon, et près de 14 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le fait qu’un Robert Ménard[maire de Béziers élu en mars 2014 avec le soutien du FN, lui-même né en Algérie, ndlr] soit à la pointe du rejet du 19 mars a un fort sens : il a gagné grâce à une union des droites, et plaide pour l’inscription du Front national à droite. Ce sont des zones de forces du FN, mais à l’échelle micro, c’est plus complexe. A Perpignan, on constate que le bureau de vote numéro 26 compte 14 % de pieds-noirs et a voté au premier tour des municipales pour Louis Aliot à 32 %, tandis que le bureau numéro 48, qui compte 11 % de pieds-noirs, a voté à 42 %. Ce second bureau a un foncier plus cher et bien moins de population d’origine immigrée : l’électeur ne réagit donc pas juste en tant que «pied-noir», les déterminants sociaux entrent en compte – ici une population plus aisée et moins multi-ethnique, qui veut se tenir à distance. Après, il est certain que la question fait vibrer des cordes. Quand Aliot refuse cet été de voter l’exclusion du président d’honneur du FN, il rappelle que le jeune député Jean-Marie Le Pen avait quitté son mandat pour s’engager en Algérie.
Quid du «gaullisme» désormais revendiqué par le FN ?
Le FN date d’avant Florian Philippot, et ses références au gaullisme aussi. L’image de De Gaulle avait déjà été utilisée dans les années 90, par exemple par Samuel Maréchal, le père de Marion Maréchal-Le Pen, en reprenant la même citation sur «la France, pays de race blanche» qu’Alain Peyreffitte attribue à de Gaulle et que Nadine Morano a citée. Jean-Marie Le Pen avait aussi pris sur une de ses listes le petit-fils du Général. Mais Philippot a moins de pieds-noirs dans sa sociologie électorale, et il refuse la stratégie de bloc des droites. Dans le Sud, il y a des pieds-noirs… et des élus FN. La question du 19 mars se situe bien à la croisée du clientélisme électoral et des tensions internes au FN quant à sa stratégie.
Enfin, idéologiquement, il y a la question de la nature politique du gaullisme. Il participe d’une famille politique de «rassemblement national» qui traverse l’axe droite-gauche – y compris l’extrême droite, donc – dont il a été le dernier succès en France. On comprend l’intérêt de ramener le gaullisme au souverainisme, puis le souverainisme au nationalisme. Mais, sur le plan politique, ça n’est pas plus raisonnable que quand la gauche dénonçait en de Gaulle un homme d’extrême droite, ou quand on assimile Le Pen avec l’OAS : les archives montrent qu’il a eu des contacts, mais il s’en tenait à l’écart en ayant compris qu’il y avait infiltrés et exaltés.