Mémoires des fascistes français : au nom de l’Europe ?

Propagande de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF)
Cet article de Jonathan Preda est le troisième d’une série sur « Les «réprouvés»: le fascisme français, du vécu au souvenir
Ressentie comme perpétuellement proche de la disparition, la mémoire d’extrême droite du fascisme a pourtant eu l’occasion de s’affirmer face à la société, hors de l’entre soi, et même de manière contrainte et forcée. Nombre des procès de la Libération se sont tenus entre 1944 et 1953. Il ne s’agit pas ici d’étudier tous ces procès, mais d’aborder les principaux, c’est-à-dire ceux qui ont eu le plus d’écho, et de les voir dans l’optique de la patrimonialisation par l’extrême droite de l’après 1945.
Une réflexion est glanée par les Renseignements Généraux dans les rues de Sigmaringen au terme de l’équipée de la France collaboratrice : « Les Allemands ont de la chance. Ils peuvent être à la fois nationaux-socialistes et patriotes. Nous, notre nationalisme nous a conduits à l’ennemi »[1]. Derrière cette inquiétude se profilent les fondements judiciaires de l’Epuration. Avoir fait partie après 1941 du SOL, de la Milice, du groupe Collaboration, de la LVF, du PPF, etc., avoir participé à l’organisation de manifestations artistiques, économiques ou politiques ou écrit en faveur la collaboration avec l’ennemi, etc., est qualifié de crime entraînant l’indignité nationale par l’ordonnance du 26 décembre 1944. L’article 75 devient le symbole honni de cette « répression », réprimant l’« intelligence avec l’ennemi » dont la plupart des justiciables vont être convaincus. A travers l’idéologie fasciste et/ou nazie, c’est surtout la trahison envers le pays, qui en est alors le synonyme, que l’on condamne[2]. On touche là à la principale contradiction du fascisme français qui n’a fait que s’exacerber avant l’acmé des « années sombres » : comment concilier l’admiration pour des puissances étrangères, la haine de son pays acquis à la démocratie, avec le nationalisme exacerbé et l’impérialisme expansionniste à la base des fascismes ? La question se pose d’autant plus dans une optique de patrimonialisation par une extrême droite dont le nationalisme est une des valeurs cardinales.
Le passage du vécu à la mémoire va donc colorer cette dernière d’une vertu patriotique affirmée. Dès Sigmaringen, alors que le vent de la défaite souffle de plus en plus fort sur les exilés, l’ancien chef de la Commission gouvernementale de Sigmaringen, Fernand de Brinon, pense à l’après. En témoigne cette oraison funèbre qu’il prononce alors en la mémoire de Doriot récemment décédé: « Il faut absolument que l’histoire reconnaisse que le carré de fidèles qui défendait la France sur le sol de l’Allemagne a bien travaillé pour la patrie. Mais pour cela, il faut agir, il faut s’unir »[3].
Alfred Fabre-Luce, dont il demeure dans les cartons d’archives son projet de défense devant la cour, argue également de son amour pour la patrie. La collaboration a été la condition sine qua non pour maintenir la souveraineté morale et matérielle. Rappelant son refus de tout concours à la presse asservie aux Allemands entre 1940 et 1942 ainsi que sa dénonciation de la législation antisémite, il se proclame même seul écrivain français à avoir eu une activité de résistance ouverte contre l’ennemi[4] ! Sont pieusement passés sous silence des écrits malheureux comme cette Anthologie de la nouvelle Europe de 1942 dont le but était de montrer qu’ « un Goethe, un Renan, un Proudhon, un Michelet, un Quinet, fils de 89 et militants de 48, traitaient déjà des thèmes nationaux-socialistes : respect de la force, contre-religion, culte du travail et de la patrie »[5]. De même, Me Isorni transfigure la rupture de Brasillach avec l’équipe de Je suis partout en un sacrifice guidé par ses seuls principes patriotes[6]. D’ailleurs, lui-même n’a-t-il pas affirmé à son procès que le collaborationnisme a été un rideau dressé entre occupés et occupant, permettant aux Français de vivre [7]?
Tout cet argumentaire se retrouve bien évidemment dans les récits publiés, supports permettant de perpétuer l’argumentation, la mémoire et rendant finalement possible la patrimonialisation par l’extrême droite post-1945. Dans le testament politique de Brasillach rédigé en prison, aucun remord ni aucune inquiétude ne sont formulés, il n’a jamais trahi son pays[8]. Même son de cloche dans les Mémoires de Brinon qui n’en finit pas de se justifier :
On me reproche d’avoir été l’admirateur et le propagandiste d’Adolf Hitler et du national-socialisme. Or, de tous les journalistes français, c’est sans doute moi qui ai le plus constamment montré l’ascension et la puissance de l’Allemagne depuis 1933 et discerné le plus exactement les périls s’il ne venait pas un coup d’arrêt ou un règlement. Il est vrai que j’ai cru qu’avec Hitler il existait une suprême possibilité d’éviter un conflit nouveau, au moins pour un temps. Hitler n’était pas Prussien. Il voulait asseoir son régime pour d’autres entreprises. Il redoutait de mettre en jeu contre l’Europe les forces de l’Asie. Je ne comprenais pas ce que l’on avait concédé sans contreparties, parce que toujours tardivement, à l’Allemagne de Stresemann, de Luther ou de Brüning qui était faible, on ne le refusât à l’Allemagne d’Hitler qui était déjà forte et ne cesserait de grandir. C’est la thèse que j’ai soutenue dans mon livre. Peut-être ai-je eu tort ? Je ne le pense pas. Je continue de croire que l’année 1933 portait l’occasion suprême. Plus tard, il fallut marcher de renoncement en renoncement. Mais la paix en France, le maintien de sa grandeur sont des buts que l’on n’abandonne pas. Il est vrai que j’ai admiré la jeunesse allemande qui a montré ce que pouvait une foi nationale et à laquelle ont rendu hommage les plus durs de ses ennemis : les soldats. Il est vrai que j’ai souhaité pour mon pays, dans son climat et dans ses traditions, un relèvement pareil. Il est vrai que j’ai cru que les vainqueurs de 1918, les Français, pouvaient faire la paix avec les vaincus. J’imaginais que cette paix détendrait le dur régime d’Allemagne, qu’elle serait pour la France une source de renouveau. D’autres plus grands que moi ont fait ce rêve. Quand Hitler, en 1933, voulait confier aux eaux du Rhin une couronne symbolique hommage aux morts des deux rives il reprenait sans le savoir la pensée de Lamartine. Etait-ce une trahison ? Et comment pouvais-je savoir que les difficultés de la guerre rendraient l’Allemagne folle et barbare au point de lui laisser ignorer ou admettre les horreurs des camps[9].
Au patriotisme se joint pour certains, à la manière de Brinon, la rhétorique de l’européisme. Ne nions pas la croyance, souvent sincère, qui a mené vers l’ « Europe nouvelle » nombre de collaborationnistes. Il n’empêche, dans le contexte de l’Epuration, il s’agit là d’un moyen de faire pièce de l’accusation de philo-germanisme. Jugé en 1953, l’ancien Waffen SS Marc Augier et futur Saint-Loup fait reposer tout le mal sur son idéal qu’il nomme « rapprochement entre tous les peuples ». Il laisse à son avocat, Me Biaggi, le soin de mettre en avant le caractère « prophétique » de cet engagement : « Quand je vois qu’on lui reproche en 1953 d’avoir cru au combat de l’Europe contre la Russie, s’écrie Me Biaggi, je ne peux m’empêcher de sourire »[10].
Sept ans plus tard, devant les tribunaux, Abel Bonnard peut d’autant plus mettre le sentiment européen au cœur de son argumentation que la construction européenne est alors une réalité avec en son cœur l’axe franco-allemand. Oublié le nazisme et les croyances en l’ « Europe nouvelle », la lignée revendiquée comporte plutôt les noms de Hugo et Lamartine[11]. L’histoire s’achèverait avec la fameuse formule de Pierre Drieu la Rochelle : « Oui, je suis un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. J’ai apporté l’intelligence française à l’ennemi. Ce n’est pas ma faute si l’ennemi n’a pas été intelligent. »
Notes
[1] Cité in Henry Rousso, Un Château en Allemagne, Paris, Fayard, 2012, p221.
[2] Comme le fait remarquer Gilles Vergnon, ces thématiques patriotes sont très présentes au sein des mouvements de résistance, associées au corpus républicain et ce, plus encore que le vocable antifasciste. Les communistes, à cette époque, martèlent d’ailleurs l’association entre hitlériens, nazis et « boches ». L’Antifascisme en France, de Mussolini à Le Pen, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009. Pourtant, contrairement à une idée répandue, l’antisémitisme n’est pas passé sous silence durant ces procès bien qu’il n’occupe pas la place prépondérante d’aujourd’hui. Voir à ce sujet Henry Rousso, Vichy. L’évènement, la mémoire, l’histoire, op. cit., pp633-677.
[3] André Brissaud, Pétain à Sigmaringen. (1944-1945), Paris, Librairie Académique Perrin, 1966, p431.
[4] Fonds Fabre-Luce, 472AP 1, CARAN
[5] Cité in Daniel Lindenberg, « Fabre-Luce (Alfred) », in Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, (1996), 2002., p556.
[6] L’ancien avocat de Bassompierre, Me Colin, adopte en 1971 la même approche pour critiquer la condamnation de Brasillach, arguant de son patriotisme, c’est-à-dire d’un fascisme français loin du modèle nazi. Il reprend d’ailleurs largement le compte-rendu d’Isorni de l’exécution de l’intellectuel pour en donner une vision empreinte de pathos. Charles Ambroise-Colin, Un Procès de l’Epuration. Robert Brasillach, Tours, Mame, 1971.
[7] Alice Kaplan, Intelligence avec l’ennemi. Le procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2001, p261.
[8] Robert Brasillach, Lettre à un soldat de la classe 60. Les Frères ennemis, dialogue tragique, Paris, La Pavillon noir, 1946. Celui-ci sera par la suite réédité plusieurs fois
[9] Fernand de Brinon, Mémoires, Paris, L.L.C., 1949, pp259-160.
[10] Jean-Marc Théolleyre, « Marc Augier devant la justice militaire ou l’intelligence avec l’ennemi au tarif 1953 », Le Monde, 13-14 décembre 1953.
[11] Abel Bonnard, « Témoignage », Les Ecrits de Paris, mai 1960.