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Mémoires des fascistes français : sous les décombres

sauron van gogh

Source inconnue.

Cet article de Jonathan Preda est la conclusion d’une série sur « Les «réprouvés»: le fascisme français, du vécu au souvenir

En 1952, le très lu Rivarol choisit cette déclaration de Brasillach comme titre d’article : « Je ne leur cacherai pas que je n’ai pas changé d’avis sur l’essentiel »[1]. La pureté de l’engagement  et de l’idéal sous-jacent appelle une absence de compromission et un courage allant jusqu’au martyr, du moins dans les écrits et mémoires léguées à la postérité au sein de l’extrême droite. C’est vrai a fortiori des petites communautés repliées sur elles-mêmes au sein desquelles la rupture avec le « milieu » n’est pas anodine.

Dès le dernier épisode de Vichy en Allemagne, la Milice joue les matamores dans ses déclarations officielles. Ce ne sont pas des « émigrés » mais des « proscrits » « et c’est pour eux un honneur »[2]. De même, le journal fasciste Je suis partout, dans un jusqu’auboutisme assumé et revendiqué, organise un meeting « On n’est pas des dégonflés » le 15 janvier 1944 ou encore des « banquets de condamnés à mort », proclamant leur amour du national-socialisme et bravant une opinion de plus en plus unanimement hostile[3]. Certes, tous n’ont pas fait montre de cette « qualité ». Nombre de « lampistes » des groupes collaborationnistes ont oscillé entre apitoiement et minimisation des faits[4]. Mais les ténors du fascisme notamment ont clamé qu’ils ne reniaient rien à l’image du principal d’entre eux, Brasillach, dont la stratégie est, au cours, de son procès de ne rien regretter, ne pas s’excuser[5].

Cette image, les anciens fascistes s’exprimant l’ont façonné et/ou entretenue après 1945. Au seuil de la mort, Fernand de Brinon l’affirme dans ses Mémoires : « Je n’ai rien renié. Jusqu’au bout j’ai tenu le même langage. Si j’avais changé, M. l’avocat général aurait pu dire que j’avais été un lâche. C’est la seule accusation qu’il m’ait épargnée »[6]. C’est particulièrement visible chez l’« ubiquiste » Cousteau qui a fait preuve d’un grand aplomb au cours de son procès[7], lui qui a été des plus virulents soutiens de l’Allemagne nazie jusqu’au bout de la guerre. Dans un récit donné de sa fin de guerre, il n’a de cesse de faire ressortir le danger, le risque que l’on prenait en étant journaliste à Je suis partout, au contraire de ce qu’il stigmatise comme de confortables maquis de la littérature. A de nombreuses reprises s’oppose l’image du traître ou du moins de la girouette à celle de la fidélité et du courage qu’il incarnerait. Face à un soldat qui a changé de camp après la « défaite » de Stalingrad, il se met en scène par une tirade : « C’est seulement si j’avais changé de camp que je me sentirais méprisable […] Son éthique rejette la fidélité, et la mienne les faux jetons ». De même, lorsqu’il nous renseigne sur son système de défense adopté : « Je plaide la sincérité, le patriotisme, l’honnêteté, l’abnégation, la fidélité. Autant de circonstances aggravantes. Les seules choses, justement, que les “autres” ne pardonnent pas »[8]. Sans surprise, c’est ce trait-là qu’un de ses proches choisit de mettre en relief pour commémorer son souvenir, rappelant son courage durant son procès et surtout son absence de regrets. S’être enfoncé dans le collaborationnisme à outrance alors que le désastre allemand se profilait de plus en plus clairement à l’horizon n’est pas une preuve de cécité mais de courage sous cette plume[9].

Il est intéressant de voir comment, a contrario, son ami Lucien Rebatet reconstruit son procèsdans les colonnes du Crapouillot dans un numéro spécial de 1953 « A bas les prisons ! ». Lui dont le visage a été tourmenté, nerveux, pâle, lui dont les observateurs ont jugé qu’il fut pleutre au cours de son jugement[10], écrit avoir été content d’être en bonne forme pour entendre la condamnation à mort, exempt de toute illusion et sans angoisse, reconnaissant tout de même envier l’attitude mâle et virile de son ami[11].

Il poursuit cette reconstruction tout au long de sa vie post-Epuration, notamment lorsqu’il est interrogé par Jacques Chancel en 1970. A la question de l’éventuelle honte ressentie sur ce passé, « Ah ! Pas le moins du monde ! Si j’avais honte, d’ailleurs, ne serais pas à ce micro. Je me suis battu pour la cause que je croyais bonne ». Il en va de l’image que se doit d’avoir l’ancien fasciste se revendiquant comme tel, un fascisme de bravache, un fascisme de bravade. Toujours sur les ondes, Rebatet aborde le pendant de cette position : il ne s’entend plus avec les « renégats » comme Claude Roy, ancien de Je suis partout passé au communisme pendant la guerre qui a refusé de signer la demande de grâce pour Brasillach condamné au poteau[12].

Il ne fait là qu’exprimer une vision dominante chez les anciens fascistes. Haro sur celui qui s’est renié mais surtout haro sur celui qui, désormais, jouit de la reconnaissance publique là où eux sont empêtrés dans l’opprobre. Une série de photos accompagne l’article de Rebatet dans le Crapouillot de 1953. Au portrait de Brasillach assorti de « rédacteur en chef de Je suis partout, avant et pendant l’Occupation, fusillé le 6 février 1945 » est opposé celui de Gaxotte « animateur de Je suis partout, de 1932 à janvier 1940, élu à l’Académie le 29 février 1953 ».  Cette reconstruction de l’image de soi irrigue les récits des anciens et elle est ce qui permet la transmission mémorielle, en faisant un bien culturel underground mais valorisé. En témoigne notamment cette anecdote de Michel-Roch Faci, figure du néo-nazisme dans les années 1970 :

« J’ai rencontré des anciens encore il y a un an et deux ans, qui ont 92-94 ans, j’ai rencontré Malardier qui a écrit Combats pour l’honneur. A un moment, il me disait que, comme il était l’ordonnance du colonel Krukenberg, il allait dans Berlin les derniers jours, il allait tous les jours au bunker d’Hitler et un jour, il voit un gars qui sort presque avec des larmes et il lui demande ce qui se passe, le gars lui dit : “Le Führer est mort”. Je lui dis : “Est-ce que c’est à ce moment-là que vous avez compris que la guerre était perdue ?”. Il me dit : “Mais mon pauvre ami, j’ai compris que la guerre était perdue quand je me suis engagé en 1941, pour attaquer l’Union Soviétique. Je savais qu’on ne gagnerait pas” » [13].

En somme, ce passage du fascisme du vécu au souvenir a marqué de son empreinte la naissance de cette mémoire, une mémoire fragile, victimaire, vierge de tout repentir, prophétique, patriote, idéaliste. Ces souvenirs ont, de par leur commune naissance lors du trauma de la Libération, été « réceptionnés » par l’extrême droite, même non fasciste et se sont intégrés à une grille de lecture binaire : l’opposition entre fascisme et « fascisme ». Deux acceptations du terme pris au sens large vont cohabiter et structurer leur appréhension de ce passé et de ce concept.

Le fascisme, employé le plus souvent sans guillemets, désigne pour l’extrême droite le « vrai » fascisme. Tous ne se sentent pas solidaires ou proches idéologiquement, mais on fait le plus souvent preuve d’indulgence, voire de compréhension. En tout cas, on ne condamne pas, ou très rarement, comme le fait le reste de la société. Ce fascisme a également le plus souvent pour eux une acceptation assez restreinte, bien plus restreinte en tout cas que le « fascisme » des adversaires politiques. 

Ce « fascisme »-là, repérable par l’emploi des guillemets ou de déformations[14], indique un contenu sémantique autre qu’habituel. Il signifie au lecteur qu’il s’agit du terme de l’adversaire, celui venant de l’extérieur, accusateur, vide de sens et essentiellement à but politique. Si cela n’est pas une nouveauté de l’après-guerre[15], le terme se pare l’extrême droite à la Libération d’une charge émotive. « Fasciste » est le mot qui entraîne et explique l’isolement politique voire social, un mot dont la seule fonction n’est plus pour eux que de tuer, au sens propre comme au figuré, dans tous les courants d’extrême droite.

Le terme quitte la sphère du politique pour rejoindre celui de la culture politique qui englobe représentations et ressorts identitaires. Ce « fascisme » devient le signe et le moteur du stigmate, c’est-à-dire l’attribut qui jette le discrédit sur celui qui le porte vis-à-vis des autres non marqués[16]. Si l’extrême droite n’est pas entièrement fasciste au sens politique du terme, elle s’identifie très largement de manière victimaire au « fascisme » de la dénonciation. Comme le souligne le sociologue américain Goffman, il est fréquent qu’une personne stigmatisée rejoigne d’autres dans le même cas, formant un cercle de lamentations et d’entraide, voire même contrabalançant la stigmatophobie du « normal » par une stigmatophilie de l’initié. Ce « nous » du « fascisme » victimaire va d’ailleurs se construire, au moins dans les premières années, face à un « eux » que l’abbé Desgranges va affubler d’un terme qui va faire florès : « résistantialisme »[17].

C’est à ce penchant pour le jusqu’au boutisme, à cet idéalisme exalté de « réprouvés » que vont se heurter, avec moult difficultés, des générations de jeunes militants radicaux pour questionner, critiquer et finalement dépasser ce passé et cette esthétique de la défaite, passage nécessaire pour envisager l’accession au pouvoir[18]. Face à eux se dresse toute une communauté de « nostalgiques » ayant leurs montres bloquées sur 1945 et pour qui le maître-mot demeure fidélité.


Notes

[1] « Robert Brasillach : « Je ne leur cacherai pas que je n’ai pas changé d’avis sur l’essentiel » », Rivarol, 21 mars 1952. D’ailleurs, le site Internet de l’Association des Amis de Robert Brasillach met en exergue une citation tirée de son procès : « J’ai pu me tromper sur des hommes, sur des faits ou sur des circonstances, mais je n’ai rien à regretter de l’intention qui m’a fait agir », http://www.brasillach.ch/, consulé le 7 mai 2012.

[2] La France, 17 novembre 1944, cité in Henry Rousso, Un Château en Allemagne, op. cit., p. 292.

[3] Pour Bénédicte Vergez-Chaignon, cette « gloriole » affichée face aux menaces de la résistance est pour eux une marque de la qualité et de la sincérité de leur engagement. Bénédicte Vergez-Chaignon, Vichy en prison. Les épurés à Fresnes après la Libération, op. cit.

[4] Bénédicte Vergez-Chaignon, Histoire de l’épuration, Paris, Larousse, 2010.

[5] Voir notamment pour une analyse de ce procès Alice Kaplan, op. cit.

[6] Fernand de Brinon, Mémoires, op. cit., pp260.

[7] Voir notamment Jean-Marc Theolleyre, Procès d’après-guerre : « Je suis partout » René Hardy Oradour-sur-Glane Oberg et Knochen, op. cit. D’ailleurs, dans son panégyrique en l’honneur de Brasillach, Jean Madiran minimise la séparation de 1943 au sein du « soviet » de Je suis partout entreBrasillach, représentant la branche « modérée », et les jusqu’auboutistes, rassemblés derrière Cousteau qui prend la direction du journal. L’une des raisons invoquées : son courage et sa droiture qui ont frappé même ses ennemis au cours de son procès. Jean Madiran, Brasillach, op. cit.

[8] Pierre-Antoine Cousteau, Les Lois de l’hospitalité, Paris, La Librairie française, 1957, p. 142 et p ; 198.

[9] Pierre Fontaine, « Souvenirs sur P.A. Cousteau », Défense de l’Occident, numéro 31, avril 1963.

[10] Son attitude lors du voyage de Paris vers Sigmaringen n’est là encore pas à son honneur. Jean-Marc Théolleyre, Procès d’après-guerre : « Je suis partout » René Hardy Oradour-sur-Glane Oberg et Knochenop. cit. Henry Rousso, Un Château en Allemagne, op. cit., p350.

[11] Lucien Rebatet, « On ne fusille pas le dimanche », Crapouillot, numéro 21,  1953.

[12] Jacques Chancel, Radioscopie 1., Paris, Robert Laffont, 1970, pp. 221-222 et p. 240.

[13] Entretien avec l’auteur à Paris, le 26 mars 2012.

[14] On trouve ainsi régulièrement l’évocation du « fâschisme ».

[15] Dès 1937, Jean  Luchaire, employait fascisme entre guillemets pour qualifier celui alimentant le mythe antifasciste du Front Populaire et fascisme sans guillemets pour parler du « vrai », celui de Mussolini. « L’Europe est une », Notre Temps, 12 février 1937.

[16] Erving Goffman, Stigmate. Les Usages sociaux des handicaps, (1963), Paris, Editions de Minuit, 1975.

[17] Abbé Desgranges, Les Crimes masqués du résistantialisme, Paris, l’Elan, 1948.

[18] Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau, Paris, Jean-Jaurès, 2014 (librement disponible en ligne).