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L’Utilisation polémique d’Hitler à Taïwan

Par Michel Deniau

Comment interpréter les usages récurrents de la figure d’Adolf Hitler dans la vie politique taïwanaise ? Pour le saisir, il nous faut remonter jusqu’aux lendemains du deuxième conflit mondial et l’établissement du pouvoir de Chiang Kai-Shek à Taïwan. Pour financer son effort de guerre contre les communistes, s’assurer la loyauté de l’île et châtier les habitants pour leur participation à l’effort de guerre japonais, le gouverneur nationaliste Chen Yi a nationalisé plusieurs grandes entreprises, remplacé ses dirigeants par des émigrés chinois, et transféré de nombreuses ressources économiques et industrielles en Chine. Ces prédations contrastaient fortement avec la période coloniale japonaise, faite de domination et de subordination à l’ordre colonial, mais aussi de stabilité et de développement économique, essentiellement au profit du colon. La tension entre émigrés[1] et habitants locaux s’est progressivement accrue. Le 27 février 1947, des agents du Bureau du Monopole d’État ont interpellé une femme, Lin Jiang-Mai, la suspectant de vendre des cigarettes de contrebande. Les policiers, originaires de Chine, ont frappé la vendeuse, les badauds se sont massés, ont pris fait et cause pour la victime, les policiers ont tiré, un mort. C’est « l’incident du 28 février 1947 » ou « incident 228 »[2]. Cet événement déclencha des grands vents de révolte sur l’île, réprimés dans le sang par Chiang Kaï-Shek. Quelques mois plus tard, en mai 1949, la loi martiale était proclamée ; elle ne prendra fin qu’en juillet 1987. Cette période est connue localement sous le nom de 戒嚴時期, la période de la loi martiale, mais aussi – plus informellement – de 白色恐怖, la terreur blanche. Les mémoires du 228 et de la terreur blanche sont encore extrêmement vives, comme en témoigne, par exemple, le succès populaire d’une production vidéoludico-filmique telle que 返校/Detention[3] ou l’intense recueillement lors des commémorations annuelles.

Or, en parallèle à la mise en accusation de plus en plus pressante de dérive autoritaire de la part du PDP et de menace pour la démocratie[4], le KMT a forgé l’expression 綠色恐怖 (lüse kongbu), la « terreur verte »[5] (voir ici pour le cas de ces deux grands partis). L’ancien président KMT Ma Ying Jeou a même déclaré que la « terreur verte surpasse allègrement la terreur blanche »[6]. En outre, certains membres du KMT dénoncent un potentiel « culte de la personnalité »[7], assimilé aux précédents de Chiang Kai-Shek et, dans une moindre mesure, Chiang Ching-Kuo. Le KMT souhaiterait donc opérer un renversement de la charge, accablant ses adversaires PDP de rhétorique infamante, tout en se présentant comme le défenseur d’une démocratie qu’il a longtemps combattu[8]. En ce sens, la référence nazifiante ne serait qu’une munition supplémentaire pour les polémistes du KMT. Il s’agit d’un élément participant à la stratégie plus globale de la création d’une image de Tsai Ying-wen – et du PDP en général – comme une crypto-dictatrice. La réinterprétation taïwanaise de la mémoire hitlérienne globalisée se comprend donc dans un contexte proprement local.

Pêcher par inconscience, non par malignité

Les partisans radicaux de la NSA et du NSCLP ne sauraient représenter l’archétype de la relation entre les Taïwanais et l’imaginaire nazifiant. Ce sont des individus qui puisent une pensée dans un terreau politique étranger et la mélange à leur culture politique nationale afin d’y trouver une nouvelle manière de penser des problématiques locales. Certains (la NSA) en tirent un brouet national-xénophobe, d’autres (le NSCLP) une soupe mêlant nationalisme et idées socialisantes. Le tout est accompagné d’une identité très fortement chinoise, et non taïwanaise. Les deux envisagent le national-socialisme comme une alternative au système démocratique, notamment dans sa dichotomie KMT/PDP. Ils sont donc bien plus l’exception qu’une quelconque norme ou même tendance. Donc, disons-le très clairement : Taïwan n’est pas un nid à nazillons décomplexés.

La réaction des médias locaux à chaque incident mettant en scène un symbole nazi montre même qu’il y a la conscience d’une transgression, d’un acte répréhensible. A Taïwan aussi la puissance accusatrice de la reductio ad hitlerum dégage une odeur de soufre. Mais est-ce à dire que toute trace d’imaginaire nazi est introuvable dans la société taïwanaise ? Les différentes utilisations d’une rhétorique associant PDP, nazisme et terreur blanche ne plaident pas en ce sens. Afin de compléter le tableau, il faut nous intéresser aux micro-événements en lien avec une imagerie nazi et l’étude d’un cas bien particulier : Junior.

Ecumes d’imagerie nazie dans les rues taïwanaises

Au fil des dernières décennies, différents chiens écrasés faits divers en lien avec l’imagerie nazie ont émaillé la vie publique taïwanaise. Il s’agit le plus souvent d’utilisations publiques à visées plus ou moins commerciales. Certains incidents ont fait l’objet d’une évocation dans la presse, quand d’autres ont été documentés par des blogueurs, occidentaux le plus souvent. De fait, en 1999 l’image d’Hitler a été associée à la vente d’appareils de chauffage et en 2011 à une figurine et des gadgets[9]. Son nom[10] ou celui du parti nazi sont également concernés. En d’autres occasions, des symboles nazis ont fait polémique, notamment : des svastikas dans un magasin (en 2017), un salon de coiffure (en 2018), une échoppe de noix de bétel (en 2019), sur une voiture (en 2018) ou par un groupe de manifestants (en 2018)[11] ; des uniformes (en 2011, 2013 et 2016)[12] ; l’expression « longue vie aux nazis » (en 2014)[13] ; les camps de concentration (en 2000)[14] ou la division SS Das Reich (en 2011)[15]. Enfin, en avril 2021 un lycéen est venu présenter son exposé du cours d’éducation civique sur le thème « Est-ce que les discours peuvent permettre d’attirer les votes ? Demandez à Hitler » affublé d’une moustache hitlerienne[16].

Malgré ce que l’accumulation pourrait laisser penser, tous ces faits divers ne sont que des cas isolés, apparaissant dans des endroits distants les uns des autres, et en règle générale sont le fait de quelques individus, non de groupes constitués. Qui plus est, hormis l’exemple d’un militant anti-LGBT en 2013, nous ne parlons le plus souvent que de l’exposition de symboles ne s’insérant pas dans un discours idéologique construit[17]. Le cas d’un jeune adolescent de 15 ans est peut-être plus intéressant.

Un cas unique : Junior

Dans son mémoire de Master[18], Shine Lynn (林陽光) détaille certaines de ses interactions avec 6 hommes entre 15 et 50 ans portant de manière plus ou moins régulière des uniformes SS et participant pour certains à des activités de reconstitution historique. Se concentrant sur les rapports entre les expériences de port de l’uniforme de la SS et la masculinité, et n’ayant reçu le consentement à la publication que d’un seul protagoniste, l’étude ne permet d’appréhender que partiellement la pensée politique des participants. Si les plus âgés font preuve d’une certaine retenue dans l’expression de leurs convictions, le plus jeune d’entre eux – nommé Junior – fait étalage d’une rhétorique antisémite décomplexée. Il la justifie par la situation économique et morale sensément plus avantageuse des « mix blood of German Jews » par rapport à celle des « Germanic Aryans » ainsi que par la situation géopolitique arabo-israélienne[19], et, enfin, par sa fascination pour Hitler et Ben Laden[20]. Sa radicalisation semble s’être effectuée par le biais d’Internet et de livres, notamment des publications autour de la chose militaire, de la Seconde Guerre mondiale et de l’officier de première division SS Leibstandardte Adolf Hitler, Joachim Peiper[21]. Malgré ces divers éléments, on ne saurait tirer de conclusions hâtives, tant certains éléments psychologiques de Junior plaident pour la théorie du  jeune homme en malaise existentiel. En effet, les questions de l’intervieweur mettent en évidence la personnalité d’un jeune homme aux mœurs conservatrices, à la sociabilité limitée, la personnalité timide et touchée par la mort d’un père à l’âge de 11 ans.

Des personnes « idéologisées » à coups de poncifs comme Junior et, dans une certaine mesure, le militant anti-LGBT, sont donc bien plus des exceptions et des anomalies que les points saillants de quelconques groupes structurés. Par conséquent, dans la très grande majorité des cas, un décalage à visée humoristique ou la blague de potache au goût douteux permettent le plus souvent de comprendre l’utilisation de l’imagerie nazie.


Notes

[1] On estime à environ 1 voire 2 millions le nombre de Chinois continentaux – essentiellement des hommes – s’étant installés à Taïwan autour de la période de la guerre civile en Chine (1945-1949). En 1946 la population totale de Taïwan est estimée à environ 6 millions de personnes. Cf 林桶法, « 戰後初期到1950年代臺灣人口的移出與移入 »,《臺灣學通訊》103 (2018)

[2] L’appellation provient des événements advenus le lendemain. Des habitants ont pris la rue pour exiger l’arrestation et la mise en procès des policiers incriminés. Près du gouvernorat-général, la police a tiré pour disperser la foule, faisant trois morts.

[3] Succès du jeu vidéo en 2017, par la suite adapté en en manga et roman, Detention a connu un grand succès critique et populaire lors de son adaptation filmique en 2019. Une série produite par Netflix a été diffusée en décembre 2020.

[4] Le compte Twitter du KMT (@kuomintang) en garde des traces, tels des tweets du 9 novembre, 11 décembre et 22 décembre 2020. Un communiqué du 8 juin 2021 met en lumière la continuation de cette campagne, au sujet de la gestion sanitaire et des vaccins.

[5] Le vert est la couleur traditionnelle du PDP, comme le rouge des communistes ou le rose des socialistes. On trouve l’expression « Green terror » chez le commentateur politique américano-taïwanais proche du KMT Bevin Chu en 2002, ce qui tendrait à prouver que l’idée d’une supposée « terreur verte » n’est en aucun cas une création récente, mais plutôt la reprise d’une antienne jusque-là plus confidentielle. Néanmoins, le lieu exact et la date de naissance de cette expression sont encore à déterminer. Merci à Donovan Smith pour m’avoir indiqué l’existence des écrits de Chu.

[6] Cf 風傳媒 (25 décembre 2019). Citation: « 民進黨以前不是一直反對白色恐怖嗎?他這個綠色恐怖遠超過白色恐怖! » ; « Auparavant le PDP n’était-il pas celui qui toujours s’opposait à la terreur blanche ? Sa terreur verte dépasse allègrement la terreur blanche ! ». L’intervention est visionnable en ligne. Cf. Chaîne YouTube du自由時報電子報 (25 décembre 2019)

[7] Shih H.K. et Chin J., Taipei Times (18 janvier 2021)

[8] De fait, Johnny Chiang, l’actuel secrétaire général du parti, lors d’un déplacement en lien avec la journée internationale des droits de l’homme, a affirmé : « 民主自由就是國民黨的DNA » ; « La liberté et la démocratie sont l’ADN du Kuomintang ». Cf 中國時報 (10 décembre 2020). Lors du même événement, Chiang a fait référence au renversement de la dynastie Qing en 1911 pour justifier l’attachement de son parti à la démocratie, puis fustiger le PDP pour sa politique de justice transitionnelle (procédure au cours de laquelle la justice a gelé les avoirs du KMT, en large partie issus des prédations de l’époque dictatoriale) et sa dérive autoritaire. Il est intéressant de noter que Chiang ne cite pas Lee Teng-Hui, pourtant membre du KMT pendant sa présidence, mais proprement haï par une partie de son propre camp. Ce dernier était en effet accusé d’avoir été un crypto-communiste et de vouloir l’indépendance de Taïwan.

[9] Chauffage : BBC 中文 (23 novembre 1999) ; Figurine : Formosa news (27 septembre 2011) ; Gadgets : La Dépêche (26 septembre 2011) et 自由時報 (27 septembre 2011)

[10] The view from Taiwan (28 juillet 2011) ; Blog de Patrick Cowsill (9 mars 2012) ; The view from Taiwan (11 mai 2015) ; The view from Taiwan (29 décembre 2006). Ce dernier article évoque également un “Hitler drink shop”, mais cela semble être un jeu de mots les caractères 希 de 希特勒 (Hitler) et 吸 (inspirer/aspirer et composé de 吸管, la paille à boire), étant homophones.

[11] Magasin : Taiwan News (16 octobre 2017) et 自由時報 (17 octobre 2017) ; Salon de coiffure : South China Morning Post (18 septembre 2018) et 自由時報 (17 septembre 2018) ; Echoppe : Taiwan News (8 janvier 2019) et 自由時報 (7 janvier 2019) ; Voiture : Taiwan News (23 novembre 2018) ; Manifestants : Taiwan News (20 janvier 2018) et 自由時報 (19 novembre 2018). Ces derniers sont la German Old Mark Association et militent pour le remboursement par l’Etat allemand de dettes contractées auprès de débiteurs taïwanais pendant la période coloniale japonaise. Ils ont utilisé à plusieurs reprises le drapeau nazi lors de leurs manifestations, ici le 23 août 2018. On trouve d’autres photos à d’autres dates sur epa.eu. En ce qui concerne les autocollants, ils sont toujours disponibles à la vente sur au moins un site marchand (9 avril 2021).

[12] Militaires costumés : Formosa News (8 juillet 2011) et 自由時報 (8 juillet 2011) ; Manifestant anti-LGBT : on.cc (24 décembre 2016) ; Parade de lycéens : Taipei Times (25 décembre 2016) et 自由時報 (24 décembre 2016) ; Cosplay dans le métro de Taïpei : Taiwan News (25 décembre 2016). Le manifestant anti-LGBT semble avoir un contenu idéologique un peu plus développé que les autres.

[13] Wall Street Journal (19 août 2014)

[14] BBC news (21 janvier 2000) ; The Independent (20 janvier 2000)

[15] The view from Taiwan (27 août 2011)

[16] 蘋果日報  (29 avril 2021)

[17] Celui-ci a justifié son opposition à l’élargissement des droits civils pour les homosexuels à travers l’exemple nazi. Il a affirmé « 我反對同志,而納粹也是反同志的,所以我穿這樣來上街 », « Je suis contre les homos, or les nazis étaient aussi contre les homos, donc je m’habille ainsi pour venir manifester. ». Cf on.cc (24 décembre 2016)

[18] Infatuated with Male Valkyrie’s Shadow-Donning Experiences of Schutzstaffel (SS) Uniforms in Taiwan, 2013, sous la direction de Stephen Whitehead. Ci-après Infatuated.

[19] Infatuated, appendix III, p. IX-X. A noter que je reprends ici la traduction anglaise de l’auteur. L’original en chinois mandarin se trouve à l’appendix II, p. II-III.

« Researcher : Why SS ?

Junior : Mainly because of the [resentment] of Jews. I hate Jews !

Researcher : Why do you hate Jews ?

Junior : Back then in WW1 the Deutsches were all at war… why did pure blood Germans have to face unfair judgment whereas those mix blood of German Jews did not have to ? They lived wealthier than those Germanic Aryans […] who lived like beggars.

Researcher : So do  you think Jews were deserved to be massacred ?

Junior : I think they deserved to be massacred ! Even now I think that’s what should have been done !  »

[20] Infatuated, appendix III, p. XII-XIII. Version originale appendix II, p. VI.

« Researcher : What is your iconic hero ?

Junior : Osama Bin Laden and Hitler that’s all.

Researcher : Why Bin Laden and Hitler ?

Junior : because America and Israel, I don’t really hate America only I think they need to be taught a lesson […] to get riddle of Jewish»

[21] Infatuated, appendix III, p. IX. Version originale p. II

« Researcher : How did you come to know Waffen-SS ? Is it because of your interest in fire arms in the beginning then eventually led you to the history of Third Reich ?

Junior : I didn’t have a clear idea to tell the difference between Wehrmacht and SS in the beginning, until I came across a figure named Joachim Peiper.

Researcher : Is this person a historical figure ?

Junior : Yes, he is, and it is him I’ve followed.

Researcher : So do you get all the knowledge from the internet, started from your interest in fire arms, guns stuff like that ?

Junior : I should say I started my interest of guns from online games […] then I began to read some books.

Researcher : So your knowledge of Third Reich also comes from the internet, is that right ?

Junior : Yeah… and my Junior High school’s major is History. »

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