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Le Spectre du réformisme

Jaures_rougePar Romain Ducoulombier

La coïncidence inattendue des commémorations de 1918 et du congrès du Parti socialiste nous offre l'occasion de réfléchir à un moment clef de l'histoire du socialisme français. Certes, le parti d'ujourd'hui n'est pas celui du début du XXe siècle. Mais les socialistes, aujourd'hui comme hier, nous expliquent toujours dans leurs tribunes qu'il existerait deux socialismes : un socialisme libéral, et un socialisme de changement. La conviction que deux visions s'opposent au sein d'une même famille n'est pourtant pas constitutive de l'idée socialiste. C'est au contraire un produit de son histoire.

Avant 1914, cet affrontement des « deux méthodes » révolutionnaire et réformiste avait opposé Jules Guesde à Jean Jaurès. Mais après 1908, le second l’emporte sur le premier et impose profondément sa marque. C’est sous la direction de Jaurès que le parti socialiste doit faire face à la crise internationale de 1914. Personne alors ne comprend vraiment la nature du conflit qui s’annonce. La Première Guerre mondiale, après avoir été une surprise tragique, est une rupture profonde.

La Grande Guerre des socialistes est pourtant mal connue. Condamné par les communistes après la guerre, le choix de la défense nationale est un épisode honteux et refoulé de leur mémoire. Aujourd’hui, le plus réformiste des socialistes la condamnerait encore. L’assassinat de Jaurès le 31 juillet 1914 est le seul point de repère, mais il ne dit rien sur le sens des jours qui le suivent. Ce silence sur une expérience traumatique et décisive de l’histoire socialiste est regrettable, car elle marque une inflexion majeure de son cours. Elle permet de comprendre les raisons pour lesquelles le « socialisme libéral » est toujours indigne.

C’est un fait : les socialistes ont soutenu l’effort de guerre. Face à l’invasion allemande, plusieurs figures prestigieuses du parti entrent au gouvernement à la fin d’août 1914. Cette décision est la conséquence d’une stratégie élaborée avant-guerre dans l’entourage de Jaurès, conscient de la menace d’un conflit généralisé. L’arbitrage international est le premier et principal recours face à une crise européenne. En cas d’échec, les socialistes s’engagent à soutenir une guerre strictement défensive et à n’entrer au gouvernement que si celui-ci démontre sa volonté de paix. Malgré les nuances, tous sont d’accord : du salut de la République dépend celui du socialisme.

Bien vite, cependant, la guerre qu’on espérait courte prend la tournure d’un conflit interminable et meurtrier. Avec l’hiver 1914, la résignation s’installe. C’est le moment que choisit la minorité pour se constituer. Elle rassemble, au sein d’une tendance du parti, tous ceux qui manifestent une forme politisée de refus de la guerre. Dans une France meurtrie et mobilisée pour la victoire, un ordre moral et patriotique étroit, soutenu par la censure, enserre toute prise de parole pacifiste. Contre cette unanimité, les minoritaires veulent faire entendre la différence socialiste. Ils ne veulent pas saboter l’effort de guerre, mais exigent du parti qu’il prenne ses distances avec l’union sacrée pour sauvegarder ce qui reste de sa singularité. Il doit redevenir le porte-parole de tous ceux qui souffrent de l’état de guerre et de ses abus.

Nourrie par le désespoir moral et social né du conflit, la minorité parvient finalement, en 1918, à s’emparer de la direction du parti. Mais ce sont les armes, et non la négociation, qui imposent la paix. Dès lors, que faire ? Comment succéder à Jaurès et rendre au parti sa vocation révolutionnaire ? La minorité, surtout composée de jeunes militants convaincus d’incarner la relève d’un personnel politique vieillissant, se cherche un programme et un modèle. La doctrine de Lénine les lui offre.

Le bolchevisme n’est pas, pour un jeune socialiste de cette époque, ce que nous, instruits par l’histoire, connaissons rétrospectivement sous ce terme. Il n’est pas encore une réalité clairement identifiée, mais davantage un mythe qui se construit à partir de ce que cette génération veut, de ce qu’elle lit, des rumeurs qui circulent. Le bolchevisme propose à une jeunesse toute disposée à se donner un nouvel idéal du servir. Ce qu’elle désire à travers lui, c’est un parti régénéré, discipliné, épuré de ses réformistes.

Elle a cru le fonder au congrès de Tours, en décembre 1920, en adhérant à la Troisième Internationale de Lénine. 70% des mandats se portent alors sur Moscou. Ce vote sans appel, obtenu dans une confusion certaine, n’est pas accidentel. Il est le fruit de la séduction qu’exerce ce bolchevisme imaginaire, auréolé de son succès à l’Est. Animée d’une véritable ardeur inquisitoriale, cette jeunesse communiste croit refonder le socialisme. Elle devait très vite être déçue par son œuvre : le communisme réel, modelé par le Komintern, n’est pas vraiment conforme à celui auquel elle entendait se dévouer. Confrontée à l’exigence disciplinaire bolchevique, l’ancienne minorité éclate et se disperse. Mais le parti communiste qu’elle a créé, lui, demeure, et pour longtemps.

L’expérience est amère pour cette génération socialiste unique en son genre. Elle nous rappelle que c’est à la faveur de la guerre de 1914 que les socialistes ont sauté le pas de l’exercice du pouvoir. Ce choix originel, opéré dans les pires circonstances, a été refoulé de leur mémoire. C’était un choix républicain. Ceux qui l’ont fait savaient, en conscience, qu’il n’était pas socialiste. Cette béance devait provoquer une profonde crise de l’identité du parti de Jaurès. Elle a nourri la tentation d’une refondation qui a échoué. La naissance d’un parti communiste puissant en France en a été la rançon. Depuis lors, le spectre du réformisme hante la conscience socialiste.

About romainducoulombier (26 Articles)
Docteur et agrégé d'histoire ; enseignant au lycée Angellier (Dunkerque) depuis septembre 2015 ; post-doctorant à l'université de Bourgogne (2013-2015) ; commissaire de l'exposition Jaurès 1914-2014 aux Archives nationales (mars-juillet 2014) ;