En regardant passer l’actualité
J'ai eu le plaisir d'être "l'invité de la semaine" du quotidien L'Humanité. Le principe est aussi simple qu'enthousiasmant : liberté totale quant au sujet et à son traitement, mais un impératif quant au gabarit de l'article : 1 980 signes. Un format serré, précis, pour chaque jour porter un regard sur un objet. Le jeu n'est pas sans m'évoquer la chanson d'Alain Souchon "La beauté d'Ava Gardner", l'actualité et son flux constant n'étant pas sans rendre rêveur quant à l'écoulement du temps et, comme en cette chanson, sans donner l'envie de "changer le sens des rivières". En format télévisuel, l'information oscille souvent entre l'intemporel vaseux (les reportages édifiants sur le dernier savetier d'un village, propres à rendre neurasthénique le plus enthousiaste des réactionnaires) et l'écume des buzz. La presse écrite paraît, elle, souvent tétanisée de ne pouvoir aller aussi vite, aussi creux et aussi court que twitter. Résultat, je reprends ici cette poignée de textes, en les plaçant en ordre inverse, commençant par le dernier, précisément consacré aux temps, et revenant vers un phénomène comme les Femen, si typique du manque de profondeur de ce flux.
31 octobre 2013
Demain, ce quotidien ne paraît pas. En un instant où le repos dominical serait un scandale, il nous faudrait donc encore «endurer» la Toussaint ? Durant ce long week-end, il nous faudrait honorer nos morts plutôt que de nous hâter de consommer dans un magasin de bricolage ? Un tel archaïsme doit effarer d’aucuns. «Ne pas avoir le temps» est devenu un signe de distinction sociale. Or, cet effacement du simple fait que le présent soit un pont entre le passé et le futur nourrit la crise culturelle que nous vivons. Le temps se replie par l’évacuation individuelle du sentiment d’être construit par l’histoire passée comme par l’absence de tout horizon d’attente partagé.
L’histoire que nous nous racontons n’est plus que celle de groupes isolés les uns des autres, et le statut de «victime» tient du veau d’or contemporain. Cette dislocation nourrit l’imaginaire droitier du «déclin». L’espace se délite dans la mondialisation, les délocalisations, les externalisations. Nations, partis, États, syndicats, églises : depuis des décennies, chacun de ces éléments est dit en crise, car en fait toutes ces formes structurantes sont en voie d’élimination. Ce qui a émergé est une société désinstitutionnalisée : les liens entre État et société ne passent plus tant par des collectifs politiques (syndicats, partis, etc.) que par le développement de marges constituées par des réseaux de sociabilité.
Faire de l’histoire n’est pas une occupation culturelle. C’est une activité politique, car une société dont le rapport au temps a pour modèle le streaming aboutit à la « guerre de tous contre tous ». Réhabiliter l’histoire c’est exiger que l’univers humain ne soit pas un marché où nous viendrions consommer ce qui nous sied. C’est admettre qu’il existe des faits qui dépassent la jouissance narcissique immédiate. Reconstruire un temps commun est probablement la nécessité première en vue de la renaissance d’un espace public. Il ne saurait y avoir de République sans calendrier commun.
30 octobre 2013
Le Figaro d’hier évoquait une note des renseignements généraux quant à une agitation des extrêmes droite et gauche bretonnes, et un risque de contagion à d’autres régions. Une pétition de soutien aux « bonnets rouges » a été lancée, incluant à la cause sociale la dénonciation du « grand remplacement » des autochtones par les immigrés. L’extrême droite bretonne est groupusculaire, mais ce sont là surgeons d’une longue et complexe histoire.
L’eurorégionalisme fut d’abord un projet porté par l’un des principaux cadres du parti nazi, Otto Strasser, quand il fit scission du parti nazi en 1930 et fit un bout de chemin avec le Parti communiste allemand. La fédération européenne des régions ethniques fut l’utopie justifiant la collaboration du Parti national breton. Après-guerre, les livres de l’ancien SS français Saint-Loup et de l’autonomiste breton et ancien vichyste Yann Fouéré diffusèrent dans l’extrême droite radicale ce thème de « L’Europe aux cent drapeaux ». L’époque permettait un dépassement de ce milieu. L’anticolonialisme est employé pour séduire à gauche. Dès 1967, des nationalistes corses affirment que « l’État colonialiste » cherche à détruire l’ethnie corse par le métissage. Après 1968, des tentatives d’union avec les anarchistes ont lieu, puis avec des maoïstes (entre autres dans le milieu occitaniste). C’est enfin la mouvance écologiste qui est prospectée – où Fouéré était lu au premier degré par Antoine Waechter, ex-candidat à la présidentielle des Verts.
Était ainsi relégitimé un nationalisme du sol, du sang, de la langue. Il permet d’affirmer que l’intégration est impossible. Comme le disait crûment Unité radicale : « Si Mouloud est français, moi je suis breton… » Cela ne signifie pas qu’il faille disqualifier la lutte sociale des travailleurs bretons ou la reconnaissance des régions historiques et langues minoritaires. Mais on peut être soucieux qu’elles demeurent dans le cadre antiraciste du nationalisme de contrat social.
29 octobre 2013
Comment interpréter le sondage BVA sur Jean-François Copé publié par le Parisien ? Les chiffres paraissent sans appel : 78 % des sondés jugent le président de l’UMP « trop perso », 70 % « arriviste », 60 % « démagogique », et « autoritaire », etc. Cette image contraste avec celle de Marine Le Pen telle que décrite par un sondage Sofres publié par le Monde en janvier. Elle apparaissait alors comme « volontaire » à 81 %, « capable de rassembler son camp » à 53 %, comprenant « les problèmes des Français » à 49 %, etc. À ce stade, chacun pourrait se dire que Marine Le Pen est dédiabolisée, apte à passer électoralement devant une droite à l’image exécrable.
Or, il s’avère que les réponses proposées pour la présidente du FN étaient toutes positives. Jean-François Copé subit le traitement inverse : le sondé est tout d’abord soumis à une litanie de tares, avant que de se voir proposer des qualificatifs positifs. Il va sans dire que les biais produits par ces réponses formatées sont puissants, le sondé n’étant pas libre de se prononcer sur les qualités et défauts des personnalités qu’il doit apprécier. Au final, avec ces sondages, nous ne savons pas ce que les sondés pensent. Ce que nous savons, c’est que l’on a produit une image positive de l’une, et négative de l’autre. Non tant pour nous manipuler, que par souci de correspondre commercialement aux demandes sociales. C’est donc une coproduction entre « eux » et « nous », avec un effet politique : la fabrique de consensus.
Pourtant, cette réalité qui est produite par les sondages n’a pas de réalité en soi. Elle est un artefact. Pierre Bourdieu avait expliqué cela en une formule provocatrice restée fameuse : « L’opinion publique n’existe pas. » En fait, il existe d’excellentes enquêtes d’opinion. Elles constituent un véritable apport aux sciences sociales. Il existe des sondages très discutables, et il serait peut-être temps de réaffirmer ce que les instituts et les médias ont le droit de faire et de ne pas faire.
28 octobre 2013
Samedi, les Femen criaient « repens-toi » à Marine Le Pen. Leur compte Twitter officiel assurait que la présidente du FN devait faire sa « rédemption » en passant du « fascisme » au « féminisme ». Ce discours bigot n’a de sens ni historique ni politique. Marine Le Pen ne souhaite pas un homme nouveau produit par la guerre impérialiste d’un État totalitaire : elle n’est pas fasciste. Elle participe du « national populisme ». Il n’est pas une pathologie à expier, mais est inscrit dans notre vie politique depuis les années 1880. En fait, la bonne question serait celle de la nouvelle adhésion féminine au FN.
Le vote féminin était plus à droite que le masculin : c’est lui qui permit à de Gaulle de gagner contre Mitterrand en 1965. À compter de 1988, le vote n’est plus guère sexué, sauf dans le cas du FN, particularité disparue en 2012. C’est le social qui importe : 16 % des employés ont voté Marine Le Pen, contre 25 % des employées, entre autres car les femmes représentent 85 % des temps partiels dans le tertiaire et 75 % dans l’industrie. Elles sont aussi moins payées, plus au chômage, à 85 % en charge des 2,8 millions d’enfants vivant en famille monoparentale, et leur retraite moyenne est inférieure de 20 % à celle des hommes. Ajoutons que 18 % des femmes déclarent avoir subi des relations sexuelles forcées dans leur vie. Le combat féministe a donc devant lui un très vaste champ.
Or, les Femen ne donnent aucune réponse à de mauvaises questions. Investissant l’antilepénisme, soit une option médiatiquement curatrice après force ambiguïtés quant à leur hostilité aux religions, elles y mêlent leur goût de la société du spectacle à un antifascisme puritain. En vérité, il faut assurer aux femmes leur sécurité économique, sociale, biologique, politique. Un nombre croissant de citoyennes estiment que cela passe par le soutien à Marine Le Pen. Ceux qui veulent l’égalité entre sexes, entre travailleurs et/ou le recul du lepénisme ne peuvent se contenter