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Revoir Doriot

II vous reste deux jours pour voir en replay sur le site de France3 « Jacques Doriot, le petit Führer français », le documentaire de Joseph Beauregard diffusé la semaine dernière. Ci-dessous, vous pouvez lire l’article que lui a consacré Nicolas Lebourg sur l’espace blog de Médiapart :

Jacques Doriot. Ce nom fit vibrer d’enthousiasme et trembler d’indignation. Ce fut un soldat, qui combattit sous l’uniforme français durant la Première guerre mondiale, et sous l’allemand trente ans plus tard. Ce fut un politique, qui fut l’espoir des ouvriers communistes et s’enrôla sur le front de l’Est en enfiévrant les collaborationnistes les plus résolus.

De ce nom oublié aujourd’hui, il ne reste qu’une insulte précieuse. Il suffit de jeter un œil sur twitter : « Jacques Doriot » n’y apparaît guère dans les messages que dans deux cas : soit pour injurier Jean-Luc Mélenchon, en affirmant qu’il serait sur la même voie, soit chez des gens très à droite, pour affirmer que la Collaboration eût été avant tout l’affaire de la gauche. Le silence est souvent de mise chez cette dernière : Doriot serait une dérive personnelle, un parcours individuel qui en fait le prototype du traître, l’apostasie ne serait pas une question politique. Dans tous les cas, l’usage polémique ne correspond pas à la réalité des faits.

Le documentaire de Joseph Beauregard que diffuse France 3 ce 13 septembre, à 23 h 55,  Jacques Doriot, le petit führer français, est une belle occasion de saisir cet étonnant parcours.

Le militant

On ne peut rendre la vie de Doriot en quelques mots, juste esquisser une chronologie qui donne une vague idée à ceux qui ne le connaissent pas. Il naît en 1898 dans l’Oise. Ajusteur-outilleur, il a rejoint les rangs socialistes quand il est mobilisé en 1917. Il connaît le Chemin des Dames, puis est envoyé en Europe de l’Est. Revenu à la vie civile, il prend parti pour les révolutionnaires russes et devient un responsable national des Jeunesses communistes. Son agitation antimilitariste et anticolonialiste lui vaut des séjours en prison où il approfondit sa foi bolchevique. Député à 25 ans il est l’étoile montante du communisme français et participe aux réunions internationales à Moscou. Cependant, face à la montée des fascismes, Doriot se montre toujours plus rétif à la ligne « classe contre classe » imposée par Staline. Pour ceux qui sont encore ses camarades, on ne peut choisir entre la social-démocratie et les fascistes qui ne seraient que deux faces de la même monnaie. Selon lui, la gauche doit s’unir pour arrêter le fascisme. Doriot est humilié et chassé de son parti, une poignée de semaines avant que l’Internationale communiste choisisse d’opposer des fronts unis aux extrêmes droites radicales.

En 1936, Doriot lance son propre mouvement, le Parti Populaire Français (PPF). Ce n’est pas un mouvement fasciste à cette date, mais une formation anti-communiste qui, bientôt, propose d’allier tous ceux qui s’opposent à l’union des gauches. Car l’alliance entre socialistes et communistes que Doriot a souhaité le pousse toujours plus durement à droite. C’est bien là le biais des représentations qui veulent faire de Doriot un homme qui bondirait du communisme au fascisme au début de la guerre, et c’est un point central du documentaire : comment, à coups de stratégie politicienne d’une part, de radicalisation politique d’autre part, Doriot s’est accommodé et acclimaté à l’espace fasciste. C’est ce processus qui est historiquement et politiquement intéressant. A cet égard, on ne peut que noter que le Doriot transmué magiquement d’homme de gauche à philo-nazi dans la vulgate droitisée ne fait que suivre le Doriot mythologique des militants communistes orthodoxes – où Doriot est un fasciste lors de son exclusion, et non exclu pour stratégie antifasciste. Dans les deux cas, le discours mainstream reconstruit la trajectoire pour ne pas poser la question de l’évolution.

Le collaborationniste

De l’Occupant, Doriot épouse tout, jusqu’à l’action antisémite.

Au début de Vichy, il se présente comme « l’homme du Maréchal ». Il se veut en fait la proposition de rechange à un régime bien trop mou à son goût, ne comprenant pas que les Allemands ne souhaitent aucunement placer au pouvoir les hommes les plus proches d’eux idéologiquement.

Lorsque le III Reich rompt le pacte germano-soviétique et que s’ouvre le front oriental (22 juin 1941), Doriot est à l’initiative de la fondation des Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme qui constitue bientôt le 638erégiment de la 7e division de la Wehrmacht (6 000 hommes). En allant au front, il espère se montrer l’homme capable d’intégrer la France au Nouvel ordre européen. Son PPF s’aligne toujours plus sur l’Occupant, tant dans ses proclamations idéologiques que dans ses actes – n’hésitant pas à prêter main-forte pour la rafle du Vel d’Hiv.

Lors du congrès de 1942, le PPF fait une offre publique de prise du pouvoir. Dans un discours halluciné de sept heures, Doriot fait l’apologie d’Hitler et hurle à ses fidèles « Je veux un parti fasciste ! Je veux un parti totalitaire ! ». Dans un meeting d’avril 1944, il clame que les administrations vychistes sont aux mains des gaullistes et sabotent l’effort de guerre, avant que ses hommes du PPF ne défilent au pas cadencé avec les Allemands de la NSKK (le corps de transport national-socialiste). Peu avant, il a été reçu par le maréchal Pétain. Ce dernier ne lui a jamais pardonné son engagement anti-colonialiste de l’entre-deux-guerres. Le vieillard est aussi fatigué. Il lui demande « « avec qui vous battez vous ? Avec les Russes ou avec les Allemands ? ». Le renégat répond : « avec les Allemands, contre les bolcheviks monsieur le Maréchal » ; Pétain rétorque : « Oui on dit ça. On dit des bolcheviks, mais ce sont des Russes ».

Plus la guerre est dure aux puissances de l’Axe, plus Doriot croit en sa chance. Quand la Libération de la France est là, il est de ceux qui se réfugient en Allemagne. Avec ses hommes, il rêve de copier les formes de la Résistance intérieure et extérieure pour continuer le combat. Il est finalement abattu par des avions sur une route allemande.

Morales de l’Histoire

Jacques Doriot est une époque, mais aussi un symbole. En passant d’une guerre mondiale à l’autre, d’un uniforme à l’autre, d’un extrême à l’autre, il montre toute la singularité d’une époque industrielle et coloniale où l’État-nation a été dépassé et où la chose publique cherche à formater toute la société. Cette époque ne reviendra pas, ces phénomènes non plus, tant ils lui furent liés.

Mais Doriot est aussi un symbole. Joseph Beauregard a choisi de le traiter sous un angle spécifique qu’il affectionne : celui de l’itinéraire d’un salaud. Le terme n’est pas de ceux qu’emploient les historiens, mais le documentariste a la liberté d’éclairer son personnage de la lumière de son choix.

Ce que montre Joseph Beauregard c’est l’appétit d’ogre que Doriot a pour le pouvoir. Il est comme un monstre mythologique, capable de vouloir dévorer la société française toute entière dans l’idée qu’ainsi enfin il la domine, la contrôle, la dirige puisqu’il la digère. Cette faim intarissable du pouvoir, au mépris de toute conséquence et de toute éthique, fait de Doriot un cas certes extrême mais un symbole intemporel de la politique. C’est ce qu’ont signalé au réalisateur les spectateurs d’un récent festival documentaire à Bucarest. Ils y retrouvaient des figures locales à travers le visage de ce Français affamé d’autorité comme de lui-même. L’un d’eux a lancé « Mais Doriot est un personnage shakespearien ; il est aveugle et probablement fou »…

La vie de Doriot est ainsi aussi une fable capable de parler à chaque citoyen, même hors de France. Les affiches vychistes présentaient la photographie de Pétain avec ce slogan « êtes vous plus français que lui ? ». D’outre-tombe, Doriot regarde les militants politiques et leur demande s’ils sont moins des traîtres que lui.

Nous avons été une petite équipe à assister Joseph sur ce film. Le dessinateur de bandes dessinées François Duprat a réalisé un travail superbe pour ajouter des illustrations aux documents d’archives et aux entretiens avec les historiens et politistes.

Ces derniers ont été filmés de nuit, en novembre 2015, juste après les attentats, dans le quartier où ils avaient eu lieu. Ceux qui y furent à ce moment se souviennent de l’ampleur des dispositifs de sécurité, du sentiment d’avoir basculé dans « le jour d’après ». Nous vécûmes ainsi un étrange télescopage. Nous travaillions sur Doriot et puis, sitôt la caméra éteinte, les conversations reprenaient leurs cours sur la terreur présente. Ce goût de cendres que donnaient des nuits de Doriot à Daesh a sans doute marqué les entretiens, et, partant, le résultat final. De Doriot à Daesh, il n’y a aucun lien historique ou politique, juste le goût de la chair et du sang. Il est intemporel, et le comprendre n’est pas l’excuser, mais l’anticiper.