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La Gauche, le communautarisme et le différentialisme

Par Stéphane François

La question des rapports entre la gauche et le communautarisme n’est pas une affaire récente, comme beaucoup de personnes le croit aujourd’hui. Bien au contraire. Nous distinguerons dans ce texte deux grands moments : la fin du XIXe siècle et les années post Mai 68. Ce type de discours est en fait symptomatique des thèses développées par une frange de la gauche, voire de la gauche de la gauche, qui souhaite copier les évolutions idéologiques théorisées par la Nouvelle Gauche américaine. Cette dernière en effet incarnait l’aile la plus radicale du progressisme américain. Toutefois, aux cours des années, le progressisme fut abandonné au profit d’un éloge du communautarisme et de la différence, voire d’une condamnation de l’idéologie du « Même », entrant ainsi en résonance avec une droite radicale européenne.

Anomie sociale et éloge des communautés

Dès la fin du XIXe siècle, nous trouvons chez certains intellectuels de gauche une critique de l’urbanisation, qui met à mal les « communautés naturelles ». En ce sens, ils se placent dans la continuité de la « société naturelle traditionnelle », théorisée en 1887 par Ferdinand Tönnies. Celui-ci distinguait la Gesellschaft (« société ») de la Gemeinschaft (« communauté ») : la première était selon lui dirigée vers un objectif abstrait, la société, où les relations sont impersonnelles et les obligations morales à l’égard des autres personnes quasiment absentes et la seconde qui, au contraire, promeut un lien social de type naturel et organique, la communauté1. Cette idée se retrouve aujourd’hui dans les milieux décroissants, en particulier ceux autour de Serge Latouche. Cette préoccupation communautaire se retrouvait aussi chez un Émile Durkheim, influencé en cela par des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald. Ce fut aussi le cas de Pierre-Joseph Proudhon2, qui influença à son tour la Deuxième Gauche française.

De fait, la sociologie naissante se pencha sur les maux qui frappaient la communauté. Émile Durkheim, le premier titulaire de la chaire de sociologie, considérait en effet que la société moderne était frappée d’« anomie », c’est-à-dire une dérive sans but de gens sans liens sociaux. Il s’interrogea sur les raisons de cette anomie. Il se pencha tout particulièrement sur le remplacement de la solidarité « organique », c’est-à-dire sur les liens formés dans le contexte naturel des communautés villageoises, des familles et des paroisses, par la solidarité « mécanique », autrement dit sur les liens formés artificiellement par la propagande moderne et les médias3. Cette réflexion doit être replacée dans son contexte historique. Il ne faut pas oublier en effet que les premières révoltes socialistes, prémarxistes, visaient non seulement l’égoïsme libéral, mais aussi l’atomisation croissante de la société4.

Ces discours vont rencontrer dans les années 1980 les thèses communautariennes anglo-saxonnes5. Celles-ci se situent dans une perspective holiste, au sens défini par l’anthropologue Louis Dumont, mais aussi dans un sens anti-Lumières. Selon Philip Pettit, « L’apport décisif du mouvement anti-Lumières est d’avoir fourni des raisons de penser les individus comme dépendants de leurs relations sociales, et d’avoir posé cette dépendance comme la condition nécessaire à l’apparition de ce qui les caractérise comme humains »6. Dans ce type de discours, la communauté devient l’une des formes possible de dépassement d’une modernité finissante. Le communautarisme permettrait aussi d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique, selon les théoriciens communautaristes nord-américains, de notre époque individualiste. La pensée communautarienne anglo-saxonne peut être vue comme une réponse philosophique aux maux dont souffriraient les sociétés modernes occidentales, en particulier l’individualisme.

Ces penseurs anglo-saxons ont constaté que des valeurs fondatrices (citoyenneté, solidarité, courage civique) de nos sociétés ne sont plus respectées, ni partagées. En Europe, ceux qui sont séduit par la pensée communautarienne, se réfèrent directement aux thèses de Tönnies, et réhabilitent ses arguments. Ce fut par exemple le cas de Pierre Bourdieu dans l’un de ses derniers ouvrages, Méditations pasacaliennes7, dans lequel il tonne « contre l’égalitarisme et l’universalisme coupables à ses yeux d’être typiquement représentatifs de ce qu’il nomme la “raison scolastique” tout en prenant soin de fustiger parallèlement le relativisme »8. Il est rejoint sur ce point par Alain Touraine qui, dans Pourrons-nous vivre ensemble ?9, accuse l’État français d’avoir homogénéisé la société française. De fait, comme l’a remarqué Jürgen Habermas, une société ne peut se résumer à un conglomérat de communautés10. Cependant, nous devons préciser que certains de ces théoriciens communautariens comme Charles Taylor ou Michael Walzer ne sont pas fermés à la modernité, mais sont, avant tout, des observateurs attentifs des traits singuliers de certaines « sphères de justice », selon l’expression de ce dernier11. Au-delà de ce débat, la notion de communauté revient donc, dans certains cas, à réhabiliter les patries charnelles, concrètes, chères à certains milieux de la droite essentialiste.

Ces milieux ont aussi été influencés dans les années 1980 par les théoriciens de la pensée communautarienne, en particulier par Charles Taylor et Michael Sandel. La communauté défendue par les communautariens est, selon ses promoteurs, l’une des formes possibles de dépassement d’une modernité finissante, le modèle communautarien se situant dans une perspective holiste. Selon ses défenseurs, la pensée communautarienne offre aussi aux personnes qui le souhaitent de ne pas se couper de leurs racines, de maintenir vivantes leurs structures de vie collectives, et de ne pas avoir à payer leur respect d’une nécessaire loi commune de l’abandon de la culture qui leur est propre. Elle permettrait donc d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique, selon Sandel et Taylor, de notre époque individualiste. Le concept « communautarisme » renvoie aux États-Unis à une définition différente de celle utilisée en France. Il évoque là-bas aussi bien la communauté politique au sens général que les communautés culturelles, religieuses, ethniques qui regroupent des personnes interdépendantes socialement et qui peuvent être englobées dans la première12.

Cette définition peut être proche, sous certains aspects du tribalisme postmoderne et fondamentalement archaïque du « système » maffesolien, Maffesoli étant, ne l’oublions pas, un grand lecteur de Joseph de Maistre : il est le principal penseur cité dans son dernier ouvrage, Sarkologies13. Selon Maffesoli la postmodernité, empreinte de religiosité païenne14, doit être vue comme la synergie de l’archaïsme et du développement technologique, devant se substituer au système social et économique issu des Lumières. Dans une telle conception, cette postmodernité s’opposerait à la modernité, qui ne serait que la forme laïcisée du judéo-christianisme, et trouverait son aboutissement dans le rationalisme moderne15.

L’idée de communauté enracinée se retrouva dans les années 1970 dans les thèses biorégionalistes de la Nouvelle Gauche américaine, défendues par exemple par l’Américain Peter Berg. L’idée d’État-nation disparaît au profit de l’éloge des communautés régionales enracinées. Les théoriciens du biorégionalisme défendent le principe de subsidiarité et le refus de la modernité issue des Lumières (politico-économique et scientifico-industriel) et considèrent que les cultures, l’économie et les communautés s’enracinent dans une contrée géographique restreinte (« terroir » ou « Patries charnelles ») dont il faut protéger le biotope, en maintenant autant que possible des paysages naturels, et les particularismes culturels. Leur modèle économique tend vers l’autosuffisance bien que les échanges avec d’autres soient permis. Ces théoriciens donnent une grande importance à la longue durée. En ce sens, ce concept rejoint le régionalisme enraciné du GRECE. À ce titre, Serge Champeau souligne avec justesse qu’il y a, dans l’éloge du biorégionalisme et des communautés autosubsistantes, la persistance d’un « imaginaire du romantisme réactionnaire du début du XIXe siècle »16.

Ce type de discours permet la convergence entre des personnes que nous pouvons classer à gauche comme l’économiste et sociologue Serge Latouche et des personnes ouvertement conservatrices, voire réellement réactionnaires, comme l’écologiste Edward Goldsmith. Ces deux penseurs ont participé à la version française de l’ouvrage collectif Le Procès de la mondialisation17, un texte important pour les milieux altermondialistes différentialistes18. Pour une partie des participants à cet ouvrage, la condamnation de la mondialisation se double d’un refus philosophique des sociétés ouvertes, une thématique « chère aux milieux contre-révolutionnaires »19. En retour, ces auteurs font l’éloge des communautés enracinées20.

De fait, la tonalité globale du Procès de la mondialisation est passéiste, alarmiste et montre une recomposition idéologique des participants : « On ne sait plus qui est qui. Les ex-révolutionnaires soutiennent des dictatures, les progressistes deviennent des réactionnaires, les écolos “fachos”, les “fachos” libéraux, etc.21 » Serge Latouche est d’ailleurs devenu un défenseur du terroir. Ainsi, parlant des « biorégions », il a estimé qu’elles formaient « des régions naturelles où les troupeaux, les plantes, les animaux, les eaux, la terre et les hommes forment un ensemble unique et harmonieux »22. D’ailleurs, il prit la défense du mode de vie des Amish dans Le Pari de la décroissance23. Ces auteurs sombrent dans un ethnocentrisme à l’envers qui conduit à voir dans ces sociétés traditionnelles la norme, à partir de laquelle on devrait estimer les mérites des sociétés dites civilisées.

L’essor du différentialisme

Ces thèses, marginales au début du XXe siècle, furent pourtant remises au goût du jour par des auteurs marxistes dans le sillage de Mai 68, voire plus récemment avec Serge Latouche comme nous venons de le voir. En effet, nous trouvons une réflexion similaire dès le début des années 1970, par exemple chez un Henri Lefebvre qui passa à cette époque du marxisme-léninisme à la défense de la « différence »24 :

« S’il n’y a pas de peuple ou de “culture” privilégiés, il n’y a pas davantage identité ou analogie foncière entre les cultures, les façons de vivre. Chacune à sa raison d’exister, c’est-à-dire une raison de non-identité et de non-ressemblance. L’hypothèse d’une structure intellectuelle identique était encore réductrice. Il n’est dès lors plus question de substituer à la tyrannie des privilégiés celle des modèles prétendument généraux et toujours piégés. Que chacun découvre pour la prendre en charge, en usant de ses moyens (la langue, les œuvres, le style) sa différence. Qu’il l’a situe et l’accentue. À ses risques et périls. Ce qui peut se dire de vastes unités – “L’Afrique”, les “Jaunes”, l’Islam – peut aussi s’affirmer d’unités moindre : les Basques, les Bretons, les Occitans, les Canadiens français, etc. »25.

Nous retrouvons aussi cet éloge de la différence en 1974 chez Robert Jaulin. Celui-ci a pu écrire, en 1974, que « la politique ethnocidaire d’intégration aux sociétés nationales vise à la dissolution des civilisations dans la civilisation occidentale ; cette dernière peut être qualifiée de système de décivilisation puisqu’elle a pour objet la disparition des civilisations. […] Une civilisation ayant prétention à être la Civilisation Unique est un système de décivilisation – ce que l’on constate – nécessairement orientée vers la Mort26. »

Mais surtout, ce qui est intéressant pour nous, c’est que cet ethnologue radical en arrive à définir son programme de lutte contre l’ethnocide, en termes racialistes, par son objectif de limiter l’expansion impérialiste de la civilisation occidentale, dénoncée comme « l’extension blanche ». L’ethnocide peut être défini rapidement de la façon suivante : il s’agit d’une déculturation volontaire et programmée. Le terme renvoie chez les ethnologues à une réalité attestée, celle d’éradication culturelle et religieuse dans des populations indigènes dans le but d’une assimilation dans la culture et la religion des conquérants. Toutefois, l’extension de l’usage de ce terme a provoqué une dilution du sens de ce concept. Confondre par exemple « ethnocide » et « acculturation » ou « assimilation » conduit à des contresens fâcheux et en limite la portée. Comme nous venons de le voir, la dénonciation de l’ethnocide participe parfois d’un relativisme culturel radical qui ne conçoit pas que les rapports entre les cultures sont fréquemment des rapports de force et qui entretient l’illusion que les différentes cultures pourraient exister indépendamment les unes des autres dans une sorte de « pureté » originelle.

En outre, comme le remarque Slavoi Zizek, l’Autre, dans ce type de discours, est parfois « privé de son Altérité (cet autre idéalisé qui danse de façon fascinante, nourrit une approche écologique, saine et holiste de la réalité, dans lequel un phénomène comme celui des femmes battues n’a plus cours…) »27, ou, dans le cas inverse, enfermé dans une altérité extrême, dans une mise « sous cloche ». Robert Jaulin défendait l’idée selon laquelle l’ethnologie doit poser comme postulat politique général que l’humanité existe au pluriel. Cette approche se trouve donc en porte-à-faux à l’égard de tous les grands mythes unitaires, qu’ils soient de droite ou de gauche. En effet, pour cet anthropologue, une civilisation a une couleur, des odeurs, une terre, elle est mouvement, histoire, une ethnie se circonscrit en elle.

Cette « Civilisation Unique », tant détestée par Robert Jaulin, a aussi été condamné par le grand anthropologue Lévi-Strauss, qui refusait l’hégémonie occidentale. Les deux firent la promotion d’une forme de « société fermée » dans les milieux de gauche. Ainsi, Lévi-Strauss fut parfois considéré comme un anarchiste de droite : il était connu pour son scepticisme vis-à-vis de la Révolution française, pour son refus de l’État et surtout par sa promotion des corps intermédiaires et des « petits peuples ». Ce refus des « sociétés ouvertes » a été magistralement analysé en 1945 par Karl Popper. Ce dernier voyait dans ces discoursune thématique chère aux milieux contre-révolutionnaires28.

Lévi-Strauss était conscient de la vocation antihumaniste et anti-universaliste du différentialisme culturel, qui revendique pour chaque culture une originalité incommunicable et inimitable. En effet, malgré les fins morales élevées qu’elle s’assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie. Sous peine de décadence culturelle et spirituelle, l’humanité « devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. […] Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création.29 » Une idée qu’il a développée dans une célèbre conférence, Race et culture, prononcée en 1971, qui fit scandale par sa mixophobie.

Mais il est vrai que Lévi-Strauss était influencé par le théoricien racialiste français Arthur de Gobineau, comme l’a montré Wiktor Stoczkowski : « On y trouve comme chez Lévi-Strauss, la conviction que l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine ; une physique sociale qui soumet le genre humain à deux lois inexorables, l’une de répulsion, l’autre d’attraction, cette dernière exerçant son empire sur les “familles ethniques” civilisées ; une méditation “mal cachée” dont souffre l’humanité entière ; une conception de l’histoire qui donne à voir la marche constante vers la décrépitude d’une humanité livrée au mélange dont l’accélération moderne annonce la “fin de la différence” ; la perspective d’une “ère de l’unité” crépusculaire où les peuples, confondus dans l’“amalgame ethnique irréversible”, dépossédés de la splendide force créative des premiers âges, “accablés sous une morne somnolence, vivront dès lors engourdis dans leur nullité”.30 »

Néanmoins, il n’est pas possible d’accuser le grand ethnologue de racisme. Comme l’a fait remarquer Michel Wieviorka, « il faut être très prudent lorsqu’il s’agit de qualifier de racistes des discours et des conduites qui relèvent de l’appel à l’intégrité des cultures. Qui, par exemple ira soupçonner de racisme l’anthropologue Claude Lévi-Strauss […], lorsqu’il plaide pour les différentes cultures ne communiquent entre elles que dans la mesure où elles ne risquent pas de se contaminer les unes les autres ? Pour qu’il y ait racisme, il faut certainement davantage que la défense ou la promotion de la différence culturelle en tant que telle »31. Son argumentaire a simplement fourni des éléments de réflexions à une certaine extrême droite, ainsi qu’à une gauche antirépublicaine et multiculuraliste. Dès lors, l’engouement postmoderniste pour le multiculturalisme et le différentialisme culturel devient compréhensible.

Convergence intellectuelle avec certaines droites radicales

Il existe enfin une convergence intellectuelle entre une droite radicale communautarienne, anti-Lumières et organique et une gauche postmarxiste, alternative et communautariste. Ce rapprochement réel est particulièrement frappant, à la fin de cette décennie, entre un Alain de Benoist et l’équipe de la revue Telos, héritière de Jürgen Habermas et de l’École de Francfort, surtout avec son directeur, Paul Piccone. Cet intérêt pour la pensée communautarienne, ainsi que l’évolution d’Alain de Benoist au début des années 1980 vers une posture tiers-mondiste, va permettre un rapprochement avec la Nouvelle Gauche américaine32. Lors de la présentation du numéro de Telos consacré à la Nouvelle Droite, Paul Piccone écrit que

« Loin de constituer un danger public, comme le proclament les Vigilants, la Nouvelle Droite française, malgré son opposition parfois obsessionnelle à toute forme d’égalité administrativement imposée (qui constitue peut-être son seul lien avec la vieille droite), a apporté une contribution appréciable à une époque où les idées nouvelles tardent à surgir. Comme telle, elle mérite une discussion sérieuse, plutôt que la censure d’une poignée d’apparatchiks autolégitimés, incapables de défendre leurs propres positions avec des arguments rationnels.33 »

Ce qui n’empêche pas la revue d’être extrêmement critique vis-à-vis de celle-ci. Cette méfiance disparaîtra au fur et à mesure que des relations d’amitiés se noueront entre les responsables de Telos (Piccone, Ulmen, Adler) et Alain de Benoist. Cette convergence avec l’équipe de Telos est motivée, selon Franck Adler par le fait suivant :

« Pour l’un comme pour l’autre, la distinction entre la droite et la gauche avait progressivement perdu de son importance en matière d’interprétation de la réalité et de choix de nos objets d’étude, notamment pour ce qui a trait aux “vieilles” et classique gauche et droite qui rabâchent des slogans archaïques et ne se sentent assurées qu’à l’abri d’un dogmatisme idéologique. Telos s’est toujours distingué par une critique implacable du conformisme de la pensée et par son combat en faveur du particularisme contre l’universalisme oppressif de la société industrielle avancée (l’“unidimensionalité” selon l’expression de Marcuse), critique synthétisée par mon ami Paul Piccone comme une guerre menée au nom de certains principes contre les trois fléaux du monde moderne : l’homogénéisation, la crétinisation et la macdonaldisation. Il est très vite apparu que cette position était partagée par Alain de Benoist, même s’il la développait et l’exprimait autrement. Il s’agissait pour lui de défendre la “différence” plutôt que la “particularité”. Il y avait là néanmoins un élément de convergence qui n’était pas totalement dû au hasard, car nous avions l’un comme l’autre, séparément, été influencés par un groupe éclectique de penseurs parmi lesquels Gramsci, L’École de Francfort, Carl Schmitt, Max Weber, Nietzsche et Gadamer, pour n’en citer que quelques-uns.34 »

Cette convergence intellectuelle, liée à un effet de génération, va entrainer une suite de publications de textes d’Alain de Benoist dans Telos. Cette revue universitaire américaine publiera, à compter de 1994 et jusqu’en 2010, 12 articles d’Alain de Benoist35. L’analyse du choix de ces articles montre deux choses. La première porte sur la nature de ceux-ci : ce sont les articles les plus « gauchisants » de de Benoist qui sont repris par Telos. Ces articles traitent au choix : de l’altermondialisme, de l’antimondialisation, de la critique d’Hayek, du racisme, du 11 septembre, etc. La seconde constatation porte sur la forme de ceux-ci : ce sont les articles de type universitaire qui sont choisis. Parmi les textes traduits et publiés, nous trouvons aussi les articles d’Alain de Benoist sur la comparaison entre le nazisme et le communisme36, sur le juriste et politiste allemand Carl Schmitt, qui fut un membre du parti national-socialiste. Nous trouvons enfin dans ces traductions le Manifeste du GRECE (Groupement de Recherches et d’Études de la Civilisation Européenne), le think tank dont Alain de Benoist est le principal théoricien, et la principale structure de la Nouvelle Droite, également importante dans l’élaboration des discours de la droite radicale anti-américaine et communautarienne. Ce manifeste fut publié dans le numéro du printemps 1999.

Cette convergence est due à un jeu, commun aux différents milieux étudiés, de références intellectuelles, lié à un phénomène de génération : celle qui a atteint une maturité intellectuelle dans les années 1970/1980. Nous retrouvons des deux côtés des références similaires à Henri Lefebvre, Robert Jaulin, Claude Lévi-Strauss, etc. En effet, Guillaume Faye fut influencé par Lefebvre dans les années 1970, c’est-à-dire avant qu’il ne devienne un théoricien du racialisme identitaire, tandis qu’Alain de Benoist et Robert Jaulin entretinrent une amitié qui ne finit qu’avec le décès du second. De fait, Alain de Benoist n’a cessé de condamner le risque de la « civilisation unique », la « décivilisation » de Jaulin, c’est-à-dire l’uniformisation de la culture et du genre humain. Ce qu’il appelle le « second racisme »37. Il participa ainsi en 1986 au livre Racisme, antiracismes38.

Ce jeu de références communes permit, par exemple, le rapprochement éphémère entre Alain de Benoist, l’intellectuel organique de la Nouvelle Droite, et des structures de gauche, notamment avec les animateurs du Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, le MAUSS. Il fut facilité en outre par une similitude thématique : anti-universaliste, anti-économisme, tiers-mondisme, écologisme radical, décroissance, localisme, différentialisme, pensée communautarienne. Alain de Benoist entama ainsi un dialogue avec les animateurs du MAUSS, notamment avec Alain Caillé, son secrétaire général. Toutefois, Alain Caillé le rompra, à la suite de tentatives de récupérations du MAUSS par des proches d’Alain de Benoist. En effet, dans une lettre ouverte à ce dernier, non datée malheureusement, mais publiée sur le site de la Revue du MAUSS39, il condamna la tentative d’Alain de Benoist de se faire passer pour un membre de cette structure, comme ce dernier le fit dans l’édition de 1992-93 du Who’s Who in France40. Malgré tout, du fait du jeu de références communes, nous trouvons de larges pans doctrinaux communs entre ces différents milieux quoiqu’en disent les principaux intéressés.

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Nous voyons que les thèses ethno-communautaristes et racialistes ne sont pas seulement le fait d’une certaine droite radicale. Nous la trouvons par exemple dans une extrême gauche communautariste. De fait, le refus des valeurs républicaines a été analysé par des chercheurs, tel Jean-Loup Amselle : ils ont montré que depuis le début des années 1970, les critiques du modèle républicain, se sont à la fois additionnées et radicalisées. Ces critiques se sont aussi, très relativement, dépolitisées. Amselle y voit, à juste titre, une « ethnicisation de la France »41, condamnant les catégories sociales concernées à des ghettos identitaires et géographiques : ce processus, issu du multiculturalisme, provoquant une fragmentation de la République universelle, comme le font des groupuscules comme les Indigènes de la République.

Notes

1Cf. Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, Presses Universitaires de France, 1946.

2Cf. son De la justice dans la révolution et dans l’Église, Paris, 1858.

3 Robert Paxton, Le Fascisme en action, Paris, Seuil, 2004, p. 66.

4 Sur le premier socialisme français, voir Tony Judt, Le Marxisme et la gauche française 1830-1981, Paris, Hachette, 1987, en particulier les pages 37-123.

5Cf. Laurent Bouvet, Le Communautarisme: Mythe et réalité, Paris, Lignes de repères Éditions, 2007.

6 Philip Pettit, « Liberal/Communautarian : MacEntyre’s Mesmeric Dichotomy », in John Horton et Susan Mendus (ed.), After MacIntyre. Critical. Perspectives on the Work of Alasdair MacIntyre, Cambridge, Polity Press, 1994, p. 181.

7 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

8 Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume, Paris, Flammarion, « Champ », 2001, p. III.

9 Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997.

10 Jürgen Habermas & John Rawls, Débat sur la justice politique, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 186.

11Cf. Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994 ; Michael Walzer, Pluralisme et démocratie, Paris, Esprit, 1997.

12Cf. les Cahiers du CEVIPOF, « Autour du communautarisme », n°43, Paris, Presses de Science-Po, septembre 2005.

13 Michel Maffesoli, Sarkologies. Pourquoi tant de haine(s) ?, Paris, Alibin Michel, 2011.

14 « Éloge du savoir dionysien. Entretien avec M. Maffesoli », Antaïos, n°10, été 1996, p. 26.

15Ibid., p. 27.

16 Serge Champeau, « L’idéologie altermondialiste », Commentaires, n°107, automne 2004, p. 704.

17 Edward Goldsmith & Jerry Mander, Le Procès de la mondialisation, Paris, Fayard, 2001.

18 Jean Jacob, L’Antimondialisation. Aspect méconnus d’une nébuleuse, Paris, Berg International, 2006, pp. 11-27

19Ibid., p. 20.

20 Voir notamment, Wendell Berry, « Sauver les communautés », in Edward Goldsmith & Jerry Mander, Le Procès de la mondialisation, op. cit., pp. 419-432.

21 Jean Jacob, L’Antimondialisation, op. cit., p. 26.

22 Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Paris, Hachette « Pluriel », 2010, p. 287.

23Ibid., pp. 99-100.

24 Henri Lefebvre, Le Manifeste différentialiste, Paris, Gallimard, 1970.

25 Henri Lefebvre, «  Le Manifeste différentialiste », in Stéphane Courtois, Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux (dir.), Démocratie et révolution. 1789-2011. 100 textes fondateurs, Paris, Éditions du Cerf, 2012,p. 1033.

26 Robert Jaulin, La Décivilisation. Politique et pratique de l’ethnocide, Bruxelles, Complexe, 1974, pp. 14-15.

27 Slavoi Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005, p. 31.

28 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil 1979, p. 20.

29Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 47.

30 Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss, Paris, Hermann, 2008, pp. 85-86.

31 Michel Wieviorka (dir.), Le Racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998, p. 34.

32 Sur les origines de la Nouvelle Gauche américaine, Cf. Frédéric Robert, « L’activisme de la Nouvelle Gauche comme projet de transformation de la société américaine (1960-1965) », Représentations, Hors série n°1, avril 2007, pp. 77-92.

33Telos, « The French new right.New right New left New paradigm? », n°98-99, winter 1993-fall 1994.

34 Franck Adler, « Vu de gauche », in Collectif, Liber amicorum Alain de Benoist, Paris, Les Amis d’Alain de Benoist, 2004, p. 9.

35 Nous avons détaillé la bibliographie d’Alain de Benoist, Bibliographie 1960-2010, Paris, Les amis d’Alain de Benoist, 2010.

36 Alain de Benoist, « Nazisme et communisme : vrais ou faux jumeaux », Éléments, n° 92, juillet 1998, pp. 14-24. Repris dans le n° 112 de Telos, juillet-août 1998.

37 Alain de Benoist, De mémoire vive. Entretien avec François Bousquet, Paris, Éditions de Fallois, 2012, pp. 171-174.

38 Alain de Benoist, « Racisme : remarques autour d’une définition », in André Bejin & Julien Freund (dir.), Racisme, antiracismes, Paris, Méridien Klincksieck, 1986, pp. 203-251.

40Who’s Who in France, Paris, 1993, p. 213.

41 Jean-Loup Amselle, L’Ethnicisation de la France, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011.

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