Beat Generation, contre-culture et magie

À propos de Christophe Becker, Géométrie de la souffrance. Genesis P. Orridge + William S. Burroughs, Paris, Riveneuve Éditions, 2023.
Cet ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat en langues, littératures et civilisations des pays anglophones. Elle a été soutenue en 2010 à l’université de Paris VIII et portait sur L’influence de William. S. Burroughs dans l’œuvre de William Gibson et de Genesis P. Orridge. Ce livre en est donc une version resserrée, réécrite à la suite du décès de Genesis P. Orridge en 2020.
L’ouvrage se décompose en trois parties (« La société est une fleur carnivore », « Dans les cavernes de l’ordre » et « La révolution doit se faire dans les hommes »), décomposées en sept chapitres « William Burroughs et la musique » ; « Genesis P. Orridge » ; « Thee Temple ov the Psychic Youth » ; « Expérimentations sonores » ; « Une algèbre du besoin » ; « Former des bandes, briser les cadres » ; « Vers le surhumain »). À cela s’ajoute une « Introduction », une « Conclusion », des entretiens (« Nouvelles postérités »), des annexes, une bibliographie et une « Playlist », composée à la fois de titres de Burroughs et de Genesis P. Orridge et d’autres de groupes rock ou de musiciens contemporains.
Il s’intéresse donc à l’influence qu’a joué Burroughs, auteur phare de la Beat Generation, sur Neil Andrew Megson, plus connu sous le nom de Genesis P. Orridge. Les deux partageaient le même attrait pour les théories de contrôle mental, la nécessité de se « déprogrammer » et l’expérimentation sonore. De fait, Genesis P. Orridge est l’un des inventeurs, dans les années 1970, de la musique « industrielle » avec Throbbing Gristle, son groupe de l’époque. Cette dernière représente une appellation générique regroupant une multitude de formations musicales aux styles parfois très différents les uns des autres : cela va de la musique électronique rythmique proche de la « techno » au « néo-folk » influencé par la culture et les mythes européens, en passant par les musiques expérimentale, dadaïste, futuriste, concrète, contemporaine, etc. Cependant, des points communs peuvent être dégagés de cette mosaïque de genres : tous les sous-registres tendent vers l’atonalité et/ou l’expérimentation.
L’auteur montre que cette influence ne se limitait pas à la littérature et à la volonté de déprogrammation : Burroughs a joué également un rôle important dans les conceptions ésotériques développées par Genesis P. Orridge. En effet, celui-ci est également connu pour avoir fondé au début des années 1980 un mouvement magique, le Temple ov the Psychic Youth (TOPY). Ce nouvel ordre magique mélangeait le culte de Zos Kia d’Austin Osman Spare, le relativisme magique d’Aleister Crowley, le chamanisme, le tantrisme, le taoïsme et la technique du cut up élaborées par William Burroughs… Celle-ci, littéralement du « découpé », est une technique littéraire inventée par Brion Gysin et Ian Summerville et expérimentée par William Burroughs, notamment dans The Soft Machine (1961). Elle consiste en une découpe aléatoire d’un texte pour le réarranger de façon à créer un nouveau texte. Il s’agit d’une pratique typique de la Beat Generation, cherchant à reproduire les effets des drogues hallucinogènes sur la conscience. Plus largement, il s’agit aussi pour Burroughs d’un questionnement sur la conscience et d’une réflexion sur la nature du langage.

Genesis P. Orridge a repris la démarche des occultistes britanniques du début du XXe siècle, mais dans l’optique de fonder une antireligion libertaire. Selon lui, on peut littéralement se « recréer », se reprogrammer en montant de manière différente, non linéaire, ses propres souvenirs. » En affirmant cela, il réinterprète la technique du cut-up utilisée par William Burroughs, l’adaptant à la pratique magique. La magie ne serait selon lui qu’une sorte de cut-up comportemental, qui serait facilité par la transe et par l’utilisation de stupéfiants. En effet, Burroughs était connu pour son usage des drogues et pour sa fascination pour les spiritualités orientales et arabo-musulmanes (pensons à son goût pour le Jajouka). Genesis P. Orridge a sorti plusieurs disques de musiques rituelles enregistrées dans le cadre du TOPY. À partir du milieu des années 1980, il a fait la promotion de certaines drogues en lien avec l’essor de l’Acid House, dont il a été l’une des figures. Enfin, ses références occultistes, en particulier Crowley, font un usage immodéré des drogues dans le cadre de sa pratique magique.
En outre, Genesis P. Orridge a repris le credo attribué à Hassan ibn al Sabah, le cheikh ismaélien fondateur de la secte des Assassins, « Rien n’est vrai, tout est permis », un précepte reformulé dans les années 1960 par William Burroughs, l’une de leurs grandes références intellectuelles, puis par le poète et peintre Beat Brion Gysin (mort en 1986) : « Nothing is true – Everything is permuted » (rien n’est vrai – tout est permuté). Cette phrase doit être comprise comme le constat qu’il n’existe aucune vérité objective en dehors des perceptions. De ce fait, toutes les choses sont vraies et possibles.
Initialement, il s’agissait de fonder une sorte d’antireligion structurée sur des rituels magiques, mais certains membres se sont pris au jeu, transformant progressivement cette structure en un « vrai » ordre magique. Un grand nombre de musiciens de la mouvance industrielle ont fréquenté le Temple de la Jeunesse Psychique jusqu’à sa fermeture au début des années 1990, sous la pression de ligues de vertu londoniennes.
L’auteur montre également que cette relation est déséquilibrée : il s’agit plus d’une fascination de Genesis P. Orridge pour William Burroughs que d’une réelle relation réciproque. Cette pseudo-relation amicale est, en fait, une construction fictionnelle élaborée par Genesis P. Orridge. Mais la déconstruction de cette personnalité importante des contre-cultures ne s’arrête pas à ce point. En effet, s’il a été une figure importante de la contre-culture depuis le milieu des années 1970, Genesis P. Orridge a possédé une face sombre que l’auteur montre dans le dernier chapitre de son ouvrage. Plusieurs témoignages cités par Christophe Becker mettent en avant une attitude misogyne, sexiste, de sa part. Son ex-compagne, Cosey Fanni Tutti (pseudonyme de Christine Carole Newby), autre personnalité importante des musiques électroniques et de la contre-culture, n’hésite pas à parler de son viol par son ancien compagnon.
L’ouvrage de Christophe Becker est capital pour comprendre certains discours subculturels des années 1980 et 1990, en particulier en ce qui concerne le regain dans les années 1980 pour l’occultisme et les pratiques magiques.