Les Européens face au trumpisme

Vous pouvez retrouver ci-dessous deux entretiens au Point, l’un d’Olivier Schmitt quant aux implications de la prise du pouvoir de Donald Trump en matière de Défense européenne, l’autre de Nicolas Lebourg quant aux extrêmes droites françaises face au trumpisme.
Propos d’Olivier Schmitt recueillis par Clément Machecourt, « Il va y avoir en Europe un débat sur “le beurre ou les canons” », Le Point, 22 janvier 2025.
Le Point : Lors de sa dernière conférence de presse, Donald Trump a réitéré son souhait de voir le Canada devenir le 51ᵉ État des États-Unis. Il n’a pas non plus exclu l’usage de la force pour prendre le contrôle du canal du Panama et du Groenland. Ses déclarations sont-elles juste des mots ou reflètent-elles une nouvelle vision impérialiste ?
Olivier Schmitt : L’interprétation généreuse, c’est qu’effectivement, il s’agit d’une tactique de négociation pour obtenir des concessions sur des choses qui lui tiennent à cœur. L’interprétation qui m’inquiète le plus, c’est que ce type de discours revient à avoir une réalité pour lui-même. Le soir même de la conférence de presse, il y avait eu un plateau spécial de Fox News sur le thème « est-ce que c’est une bonne idée ? ». On a eu des membres de la commission des Affaires étrangères, de la Chambre et du Sénat qui ont dit être tout à fait en accord avec cet agenda d’expansion et de domination géographique.
Le risque est que cela devienne une prophétie autoréalisatrice. Je suis inquiet de ce que ça signifie en termes de rapports de force systématiques, sur à peu près tous les sujets, y compris avec des alliés historiques. C’est un peu comme si d’un seul coup l’Otan se transformait en pacte de Varsovie où la puissance dominante choisit d’imposer ses options, y compris par la force.
Sur l’Otan justement, il y a eu cette autre déclaration de Donald Trump, qui souhaitait voir passer le budget des pays membres dédié à la défense de 2 % de leur PIB à 5 %. Est-ce faisable ?
Clairement non, étant donné le contexte sociopolitique en Europe. Peut-être dit-il 5 % pour avoir 3, voire 3,5 %. L’autre interprétation plus angoissée, c’est que cela devienne la justification pour utiliser des moyens de pression coercitifs beaucoup plus forts. Gardons en mémoire qu’il y a autour de Trump des gens qui sont réellement idéologiques et qui veulent une rupture claire et nette avec les pratiques antérieures. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect qui peut créer une nouvelle réalité.
Sa critique des pays qui n’ont pas assez investi pour leur défense est plutôt fondée…
C’est très compliqué pour les pays européens de répondre à cela parce qu’il a raison. Notre État social et les modèles d’État-providence européens ont été rendus possibles durant la guerre froide en bénéficiant de la protection américaine. On pouvait alors allouer une partie des budgets à la construction de l’État social.
Il y a eu ensuite dans les années 1990 les dividendes de la paix où la défense n’était clairement pas une priorité. La difficulté pour les États européens est désormais double. D’abord, repenser le modèle d’attribution des postes de dépenses publiques. S’il y a moins de protection américaine, ça signifie qu’il y a des effets d’éviction vers la défense d’une manière ou d’une autre. Soit on génère plus de taxes, soit on redirige des dépenses publiques, ce qui crée forcément des perdants.
La seconde difficulté, c’est qu’il faut le faire à un moment où l’Europe elle-même est confrontée à des défis structurels particulièrement importants qui sont assez bien identifiés dans le rapport Draghi : problème énergétique avec un coût trop élevé, problème d’intégration du marché unique et le vieillissement structurel des populations.
Il y a un besoin d’augmentation des soins et on refuse d’avoir plus d’immigration qui permettrait d’avoir une population active plus nombreuse. Nous n’avons pas non plus les gains de productivités qui pourraient générer des surplus que l’on pourrait transférer aux personnes âgées. La situation démographique fait qu’il faudrait au minimum doubler les gains de productivité pour maintenir les niveaux de vie auxquels nous sommes habitués : on en est très loin.
Cela signifierait prendre des mesures politiques très impopulaires…
Bien sûr. Il va y avoir un débat sur « le beurre ou les canons ». Il n’y a pas de situation dans laquelle on peut augmenter notre niveau de sécurité sans sacrifier de la prospérité ou du confort de vie. Il faut transformer le fonctionnement de notre État-providence. En Europe, les États-providence fonctionnent sur le modèle de la tirelire. Ils servent à lisser les revenus sur l’ensemble du cycle de vie des actifs qui sont très fortement prélevés afin de transférer vers le moment où ils sont enfants et retraités. Cela sert à redistribuer sur l’ensemble du cycle de vie, mais cela ne corrige pas les inégalités entre classes sociales.
Le moyen de rendre le financement de la défense acceptable, c’est de transformer ce modèle de la tirelire en modèle « Robin des Bois », où la richesse des classes les plus favorisées est fortement transférée vers les classes sociales les moins favorisées. L’effort de défense, c’est non seulement un effort fiscal, mais c’est aussi un effort humain, avec potentiellement des actifs qui vont être conscrits et vont donc subir des privations de liberté.
Est-ce que l’article 5 de l’Otan, engageant les pays membres à porter assistance à un pays membre attaqué, est menacé ?
C’est trop tôt pour le dire avec des paramètres qui sont en train d’évoluer. Le premier, ce sera évidemment la réaction des Européens eux-mêmes avec une éventuelle augmentation des dépenses de défense. Le deuxième sera ce que va décider Trump vis-à-vis de l’Ukraine. Un marqueur important sera le sommet de l’Otan à La Haye en juin prochain.
Comment jugez-vous la réaction des pays européens ?
Nous sommes un peu le lapin dans les phares. C’est tellement un changement par rapport à la manière dont les États-Unis se comportaient avant que tout le monde est en train d’essayer de démêler le vrai du faux. La situation politique dans les grands pays de l’Union européenne ne permet pas non plus des ajustements structurels importants. Il y a en plus une tentative d’influencer les politiques nationales avec Elon Musk qui soutient l’AfD en Allemagne et Reform UK en Angleterre.
Donald Trump affirmait pouvoir régler le conflit en Ukraine en 24 heures. Il se donne désormais six mois alors que la Russie semble refuser pour l’instant toutes négociations. Le président américain peut-il forcer les choses ?
Encore faut-il qu’il y ait quelque chose à négocier, tant que la Russie s’estime en position de force en Ukraine, sachant qu’en plus cela peut être un moyen d’humilier Donald Trump. L’une des obsessions de la Russie, c’est d’être considérée comme l’égal des États-Unis. S’ils arrivent à montrer « Non, on ne fait pas ce que les États-Unis veulent de nous », c’est aussi un enjeu de statut pour le régime en interne et en externe.
Donc, ils n’ont pas nécessairement d’intérêt immédiat à donner une victoire au président américain. Mais c’est un jeu dangereux avec le risque que Donald Trump augmente son soutien à l’Ukraine.
Les pays nordiques, les pays baltes ou la Pologne, dans leur réaction vis-à-vis de la Russie, sont-ils des exemples à suivre ?
C’est un exemple à suivre dans la prise de conscience de la menace, car ils sont plus proches de la Russie. Hormis certains pays où la question de l’attaque de la Russie n’est pas une question de « si », mais de « quand », beaucoup en France ou en Allemagne essayent encore de gérer la relation. Il y a une forme de déni. Si l’on accepte le fait qu’on est dans une relation de conflit structurel avec la Russie pour les trente prochaines années, cela implique des conséquences drastiques sur notre défense que personne ne veut prendre.
Nous n’avons pas réellement souffert de la guerre en Ukraine : quelques points d’inflations supplémentaires pendant environ un an, mais nous n’avons pas eu de coupures de gaz ou d’électricité. Notre mode de vie n’a pas été transformé fondamentalement, ce qui empêche de prendre la mesure de la gravité de la situation.
Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Julien Rebucci, « Pourquoi Marine Le Pen ne participe pas à l’investiture de Donad Trump », Le Point, 20 janvier 2025.
Le Point : Marine Le Pen ne semble pas avoir été invitée à l’investiture de Donald Trump. Est-ce surprenant ? Comment expliquer qu’Éric Zemmour, Sarah Knafo et Marion Maréchal le sont déjà et pas le Rassemblement national ?
Nicolas Lebourg : On peut y voir un effet croisé des marchés politiques des deux côtés de l’Atlantique. En France, Marine Le Pen a construit son originalité politique par rapport à son père en accentuant l’angle social et interventionniste de l’État et en reculant sur la conception ethnique de la nationalité. En revanche, Éric Zemmour assume cet ethnicisme, au cœur de son discours sur le « grand remplacement », et un libéralisme économique poussé. En cela il est plus proche de l’extrême droite américaine. Ses livres témoignent d’un antiaméricanisme obsessionnel, mais ce qu’il reproche aux États-Unis, c’est son rôle dans la transnationalisation du monde, par exemple à travers le rôle de l’Otan. Or le trumpisme méprise absolument ces éléments transnationaux. D’ailleurs, dans son dernier ouvrage, le président de Reconquête ! raconte avoir eu un échange téléphonique avec Trump qu’il qualifie d’« amical », de « chaleureux » et de « fraternel ».
Malgré sa réputation controversée, Jean-Marie Le Pen avait réussi à rencontrer Ronald Reagan. Comment expliquer que sa fille peine toujours à rencontrer Trump ?
Quand le président Reagan serre la main de Jean-Marie Le Pen devant les photographes, il ne sait pas qui il est. L’événement a été organisé par la secte Moon, une secte d’origine coréenne très active dans les réseaux anticommunistes internationaux qui à l’époque finance le FN. C’est aussi elle qui organise la visite de Jean-Marie Le Pen auprès du Congrès juif mondial à New York. Pour Reagan, il s’agit juste de soutenir un anticommuniste présenté par des gens indiscutables sur cette question. Le problème est simple : quelle est la plus-value pour Trump de soutenir Marine Le Pen ? Ce n’est pas une question idéologique mais pragmatique.
Est-ce une énième étape de la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen de ne pas soutenir publiquement Donald Trump ?
Le point constant du FN/RN en relations internationales, ç’a toujours été de chercher des partenaires qui l’aident à se normaliser face aux électeurs français. Si des amis deviennent encombrants, il change d’amis. Or, Trump est imprévisible et, selon un sondage récent, 8 Français sur 10 ont une mauvaise image de lui, et le résultat est encore pire chez les retraités et les cadres qui sont précisément les secteurs sur lesquels le RN concentre ses efforts depuis 2022. Certes, l’image de Trump est meilleure chez les sympathisants RN, mais Marine Le Pen et Jordan Bardella ne sont pas idiots : tresser outrageusement des lauriers à Trump pourrait être délicat à gérer quand celui-ci aura lancé une guerre douanière contre notre agriculture. Après l’invasion de l’Ukraine, Marine Le Pen ou Éric Zemmour ont dû dépenser beaucoup d’énergie pour justifier leur admiration antérieure de Vladimir Poutine. Le second, outsider, n’a rien à perdre, la première a une présidentielle à gagner : pourquoi recommettrait-elle la même erreur ?
La stature internationale de la candidate du Rassemblement national est-elle son talon d’Achille ?
C’est un des paradoxes de Marine Le Pen. Quand elle prend la présidence du FN en 2011, elle est très consciente qu’il faut crédibiliser son offre politique. Pour paraître sérieuse elle cherche d’elle-même à investir les sujets internationaux. Résultat, elle s’avance devant l’opinion avec deux grands thèmes : la sortie de l’euro, la sortie de l’Europe via un rapprochement avec la Russie. Cela va lui prendre dix ans pour admettre que non seulement ces propositions ne la crédibilisent pas, mais, au contraire, se sont des boulets électoraux. On ne peut pas dire que le RN ait su depuis réinventer une offre originale et lisible. À la dernière présidentielle, elle a présenté une synthèse en affirmant qu’elle proposerait par référendum que la Constitution affirme « la supériorité du droit constitutionnel sur le droit européen », une position souverainiste affaiblissant l’Union européenne dans les tractations internationales : ça n’est sans doute pas désagréable aux oreilles de Trump. Mais Jordan Bardella a néanmoins su imposer sa petite musique personnelle sur la question russo-ukrainienne et cela bénéficie aussi à Marine Le Pen, en donnant une image moins monolithiquement pro-Poutine à son camp. De même, dans l’ouvrage qu’il a publié, il est notable qu’il ne cite Trump qu’une seule fois, au sujet des mesures protectionnistes face à la Chine, à propos desquelles il souligne la cohérence avec des mesures de l’administration Biden.
Est-ce que le fiasco de sa rencontre manquée avec Donald Trump en 2017 a marqué l’opinion (Marine Le Pen s’était rendue à la Trump Tower sans rencontrer Trump) ?
Il y a ceux qui ne s’en souviennent pas, et ceux qui se souviennent que 2017, c’est aussi l’année de son débat catastrophique contre Emmanuel Macron et qu’à l’évidence elle a depuis mûri. Difficile, donc, de penser que cela puisse avoir une importance signifiante.
Quels sont les alliés internationaux sur lesquels Marine Le Pen peut compter aujourd’hui ?
Les alliances du parti sont à géométrie variable. Mais certains partis nationaux-populistes réunis au sein du groupe Patriotes pour l’Europe (ex groupe ID) au Parlement européen sont des partenaires de longue date : le Vlaams Belang belge, le FPÖ autrichien ou la Ligue italienne. Or, on revient à l’aspect utilitariste des relations internationales. Quand, il y a 25 ans, pour la première fois, l’Autriche avait envoyé son extrême droite au pouvoir, il y avait eu une grande inquiétude en Europe et l’agitation du souvenir du nazisme, et le FN avait pris ses distances. Là, bien au contraire, le RN pourrait entonner le refrain de « nos idées prennent le pouvoir partout, vous voyez que ça n’a nulle part rien à voir avec le nazisme, et il ne reste que les nationalistes contre les mondialistes ». Le RN a un objectif : la présidentielle française, tout le reste en découle.