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Le Front National et les harkis. De l’Algérie française à Marine Le Pen

Par Abderahmen Moumen

« J’ai toute ma place aux côtés des harkis ». C’est par ces mots que Jean-Marie Le Pen, président d’honneur du Front national, a justifié sa venue au Mas Thibert, dans la commune d’Arles, lors de la journée d’hommage aux harkis le dimanche 25 septembre 2011. Une « visite » largement médiatisée et qui a suscité nombre de commentaires sur les connexions qui existeraient entre le Front national et le groupe social harkis, et par extension sur d’autres populations en provenance d’Algérie comme les pieds-noirs1. Il nous faut revenir aux origines même du groupe social harkis durant la guerre d’Algérie et à l’année 1962 pour comprendre que le discours à leur endroit n’est que le droit fil de cette période, avec en particulier l’épisode de l’OAS.

Dès la constitution du Front national en 1972, ce parti s’approprie un discours Algérie française dans lequel la thématique « harkis » est bien entendu intégrée. Enfin, ce discours omniprésent, et réactivé à la veille des échéances électorales, doit cependant être relativisé quant à ces résultats lors des scrutins : « algérophobie » et islamophobie constituent en cela les freins tangibles à une adhésion significative à ce parti.

Les harkis, parangons de l’Algérie française et soutien de l’OAS ?

Durant les « évènements » ou les « opérations de maintien de l’ordre », terme alors employé pour désigné la guerre d’indépendance algérienne, toute une partie de la droite française prend fait et cause dans le combat pour le maintien de l’Algérie française : le Centre National des Indépendants et Paysans (CNIP), l’Union pour la Nouvelle République (UNR)2 et poujadistes, mouvements royalistes comme la Restauration nationale… Déjà, un certain Jean-Marie Le Pen, plus jeune député poujadiste élu en 1956, fait parler de lui en abandonnant son mandat et en s’engageant dans l’armée pour servir en Égypte puis en Algérie. Il aurait ensuite perdu l’usage de son œil gauche en défendant Ahmed Djebbour victime d’un attentat du FLN, qui se présentait à la députation à Paris en 1958, tous deux membres du Front national des combattants. Une anecdote qui parcourra sa vie politique et qu’il entretiendra pour démontrer sa proximité avec les « musulmans », partisans de l’Algérie française.

Durant cette période, les « musulmans » se situant pour des raisons diverses aux côtés de l’État français ou de l’armée française3 sont mis en avant pour justifier le combat pour le maintien de l’Algérie française, même si en réalité les facteurs d’engagement ou d’enrôlement sont largement hétérogènes4. Les harkis, terme générique, sont ceux qui sont progressivement désignés comme les parangons de cet idéal.

Mais, c’est avec l’épisode de l’Organisation armée secrète (OAS) en 19615, que le lien avec les harkis sera par la suite encore plus entretenu, plus particulièrement avec certains responsables et membres de l’organisation qui rejoindront le Front national lors de sa constitution comme Pierre Sergent6, responsable de la branche métropolitaine de l’OAS, l’OAS-Métro ou « Mission II ». L’OAS reprend à son compte l’idée, d’ailleurs constamment utilisée par le 5e bureau de l’action psychologique, service de propagande de l’armée française durant la guerre d’Algérie, selon laquelle la majorité des « musulmans » souhaitent demeurer au sein d’une Algérie française. Les harkis, ces hommes qui se seraient volontairement levés pour combattre hors-la-loi (HLL), rebelles et autres bandits, devenant par la même les apôtres de ce combat.

Ainsi, trois épisodes jalonnent l’histoire de l’OAS en faveur du maintien de l’Algérie française, et durant lesquels les harkis sont, bien malgré eux, insérés : la constitution d’un maquis OAS dans l’Ouarsenis (au sud-ouest d’Alger), le procès des auteurs de la tentative d’assassinat du général de Gaulle et enfin l’arrivée des harkis en France, sur fond de surenchère médiatique sur les liens supposés entre harkis et OAS.

Après les Accords d’Evian, les pouvoirs publics sont ainsi dans la crainte de voir les anciens supplétifs rejoindre en masse les commandos de l’Organisation armée secrète (OAS) qui ensanglantent l’Algérie par ses attentats. Ceux-ci — constitués d’Européens d’Algérie radicalisés et jusqu’au-boutistes, de militaires refusant la substitution d’une défaite politique à leur victoire militaire et des militants d’extrême droite — refusent la politique d’autodétermination menée par le général de Gaulle et qui doit aboutir à l’indépendance de l’Algérie. La région de l’Ouarsenis est choisie pour créer ce que Raoul Salan, un des chefs OAS, appelait des zones insurrectionnelles dans les campagnes. Cette opération est aujourd’hui connue sous le nom de « l’affaire Gardes », du nom du colonel Jean Gardes, ancien chef du service d’action psychologique et ami du Bachaga Boualam, figure emblématique de l’Algérie française7. Il prévoyait ainsi que le Bachaga lève 5.000 harkis sous deux conditions : que plusieurs unités militaires se joignent à la dissidence et que le sang ne coule pas. Le Bachaga délègue son fils aîné, Mohamed Boualam, pour guider le colonel Gardes. Cependant, après un succès éphémère avec la prise de la cote 505 dans l’Ouarsenis, le maquis OAS, composé essentiellement d’Européens d’Algérie qui n’ont jamais connu le djebel, est rapidement mis hors d’état de nuire par l’armée française et les troupes de l’ALN, malgré l’aide de harkis du Bachaga qui les renseignent et les hébergent dans leurs douars.

Néanmoins, très rapidement, et voyant la situation s’avérer intenable, Saïd Boualam enlève son soutien aux maquisards de l’OAS et est rapatrié officiellement avec une partie de ses proches. Dans le carnet du colonel Broizat, celui-ci retrace une entrevue avec de jeunes dirigeants de l’OAS, dont deux « musulmans ». Si pour eux l’affaire de l’Ouarsenis était bien lancée, « l’un des jeunes porte cependant une appréciation dure sur le bachaga Boualam qui ne serait plus homme à prendre des risques et préférerait s’installer tranquillement en métropole »8.

A la fin de la guerre d’Algérie, hormis cet épisode du « maquis Gardes », rares ont cependant été les harkis à suivre l’OAS, la majorité souhaitant une reconversion dans l’Algérie indépendante ou se réfugier en France. On retrouve toutefois la trace de quelques algériens de l’armée française, le plus souvent des engagés et non des supplétifs, qui rejoignent l’OAS, comme Nadji Madoui, alias Rémy, dont le parcours est assez atypique. Membre du FLN à 15 ans, accusé de trahison et torturé lors des purges internes de la wilaya 4 (zone de l’Algérois), il réussit à s’enfuir et à rejoindre l’armée française qu’il intègre. En 1962, il déserte et rejoint le maquis OAS de l’Ouarsenis où il est finalement fait prisonnier9.

Ensuite, lors des procès à l’encontre des responsables et membres de l’OAS, les harkis sont systématiquement cités pour expliquer les facteurs de leur engagement. Ainsi, en est-il du procès le plus emblématique, celui de Jean-Marie Bastien-Thiry, l’organisateur de l’attentat contre le Général de Gaulle au Petit-Clamart, le 22 août 1962, dans le cadre de l’opération Charlotte Corday sous l’égide de l’OAS-CNR.

Le 2 février, lors de son procès, il évoque des motifs d’ordre humanitaire pour justifier son action : selon lui, l’impératif était d’arrêter les exactions commises à l’encontre des harkis restés fidèles à la France, en totale violation des accords d’Evian, et dont de Gaulle était, selon lui, directement responsable.

« Cependant, la trahison de l’actuel pouvoir politique à l’égard des populations françaises musulmanes est certainement plus infâme encore et ses crimes plus impardonnables. Car il s’agit d’hommes et de femmes qui, ayant fait confiance à la parole du chef de l’État, général en uniforme, ayant fait confiance à l’Armée et à l’administration française agissant conformément à la politique et aux instructions du gouvernement, s’étaient, en vertu d’un choix libre et courageux, rangés à nos côtés, et pour beaucoup d’entre eux avaient combattu à nos côtés. Parmi ces populations françaises musulmanes, il y a eu la fraction d’entre elles qui, grâce aux officiers agissant parfois de leur seule initiative et contrairement aux instructions de M. Joxe, ont pu gagner la métropole, abandonnant leurs terres, et sont installées maintenant dans des conditions souvent misérables, parfois en butte aux menaces des agents du FLN. Mais il y a ceux, beaucoup plus nombreux, qui ont été purement et simplement abandonnés à leurs bourreaux et à leurs égorgeurs. La presse, et surtout la radio d’État, a été singulièrement discrète sur l’ampleur des massacres et des tortures infligés aux Musulmans francophiles qui sont nos frères. Tous ces hommes sont actuellement sous le coup d’une loi d’épuration. Dans certaines régions d’Algérie, tous ces hommes sont morts en prison. Il s’agit d’un véritable génocide, perpétré contre des Musulmans qui avaient cru en la France; ce génocide a fait plusieurs dizaines ou centaines de milliers de victimes mises à mort dans des conditions et après des tortures abominables. Ces massacres dépassent de loin en horreur ceux de Katyn, ceux de Budapest, ceux du Katanga, et le caractère monstrueux du dictateur apparaît à son indifférence devant ces indicibles souffrances qui sont pour lui autant de manquements à l’honneur ».

Jugés en tant que simples exécutants, les tireurs du Petit-Clamart furent condamnés à différentes peines de réclusion,mais bénéficièrent en 1968 de la grâce présidentielle. Jean-Marie Bastien-Thiry, Alain de la Tocnaye et Jacques Prévost furent condamnés à mort. Deux des condamnés furent graciés ; seul Bastien-Thiry fut exécuté, fusillé au fort d’Ivry le 11 mars 1963. Son avocat, Jean-Louis Tixier-Vignancourt, sera candidat à la présidence de la république en 1965, et son directeur de campagne ne sera autre que Jean-Marie Le Pen…

Ainsi, en même temps que soumis à une protection particulière de crainte de représailles de la Fédération de France du FLN, les anciens supplétifs réfugiés en France sont suspectés, par les pouvoirs publics, d’une possible collusion voire récupération de la part de l’OAS qui poursuit ses attentats en France, afin d’assassiner ceux qui ont « liquidé » l’Algérie française, de Gaulle en tête, ou de permettre le renversement de son « régime ». Le conseiller d’État, Michel Massenet, en réponse aux craintes du directeur général de la sûreté nationale sur l’utilisation des anciens supplétifs par l’OAS, affirme qu’un encadrement solide des réfugiés est prévu dans les premiers temps de leur installation en France10.

Les camps de transit et les concentrations de familles d’anciens supplétifs sont ainsi l’objet d’une surveillance singulière. D’ailleurs, la perception des harkis comme de possibles soutiens de l’OAS, poursuivant l’amalgame harki-mercenaire, est relayée par la presse, essentiellement communiste. Ainsi, le journal La Marseillaise évoque, dans son billet du jour « L’affaire des harkis » du 24 mai 1962, « qu’il est en effet probable que parmi les harkis se trouvent un certain nombre d’hommes qui accepteraient facilement de continuer à être des hommes de main de l’OAS ». Pierre Vidal-Naquet, historien et militant des droits de l’homme, dénonce d’ailleurs, dans un article paru dans Le Monde, cet amalgame entre les harkis et l’OAS :

« On a pu concevoir que les harkis risquaient de devenir une masse de manœuvre entre les mains d’officiers OAS ; cette crainte n’a plus guère de sens aujourd’hui. Et d’ailleurs, il appartient aux Français et aux Algériens de France, notamment aux militants ouvriers, de faire en sorte que cette crainte soit vaine »11.

Les harkis, une clientèle électorale acquise au Front national ?

Avec la création du Front national en 1972, la thématique « Algérie française » est dorénavant partie intégrante du discours frontiste. Tout comme les pieds-noirs, les harkis deviennent une clientèle électorale à séduire. Dans certaines régions, ils constituent un poids électoral non négligeable comme en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), en Languedoc-Roussillon ou dans le Nord-Pas-de-Calais.

Pour l’historien Guy Pervillé, le Front national « est le seul grand parti où ces qualités [de rapatrié, d’ancien activiste ou partisan de l’Algérie française] soient plus un honneur qu’un handicap »12. D’anciens acteurs de l’OAS rejoignent d’ailleurs le Front national à l’image de Pierre Sergent qui siège à l’Assemblée nationale de 1986 à 1988. Jean-Jacques Susini se présente aux élections législatives de 1997 à Marseille où il échoue au second tour mais devient conseiller régional en 1998.

Sur ses listes, le FN s’efforce d’arborer des candidats présentés comme issus du groupe social « harkis », mais le plus souvent des rapatriés français musulmans issus de familles de fonctionnaires, de militaires de carrière ou d’anciens élus. Tel est le cas de Soraya Djebbour : Jean-Marie Le Pen se targua longtemps d’avoir été le premier à avoir permis l’élection d’une « musulmane » dans une élection en France. Soraya Djebbour, fille de l’ancien député de l’Assemblée algérienne Ahmed Djebbour, est ainsi élu conseillère régionale FN en Ile-de-France en 1986. Soraya Djebbour s’est ensuite retirée de ce parti dénonçant l’utilisation de sa personne à des fins électorales et dénonçant « les propos racistes anti-musulmans »13.

Néanmoins, comme pour les pieds-noirs, le Front national utilise des associations satellites pour récupérer cet électorat, comme avec le Cercle national des rapatriés. Le profil type est actuellement Joseph Castano, conférencier au cercle Algérianiste, animateur du site pied-noir « le coin du popodoran », et candidat aux élections cantonales à Lunel (Hérault) en 2011 sous l’étiquette du Front national. Largement marqué par la guerre d’Algérie et l’indépendance de l’Algérie, avec un père recherché puis arrêté pour « activités subversives » en 1962, son discours tend systématiquement à inviter la grande famille des Français d’Algérie, pieds-noirs et harkis, à voter pour le Front national.

Les harkis permettent de justifier le combat pour l’Algérie française en minimisant un racisme anti-arabe – et plus particulièrement anti-algérien- souvent prégnant, dans une période où, de surcroît, les harkis sont médiatisés avec l’apparition de nouveaux porte-paroles issus de la « seconde génération », à l’inverse du groupe social pied-noir.

Ainsi, dans un courriel signé par Joseph Castano et Danièle Lopez, webmaster du site Les petits échos, en référence aux Echos d’Oranie, journal des Français d’Algérie, un appel est lancé aux rapatriés, harkis compris, à voter Marine Le Pen aux élections présidentielles de 201214.  

        « Les Français d’Algérie – Harkis compris – bernés, spoliés, méprisés par les politiciens de gauche et de droite durant un demi-siècle, auront leur mot à dire, à ce moment-là… Bien sûr, il en est qui roulent, encore, pour l’UMP et leurs cousins germains gaullistes. D’autres, moins glorieux (aux relents « progressistes »), sont favorables à une repentance de la France envers l’Algérie et, en ce sens, soutiennent la gauche socialo-communiste pour une hypothétique « paix des mémoires »… Et puis, il y a ceux qui, sous couvert d’une  « reconnaissance réclamée depuis cinquante ans », œuvrent d’arrache-pied en espérant détourner les voix des Français d’Algérie en faveur de leur Mouvement. Pour toutes ces raisons, « Les Petits Echos », toujours à la pointe du combat patriotique, s’engagent à soutenir la seule candidate capable de redonner aux Français, l’espoir qu’ils ont perdu au fil des législatures… Celle qui stoppera l’islamisation programmée de la France et lui inculquera les valeurs qui ont fait, jadis, sa grandeur, sa gloire et son renomCelle qui a promis d’accorder aux Réfugiés Français d’Algérie, la reconnaissance qui leur est due en réhabilitant leur mémoire, en dénonçant les crimes « contre l’humanité » que représentent les milliers de disparus, les génocides d’El-Halia, de Melouza, de la rue d’Isly à Alger, du 5 juillet 1962 à Oran et des massacres de milliers de harkis et Musulmans fidèles à la France… Celle qui veut empêcher –en dépit de la dictature des associations « droits de l’hommiste »- que la situation criminelle qu’ils ont vécue, « là-bas », se reproduise un jour, ici, en combattant l’insécurité et l’immigration maghrébine incontrôlée, synonyme de libanisation de la France vers laquelle nous mènent inéluctablement les protagonistes de l’UMPS. NOUS SERONS « LES GARS DE LA MARINE » ! »

Ce soutien n’est que la suite logique des prises de position, souvent médiatiques, à l’intention des rapatriés d’Algérie et des harkis, surtout à l’approche des grandes échéances électorales, de Jean-Marie Le Pen, puis de Marine Le Pen. Ainsi, déjà en décembre 2009, à l’approche des élections régionales, Jean-Marie Le Pen se rend, accompagné de la tête de liste FN en Ile-de-France Marie-Christine Arnautu, auprès de Hamid Gourai et Zohra Benguerrah, qui campent devant l’Assemblée nationale depuis plusieurs mois. Deux « enfants de harkis » qui effectueront une marche de Montpellier à Paris en août-septembre 2011, largement appuyée par José Castano… et dont certains soutiens de Marine Le Pen appelleront à les accueillir lors de leur venue à Bourg-la-Reine après un hommage sur la tombe de Jean-Marie Bastien Thiry.

Marine Le Pen, accompagné de son compagnon Louis Alliot, vice-président du parti et responsable politique du Front national dans les Pyrénées-Orientales et dont la mère rapatriée d’Algérie était déjà une responsable frontiste15, fut invitée à l’été 2011 à un rassemblement des rapatriés d’Algérie, dans le cadre de la 5ème édition du « Salon du savoir-faire pied-noir » au Barcarès, près de Perpignan. Là aussi, les harkis sont intégrés dans son discours. Devant une foule de plusieurs centaines de personnes, après avoir entonné le « Chant des Africains », elle rappelle le rôle de son père durant la guerre d’Algérie et à la tête du FN en faveur des rapatriés d’Algérie. «J’ai été, depuis ma plus tendre enfance, particulièrement sensibilisée aux drames des pieds-noirs et des harkis. Mon père a toujours été à leurs côtés, a rappelé Marine Le Pen, Je vois que leurs douleurs ne sont toujours pas entendues ni respectées. 50 ans après, ils sont toujours victimes de promesses jamais tenues. Je pense qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur nous »16. Louis Alliot, quant à lui, rendit un vibrant hommage aux « résistants » de l’OAS.

Jean-Marie Le Pen, toujours président d’honneur du FN, dans une vidéo du site officiel frontiste suite à son déplacement à Mas Thibert lors de la journée d’hommage aux harkis et sur la lancée de sa fille, rappela encore une fois son soutien indéfectible aux harkis en France17. En réponse à une question d’un internaute fils de rapatrié d’Algérie s’interrogeant sur le fait que « les harkis et leurs descendants ne votent pas tous Front national alors qu’il serait le seul mouvement à défendre leur cause depuis toujours », Jean-Marie Le Pen souligne ne pas être récompensé des efforts effectués… Il assimile l’accueil des harkis à « un enfermement dans des camps de concentration derrière des barbelés ». Les seuls à s’être occupés d’eux seraient « quelques uns de nos amis, quelques associations charitables du camp national qui ont essayés de les aider ». Estimée à un million de personnes, il considère cette « communauté » comme un « enjeu politique auquel on fait des promesses, auquel on distribue des prébendes », mais les appelle finalement à voter Front national.

Un discours ainsi bien rôdé, avec des interventions ciblées (reconnaissance des massacres et abandon, dette d’honneur et préférence nationale à leur endroit….), qui ont pour objectif de séduire un électorat dont la mémoire collective est encore loin d’être apaisée, aboutit-il réellement à un vote conséquent en faveur du Front national ?

Un comportement politique néanmoins largement hétérogène

Quelques études ont été menées sur le comportement politique du groupe social « harkis » à l’instar de Philippe Launay18, Abdelmoula Souida et Stéphanie Abrial. Ils aboutissent à la conclusion que leur vote tend à correspondre à la moyenne nationale, en particulier avec ceux que l’on désigne maladroitement par la notion de « seconde génération ». Outre l’hétérogénéité des parcours de vie et les différents facteurs déterminants de la culture politique s’ajoute bien évidemment des contextes politiques locaux qui nuancent, renforcent ou atténuent ce constat.

Le chercheur Abdelmoula Souida écrit ainsi, pour la ville de Roubaix, que « la première génération vote principalement à droite, voire à l’extrême droite, la seconde génération est plus nuancée et la troisième se comporte tendanciellement de la même manière que ses homologues du même âge »19.

La sociologue Stéphanie Abrial a, quant à elle, soutenu une thèse sur les « enfants de harkis » de trois classes d’âge différentes (20-25 ans, 26-30 ans, 31-35 ans) dans quatre régions différentes (Rhône-Alpes : Ardèche, Drôme, Isère, Rhône ; Provence-Alpes-Côte d’Azur : Vaucluse ; Languedoc-Roussillon : Hérault ; Nord-Pas-de-Calais)20. Ses conclusions aboutissent à la construction d’un discours autour de sept thématiques : la famille, la religion, les cultures et les traditions maghrébines, l’histoire, l’immigration, le parcours scolaire et professionnel, la politique, les difficultés de vie quotidienne. Les descendants d’anciens supplétifs se disent en majorité intéressés par le monde politique soit pour se tenir informés des mesures d’aides les concernant, soit pour se préparer aux diverses échéances électorales. Selon la sociologue, plusieurs orientations peuvent être définies dans leur comportement politique : un positionnement marqué à droite dans le giron de l’ancien RPR (actuel UMP), les difficultés à être à gauche avec le constat d’absence du parti socialiste (et par extension du parti communiste) à l’égard des familles d’anciens supplétifs, enfin l’attention particulière pour l’extrême droite et le discours du Front national. Cependant, cette enquête ne s’appuie que sur un échantillon de vingt-cinq personnes et ne saurait prétendre à dresser réellement et exhaustivement le comportement politique de cette population.

Par ailleurs, le recensement des élus issus de ce groupe social, essentiellement présents dans le cadre des élections locales, montre une hétérogénéité des situations dans le cas des enfants d’anciens supplétifs21. Depuis les années 1980, des descendants de fonctionnaires, d’élus politiques ou d’anciens militaires de carrière rapatriés français musulmans et descendants d’anciens supplétifs sont présents sur les listes des différents partis politiques lors des échéances électorales, pour l’essentiel au RPR/UMP, à l’UDF/Modem, au PS ou Les Verts/Europe Ecologie Les Verts mais beaucoup plus rarement au Front national.

Les années 1990 et 2000 voient se poursuivre ce mouvement d’accession à des responsabilités politiques. En guise d’exemples, on peut relever les cas de Djamila Azrou, fille d’ancien supplétif installé en Alsace, adjointe au maire UMP de Strasbourg jusqu’en 2008, ou Mebarek Serhani, conseiller municipal Modem à Roubaix, Nadia El-Okki, adjointe au maire de Saint-Martin de Valgagues et vice-présidente de la communauté d’agglomération d’Alès dans le Gard, ou encore Saïd Mérabti, adjoint au maire, délégué à la communication dans l’ancienne municipalité socialiste de Vitrolles. Les années 2000 permettent l’accession à des responsabilités plus importantes de personnalités politiques issus du groupe des Français musulmans rapatriés tels que Hamlaoui Mékachéra, ancien ministre des Anciens Combattants et proche de Jacques Chirac, ou descendants d’anciens supplétifs comme Kader Arif, député européen PS dans la région Midi-Pyrénées, élu en 2004 et 2010, ou Mohand Hamoumou, élu maire sans étiquette de la ville de Volvic en 2008, ou enfin Jeannette Boughrab, secrétaire d’Etat à la Jeunesse et à la Vie associative depuis novembre 2010.

Finalement, les rapatriés d’Algérie, dont les harkis, constituent pour le Front national une clientèle électorale parmi d’autres à l’instar de l’UMP22 et de la gauche socialiste23. Le discours distillé, péjorant les mondes arabo-musulmans, constitue un frein à une adhésion au FN. Rappel est trop rarement fait que la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, et dénommé par la suite « marche des beurs », dans un contexte de montée de la xénophobie, fut initié par Toumi Djaidja, fils d’un ancien supplétif installé à Vénissieux, victime d’une bavure policière. Six des dix marcheurs partis de Marseille et rejoints à Paris par près de cent mille personnes, étaient aussi des « enfants de harkis ». Ils furent reçus par François Mitterrand en décembre 198324. L’association France Plus fut aussi largement investie par des descendants d’anciens supplétifs, objet ensuite d’une récupération clientéliste tant à droite qu’à gauche. Enfin, le discours islamophobe actuel, tenu entre autres par le Front national, contribue à éloigner de ce parti un groupe social encore majoritairement de confession ou de culture musulmane25.

Nombre de lieux de culte musulman en France ont été crées ou sont encore gérés par ce groupe social. Néanmoins, les idées reçues sont encore profondes et le raccourci zélé rapatriés-harkis-OAS, et a fortiori Front national, est encore tenace. Il est encore redynamisé lorsque la majorité parlementaire UMP, avec le soutien du groupe socialiste, amplifie les ambigüités en votant la loi du 23 février 2005 où mesures matérielles pour les anciens supplétifs, indemnisation des rapatriés d’Algérie, reconnaissance du rôle positif de la colonisation, et retraite des membres de l’OAS sont étroitement associés dans une même loi – pour ne pas dire : dans un amalgame.

Notes

2 François Audigier, « Malaise et divisions des jeunes gaullistes durant la guerre d’Algérie », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2004, n°74, p.50-55

3 En février 1961, le nombre de Français de souche nord-africaine (FSNA), appellation désignant les Algériens musulmans à l’époque, engagés dans l’armée ou l’Etat français, est estimé à environ 250.000 personnes réparties entre 217.000 Algériens dans l’armée régulière ou supplétifs (57.000 harkis, 9.100 GMS (gardes mobiles de sécurité), 19.450 moghaznis, 65.850 gardes d’autodéfense dont 29.270 armés répartis en 2.107 groupes et 65.600 appelés et engagés) ; et environ 33.000 Algériens inscrits dans la vie politique et l’administration (46 députés sur un total de 67 pour l’Algérie, 350 conseillers généraux sur un total de 452, 11.550 conseillers municipaux sur un total de 14.000 et 20.000 fonctionnaires dont un ministre, un préfet et plusieurs sous-préfets). Service historique de la Défense (SHD) 1 H 2538.

5 Pour une mise au point récente sur l’OAS, voir en cela l’ouvrage d’Olivier Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2010, 544p.

7 Né en 1906, Saïd Boualam fait une carrière militaire avant de devenir bachaga – auxiliaire administratif durant la période coloniale- des Beni Boudouane. Partisan de l’Algérie française, il devient vice-président de l’Assemblée nationale française entre 1958 et 1962, et crée le Front pour l’Algérie Française (FAF) lorsque de Gaulle évoque la possibilité d’une autodétermination de l’Algérie. Rapatrié au Mas Thibert près d’Arles, il décède en 1982. Son nom est largement respecté par les rapatriés d’Algérie, voyant en lui, la figure de l’Algérie française.

8« Carnets du colonel broizat », in OAS parle, Julliard, archive, p.262.

9 Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l’OAS, Paris, Seuil, 2004, 399p.

10 CAC 19910467/2. Courrier du 17 avril 1962.

11 Pierre Vidal-Naquet, « La guerre révolutionnaire et la tragédie des harkis », Le Monde, 11-12 novembre 1962

12Guy Pervillé, « L’Algérie dans la mémoire des droites », in Jean-François Sirinelli (dir), Les Droites en France , tome 2, Cultures, Paris, Gallimard, 1992, p.650.

14« A l’ère du grand nettoyage », 25 octobre 2011.

16 L’Indépendant, 28 août 2011.

17 Journal de bord de Jean-Marie Le Pen n°250, 28 octobre 2011.

18 Philippe Launay, Le passage au politique des enfants de harkis dans les Bouches-du-Rhône, Mémoire d’IEP, Aix-en-Provence, 1990, 252p.

19 Abdelmoula Souida, « Les RONA dans la cité », Hommes et migrations, n°1135, septembre 1990, p.58.

20 Stéphanie Abrial, Les enfants de harkis. De la révolte à l’intégration , Paris, L’Harmattan, 256p.

21 Catherine Withol de Wenden, Rémy Leveau, La beurgeoisie : les trois âges de la vie associative issue de l’immigration , Paris, CNRS, 2001, 188p.

22 Le discours de Nicolas Sarkozy à Toulon le 7 février 2007 est largement révélateur, ainsi que les sorties médiatiques de nombre de députés de la Droite populaire à l’instar de Lionnel Luca (Alpes-Maritimes) ou Philippe Vitel (Var).

23 Le président de la région PACA, Michel Vauzelle, avait largement médiatisé les opérations de réhabilitation des cimetières pieds-noirs en Algérie et en 2007, en pleine campagne électorale présidentielle, François Hollande, au nom du parti socialiste et de la candidate Ségolène Royal, reconnaissait la responsabilité de la France dans les massacres et l’abandon des harkis en 1962.

24 Régis Pierret, Les filles et fils de harkis – Entre double rejet et triple appartenance, Paris, L’Harmattan, 2008, 303 pages.

25 Durant la guerre d’Algérie, les partisans de l’Algérie française dont nombre deviendront des responsables et militants du FN étaient alors assimilationnistes concernant les « musulmans », alors que de nos jours, dans le discours islamophobe ambiant, l’islam est jugé incompatible avec la République ! Des raisons exogènes participent à ce renversement, en particulier les ombres portées de la révolution iranienne de 1979 et l’apparition du « terrorisme global » islamiste en 2001. Ces évènements ont permis la cristallisation d’une mythologie subversive.

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