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Entre Extimité et éducation populaire

Kyle ThompsonFragments sur les Temps Présents continue sa série de rencontres avec des chercheurs présents sur le web. A eux de nous dire : comment doit intervenir socialement le chercheur ? quel rôle doit-il tenir sur le web ? que penser de l’idée d’ « humanités numériques » ? comment produire une « vulgarisation » pertinente et/car efficace ?

Après le politiste Fabien Escalona, c’est Emilien Ruiz qui nous livre sa conception de l’historien 2.0 Il y est particulièrement qualifié.  Ce chercheur entretient plusieurs sites internet bien connus de ceux qui s’intéressent à l’histoire : La boîte à outils des historiensDevenir historien-ne, Penser/Compter, et le carnet de l’Association française d’histoire économique. Soutenue en 2013, sa thèse doctorat portait sur “Trop de fonctionnaires ? Contribution à une histoire de l’État par ses effectifs (France, 1850-1950)” (sous la direction de Marc Olivier Baruch). 

Mon « moi-numérique » existe depuis un peu plus de 8 ans. J’avais créé un « blog » qui n’en était pas un : en détournant les fonctionnalités de blogger, je m’étais créé une page perso inspirée de celle d’Éric Brian. Au-delà d’un certain égocentrisme présomptueux (je n’étais alors que chargé d’études sur contrat inscrit en deuxième année de master… il fallait quand même de l’imagination pour penser que ce que je mettrai en ligne pourrait intéresser quelqu’un d’autre que ma famille… et encore !), l’idée était de me construire une identité numérique de chercheur dont je garderai le contrôle avec l’espoir qu’un jour elle me soit (vraiment) utile.

Un site, quatre blogs et autant de comptes twitter…

C’était en 2006 et je n’ai commencé à avoir une véritable activité en ligne que trois ans plus tard… En 2009, avec Franziska Heimburger, nous avions monté une formation aux outils informatiques à l’EHESS et invité François Briatte et Joël Gombin (qui, d’ailleurs, officie aussi sur FTP) à nous parler blogging scientifique. Nous avions déjà dans l’idée de créer un blog, mais c’est la conférence des deux animateurs de Politbistro qui nous a convaincus de sauter le pas et La boîte à outils des historiens est née. Prolongement en ligne de notre formation, ce blog est peu à peu devenu un espace de veille et de partage de conseils méthodologiques liés aux questions numériques en histoire et en sciences sociales.

Cette première initiative a eu une sorte d’effet boule de neige : en 2011, après quatre années d’enseignement de « méthodologie de la recherche en histoire », j’ai créé Devenir historien-ne. Son point de départ était une envie de continuer à échanger historio/méthodo avec des étudiants et de valoriser quatre années d’investissement dans un enseignement qui s’arrêtait avec la fin de mon contrat d’ATER. C’est dans la foulée que je me suis installé sur Twitter en créant mon compte, celui de Devenir historien-ne et, avec Franziska, celui de La boîte à outils des historiens. Après avoir soutenu ma thèse, je me suis enfin décidé à ouvrir, il y a maintenant un peu plus d’un an, un véritable « carnet de recherche » : Penser/Compter. Depuis janvier 2014, je m’occupe aussi du carnet de l’Association française d’histoire économique, dont je viens de créer le compte twitter.

Inspiré (cette fois encore) par les pratiques d’autres chercheurs (Baptiste Coulmont notamment), pour boucler la boucle et permettre à ma mère et mes amis mes lecteurs de s’y retrouver, j’ai transformé ma première page perso en véritable site. Il est agrémenté d’une section blog dont l’objectif est de constituer une sorte de « hub » de mes diverses activités web et d’héberger des billets qui ne trouveraient pas leur place sur mes blogs et carnets scientifiques (pour ne pas créer un nouveau blog à chaque fois que quelque chose de nouveau m’intéresse…).

Et alors, à quoi tout cela peut-il bien servir ? À procrastiner pardi ! Je trouve au moins trois intérêts à ces activités complémentaires, aussi enrichissantes que… chronophages ! Intervenir dans les médias numériques, c’est se construire une identité et un réseau professionnels, c’est s’obliger à contourner certaines cloisons disciplinaires ou académiques, et c’est contribuer au développement de nouvelles formes d’éducation populaire.

Fabriquer son identité numérique… pour se faire connaître

C’est un élément qui me semble rarement souligné mais l’une des premières conséquences d’une réelle activité en ligne – c’est-à-dire ne pas être présent uniquement pour raconter sa vie ou ne faire que de l’autopromotion – c’est d’obtenir une certaine visibilité professionnelle.

Pas du point de vue des recrutements, ça c’est certain… mais plutôt de celui de la construction d’une identité numérique qui vous permet d’être assez bien identifié comme l’un des spécialistes de votre domaine.

Avec Franziska par exemple, alors que les formations à un outil indispensable tel que Zotero étaient particulièrement sous-développées dans de nombreuses universités, nous avons été appelés à former des étudiants en master ou en doctorat dans des établissements qui ne nous connaissaient que grâce à La boîte à outils des historiens. Il m’est aussi arrivé d’intervenir sur mes recherches dans un séminaire où je suis passé du statut de total inconnu à celui de « ah c’est ce Ruiz là… » lorsque les organisateurs ont mentionné mes blogs.

Sans ces activités numériques, il aussi fort peu probable que j’aurais été invité à prendre la relève de Frédéric Clavert sur le site de l’AFHE ou à participer au conseil scientifique d’Hypothèses. Bien entendu ce n’est pas la raison pour laquelle nous nous investissons dans ce type d’initiatives en ligne. Mais il serait malhonnête de nier qu’il s’agit d’une conséquence positive qui, de surcroît, s’avère une bonne incitation à persévérer lorsque cela devient trop chronophage.

Un outil de décloisonnement

Je n’ai jamais cru à la légende du doctorant ou du chercheur construisant seul de bout en bout son objet de recherche, la plupart du temps isolé du monde extérieur à l’exception des quelques interventions dans des rencontres scientifiques. Lire les pages de remerciements des thèses, par exemple, permet de s’en convaincre. La recherche, démarche individuelle, est une entreprise collective : beaucoup de choses se jouent dans le cadre de rencontres et d’échanges informels. Le temps n’est toutefois pas extensible et il est incontestable qu’au cours de certaines phases de travail nous avons tendance à nous recentrer sur nos spécialités et à limiter nos participations à des colloques, séminaires etc. Le numérique, de ce point de vue, est un formidable outil de décloisonnement.

Il suffit de jeter un œil à la page d’accueil de la plateforme Hypothèses pour s’en convaincre. Au moment où j’écris ces lignes, la une met en avant de nombreux billets sur des sujets très variés. Prenons seulement les quatre premiers. Il y a :

En parcourant ensuite d’autre sites à partir de mon agrégateur de flux RSS, je peux aller consulter une visite des réserves du musée national de l’Éducation, une analyse des usages politiques d’images décontextualisées ; un compte-rendu sur un ouvrage concernant la révolution culturelle en Chine

Bien entendu on ne lit pas tout, on picore, on passe d’un site à un autre à la faveur des liens partagés sur twitter, reçus dans nos flux rss et du temps dont on dispose à l’occasion d’une pause… Mais une chose est certaine : sans Twitter et Hypothèses, pendant ma thèse je ne me serais pas intéressé à l’analyse des discours, à l’anthropologie des objets ou à l’histoire du socialisme breton. Et pour l’anecdote : si l’auteur de ce dernier blog et moi-même étions doctorants dans le même laboratoire, avec des directeurs membres du même groupe de recherche qui se réunissait un samedi par mois… c’est d’abord à l’occasion d’échanges « en ligne » que nous nous somme rencontrés.

En ce sens, le numérique permet de reproduire les effets d’un séminaire de laboratoire ou de groupe de recherche, en ouvrant des perspectives auxquelles on aurait probablement jamais pensé si l’on s’était limité à ne lire, par exemple, que des travaux sur les fonctionnaires…

Un instrument d’éducation populaire

C’est le principal moteur de mes activités en ligne. Avec Franziska pour La boîte à outils des historiens ou avec les contributrices et contributeurs de Devenir historien-ne, il s’agissait non seulement d’offrir un prolongement en ligne de formations universitaires à leurs participants – une sorte de SAV numérique – mais aussi de les ouvrir plus largement, aux étudiants d’autres universités, et à toutes celles et ceux qui pourraient s’intéresser à la fabrique de l’histoire et des sciences sociales.

Entre 2009 et 2012, nos enseignements aux outils informatiques ont attiré de nombreux étudiants et rien ne saurais remplacer une formation présentiel. Reste que si nous avons pu former environ 200 étudiants à Zotero en 2011-2012, le tutoriel d’initiation que nous avons mis en ligne a été affiché plus de 60.000 fois et vraiment lu (au moins en partie) presque 16.000 fois. De même, sur Devenir historien-ne, les billets les plus lus depuis la création du blog sont ceux qui proposent quelques conseils méthodologiques concernant l’écriture d’un projet de recherche, la façon de citer des sources ou de construire une bibliographie.

Sur les thématiques plus proches de mes travaux de recherche à proprement parler, la création de Penser/Compter couplée à une présence régulière sur twitter et la mise en ligne de ma thèse m’ont permis d’échanger avec des acteurs aujourd’hui en prise avec les questions dont j’ai tenté de faire l’histoire. Cela m’a aussi conduit à aller sur le terrain de l’analyse de phénomènes plus récents (voir ici ou ), avec la conviction que les chercheurs en sciences sociales ont quelque chose à apporter au débat public – à condition de ne pas intervenir sur tout et n’importe quoi… J’ai l’espoir (probablement un peu naïf) que les supports numériques offrent une plus grande audience à des travaux qui n’ont pas vocation à être mis en une de la presse ou des journaux télévisés.

Rôle social et responsabilité du chercheur

Comme je le notais en introduction d’un billet récent de Devenir historien-ne (que je me permets de reprendre en partie dans ce qui suit) l’enjeu est important et dépasse la seule question de nos expériences individuelles.

Mis en regard de la crise que traverse depuis plusieurs années l’édition en sciences humaines et sociales, le succès éditorial et audiovisuel d’une nouvelle génération de « faussaires de l’histoire » a de quoi inquiéter. Je pense que cette situation nous invite surtout à réfléchir collectivement à la place qu’occupent les sciences sociales dans le débat public et à la façon dont nous souhaitons transmettre nos recherches au « grand public ».

Poser la question du rôle social du chercheur en ces termes c’est, il me semble, raisonner en termes de « responsabilité ». La plupart d’entre nous sommes financés, même chichement, même aléatoirement, par des fonds publics, et donc, par la collectivité. On ne saurait évacuer d’un revers de main la question de notre responsabilité. Cela ne veut pas dire que nous devrions aller sur le même terrain que les « faussaires » et autres charlatans de tous ordres – mais cela implique que nous revendiquions notre utilité. Je partage ainsi totalement le point de vue de Claire Lemercier lorsqu’elle répondait à la question d’Emmanuel Laurentin, « à quoi sert l’histoire aujourd’hui ? » :

« En tout cas, je ne me joindrai pas à ceux qui se félicitent d’être inutiles, comme si l’utilité était quelque chose de sale et d’inavouable. D’abord parce que, pour accepter ce que sont nos conditions de travail, il me semble qu’il ne faut pas seulement prendre plaisir à faire de la recherche, mais aussi croire que c’est une activité nécessaire. J’ai été formée à la déconstruction, et c’est une étape qui reste pour moi très importante, parce que pour être une bonne historienne, il faut d’abord savoir que les structures sociales sont construites et pas naturelles. Mais je crois que je suis aussi d’une génération qui se demande maintenant comment reconstruire ; entre autres parce qu’elle a été formée pendant les débats sur le négationnisme. Pour moi, faire de la recherche, cela a toujours quelque chose à voir avec des mots tabous comme la vérité, la preuve ou la démonstration. » (p.49-50)

J’ai le sentiment que c’est cela que nous faisons collectivement en ligne, sur FTP, sur Hypothèses, et partout où c’est possible. En rendant accessible nos travaux, en discutant nos conclusions en dehors de nos séminaires de spécialistes, nous expérimentons de nouvelles formes de communication scientifique qui, sans nier l’importance des plus traditionnelles, donnent une autre forme de visibilité aux sciences sociales.

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