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Le Choc des civilisations : un concept zombie

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Travail sur photographie de Cal Redback

Par Olivier Schmitt

Le « concept » de Choc des Civilisations revient régulièrement dans le débat public, en particulier en ces temps de questionnements sur l’apparente recrudescence de la conflictualité internationale (émergence de Daesh et conflit en Ukraine) et d’angoisse de la société française sur sa capacité à continuer d’inclure des citoyens de cultures et de confessions différentes. Le terme, suffisamment vague pour laisser la place à des interprétations multiples, est utilisé dans des contextes très variés, pour l’approuver comme pour le dénoncer. Ainsi, à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo, le conspirationniste résidant en Syrie Thierry Meyssan prétendait que le massacre servait à alimenter la « stratégie du ‘choc des civilisations’ conçue à Tel-Aviv et à Washington ». De son côté, le nouvel ancien conseiller aux affaires internationales de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, avait publié en 2011 un ouvrage intitulé « chronique du choc des civilisations », réédité en 2013. Ses récentes prises de position selon lesquelles les musulmans de France constitueraient une « cinquième colonne » de l’islamisme lui ont valu d’être démis de ses fonctions par la présidente du Front National, qui souhaitait affirmer qu’elle luttait « contre l’éventualité d’un choc des civilisations ».

Sans que l’on sache bien s’il s’agit d’une réponse aux propos de Marine le Pen, un responsable du Bloc Identitaire a publié le 27 janvier sur le Boulevard Voltaire un court article intitulé « De Quoi le Choc des Civilisations Est-Il Le Nom ? », prétendant rétablir la vérité sur la notion. Il y explique en particulier qu’il ne s’agit pas de la doctrine de politique étrangère américaine (contrairement à ce qu’avance Meyssan dans ses délires), mais d’une théorie selon laquelle « les lignes de fracture – à l’intérieur des États comme dans le cadre des relations internationales – se dessinent dorénavant de plus en plus souvent autour des questions identitaires ». L’utilisation du terme n’est pas limitée à l’extrême droite. Après l’attaque du 7 janvier, l’essayiste Guy Sorman s’interrogeait sur l’existence d’un « choc des civilisations », que souhaitait éviter un ancien ministre des Affaires étrangères de l’Île Maurice au nom de la francophonie. En 2012, lors de l’inauguration du département des arts de l’Islam au musée du Louvre, le Président Hollande disait lui aussi « non » au choc des civilisations.

Ces quelques exemples pris dans l’actualité récente montrent la prégnance du terme dans l’imaginaire politique et le discours médiatique lorsque l’on évoque les questions internationales ou d’intégration. Pour certains, le choc des civilisations est un drame qui peut être évité grâce à une action politique courageuse. Pour d’autres, il s’agit d’une simple réalité de la vie internationale qui se doit d’être reconnue comme telle, malgré les cris d’orfraie que peuvent pousser les bien-pensants. Pourtant, pour les spécialistes de relations internationales, il s’agit d’un concept zombie, qui a été disqualifié de multiples fois théoriquement et empiriquement, mais qui refuse manifestement de mourir. Le présent article se consacre une fois de plus à cette tâche pénible, mais apparemment perpétuellement recommencée, qui consiste à expliquer patiemment pourquoi la notion est une absurdité scientifique.

Commençons par reprendre les arguments de l’inventeur du concept, le politologue Samuel Huntington, tels qu’ils sont exposés dans son article de Foreign Affairs de 1994 et surtout dans le livre qui a suivi (que j’encourage tout étudiant en relations internationales à lire, tant il fait partie du canon). L’argument de base d’Huntington est que les facteurs culturels n’ont pu jouer un rôle important lors de la Guerre Froide du fait de la bipolarité, mais qu’ils vont jouer un rôle fondamental dans le système international ayant suivi la chute de l’empire soviétique. Son argument est plus subtil que la caricature qui a pu en être faite. Il ne se contente pas en effet de simplement dire que « l’identité, ça compte » (ce que personne ne nie), mais il prédit que les conflits seront désormais beaucoup plus probables aux points de rencontre entre civilisations.

Il identifie plusieurs civilisations (définies de manière assez monolithiques) et explique que les futurs conflits se dérouleront entre Etats appartenant à des civilisations différentes, en particulier ceux qui ont une proximité géographique. L’argument est donc à la fois plus complexe et plus précis qu’une simple incompatibilité ontologique de « civilisations » ou de « cultures » différentes, à laquelle il est parfois réduit. Les différentes civilisations identifiées par Huntington sont les suivantes : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, indoue, slave-orthodoxe, latino-américaine et « potentiellement africaine ». On remarque déjà que certaines civilisations sont identifiées en fonction de frontières politico-juridiques, et que d’autres sont caractérisées en termes religieux. Pourquoi certaines religions constituent-elles des civilisations ? On ne sait pas. Pourquoi certains Etats sont-ils identifiés à une civilisation (Japon), et pas d’autres ? On ne sait pas non plus.

Il faut noter que pour Huntington, le concept de Choc des Civilisations était censé expliquer principalement les conflits interétatiques, et pas des phénomènes comme les guerres civiles alimentées par des divisions ethniques ou religieuses. Il discute un peu du terrorisme dans son ouvrage, et prédit que les actes terroristes devraient principalement franchir les frontières civilisationnelles. Or, toutes les études statistiques montrent que les actes terroristes ont majoritairement lieu au sein de ce qu’Huntington appellerait une même civilisation. Ainsi, l’un des deux problèmes majeurs avec la théorie, est que les actes terroristes, comme les conflits, ont historiquement toujours eu majoritairement lieu –et continuent d’avoir majoritairement lieu– au sein d’une même civilisation. En d’autres termes, la prédiction principale de sa théorie n’est soutenue par aucune observation empirique, ce qui est suffisant pour la disqualifier.

Le deuxième problème fatal pour la théorie est qu’Huntington considère les identités comme fixes, or celles-ci sont malléables et variables. Le problème fondamental de tout argument liant l’identité au conflit est que les preuves empiriques que le conflit conduit à la polarisation des identités sont au moins aussi nombreuses que les preuves montrant que la polarisation des identités conduisent au conflit (l’argument d’Huntington). Ainsi, dire que des identités, considérées comme fixes, conduisent à un conflit avec d’autres identités pour cause d’incompatibilité fondamentale est non seulement empiriquement faux, mais est aussi généralement crypto-raciste. Le fait que les identités sont malléables et manipulables est tellement documenté que c’est un lieu commun des études en sciences sociales. Par exemple, cet article explique que les individus résidant dans des pays ayant récemment eu un conflit avec un voisin pour des questions territoriales ont tendance à baser leur identité sur des critères nationaux, tandis que les habitants de pays ayant vécu des guerres civiles ont bien plus tendance à s’identifier à une ethnie. En d’autres termes, la perception qu’ont les individus de leur identité est influencée par la perception qu’en ont les « autres ». De même, ces identités peuvent être influencées et manipulées par les élites pour des gains politiques.

Ainsi, les Chewas et les Tumbukas sont alliés en Zambie, et adversaires au Malawi. En Zambie, aucun groupe n’est numériquement suffisamment important pour qu’un parti politique qui s’appuierait seulement sur les Chewas ou sur les Tumbukas puisse accéder au pouvoir. Ainsi, aucun parti politique zambien ne cherche à se créer un capital politique en faisant appel à l’ethnie. Au contraire, au Malawi, chaque groupe est numériquement suffisant pour qu’un parti politique s’appuyant sur lui puisse accéder au pouvoir. De manière peu surprenante, les partis politiques du Malawi se sont donc bâtis en s’appuyant sur le critère ethnique pour mobiliser un électorat, et les Chewas et Tumbukas du Malawi sont bien plus méfiants les uns envers les autres que ceux de Zambie.

Du fait du caractère malléable des identités, toute explication des conflits sur cette base (comme par exemple les arguments de Bernard Lugan sur l’Afrique) est une absurdité. Le fait que certains éléments du monde musulman aient décidé de rentrer en conflit avec des pays occidentaux ne peut pas être réduit à une logique religieuse/civilisationnelle/culturelle, mais doit être remis dans le contexte d’un affrontement de projets politiques. Car c’est bien là la faiblesse des explications culturalistes des conflits : en se focalisant sur le facteur culturel/identitaire, souvent par racisme non avoué, elles sont aveugles aux logiques politiques conduisant au conflit lui-même. Manipulable, l’identité est un enjeu d’un conflit, elle n’en est jamais la cause, qui est toujours politique.

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Au final, la persistance du concept de « choc des civilisations », en dépit de ses multiples réfutations, est révélatrice de la difficulté à penser la complexité des interactions sociales, au sein du cadre national ou dans les relations internationales. A ce titre, on souhaiterait, sans y croire un instant, que les journalistes comme les responsables politiques cessent de l’employer, puisque nous avons vu qu’il est scientifiquement absurde dans sa version précise huntingtonienne, et que son caractère fourre-tout permet à chacun d’y projeter ses fantasmes, comme ses angoisses. Renvoyer un phénomène comme le terrorisme d’Al Qaïda à une logique culturelle permet ainsi par exemple d’éviter de poser la question du contenu proprement politique du projet djihadiste tout en bâtissant sur les peurs de la société française. Toutefois, l’avantage du fait que les identités ne sont pas fixes est qu’elles sont réconciliables dans un projet politique commun, respectueux de l’individu comme du collectif, et qui permettrait de surmonter les pulsions clivantes des entrepreneurs de causes identitaires. En France, cela s’appelle la République.

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