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Deus Ex : théories du complot et culture geek

Deus Ex est une saga de jeux vidéos d’anticipation cyberpunk où des conspirations cherchent à contrôler le monde. Les objets pop-culturels sont aussi des sujets politiques. Pour débattre des enjeux de Deus Ex, Stéphane François est interrogé par Anaer. Celui-ci a fait des études d’art numérique à Bruxelles et s’intéresse particulièrement aux liens entre histoire et jeux vidéos (voir son site).

Anaer : Deus Ex est sorti en 2000, un an avant les attentats du 11 septembre. Qu’est-ce qui a changé, d’un point de vue épistémologique, depuis (presque) vingt-cinq ans ? Comment le terrorisme transnational, la crise des subprimes, Internet et les réseaux sociaux, l’épidémie de COVID… ont-ils transformé le rapport que les démocraties libérales entretiennent à elle-mêmes et au monde ?

Stéphane François : Ce qui a changé, c’est l’essor de l’Internet, qui a été un fabuleux moyen de diffusion de thèses complotistes ou « alternatives ». Les démocraties libérales ont été touchées de plein fouet, aidé en cela par une classe politique discréditée. Nos démocraties représentatives connaissent une crise importante depuis la fin des années 1990. En outre, depuis 24 ans, la mondialisation a montré ses limites : la société ouverte ne fait plus rêver, au contraire. Depuis cette époque, nous avons vu l’apparition, puis l’essor des régimes dits « illibéraux », qui ont progressivement restreints les droits humains. Nous avons glissé insidieusement vers des formes d’autoritarisme, favorisé par le terrorisme islamiste transnational. Cela a été un terreau fertile au développement du complotisme, qui s’est diffusé grâce au Web. Avant l’Internet, ces thèses se diffusaient par des publications papiers (revues ou livres) souvent aux tirages confidentiels. Le Web a permis de faire disparaître ces limites matérielles.

La façon dont le scénario du jeu traite les théories du complot comme matériau est presque parodique, et donc par là au moins implicitement sceptique. Cela peut faire penser aux romans de Thomas Pynchon ou à la trilogie Illuminatus! de Robert Anton Wilson, qui relèvent d’une démarche satirique. Une théorie du complot peut-elle être efficacement retournée contre elle-même ? Le conspirationnisme survit-il à l’ambiguïté ?

Malheureusement, je ne le pense pas. Pour la simple raison qu’il y a toujours une personne crédule qui y croira, et qui tentera de montrer que ce contrefeu satirique a été mis en place pour discréditer la théorie complotiste. Un exemple me vient en tête : la mystification de Léo Taxil (pseudonyme de Gabriel Jogand-Pagès) quant à la vraie nature de la franc-maçonnerie. Auteur anticlérical, converti bruyamment au catholicisme, il a affirmé dans plusieurs ouvrages que la franc-maçonnerie a un fond satanique, « preuves à l’appui ». Il a été suivi par certains catholiques antimaçons. Ses « démonstrations » devenant de plus en plus énormes, il a été contraint de reconnaître publiquement la nature mensongère de celles-ci et son canular. Malgré ces révélations, certains de ses admirateurs catholiques ont continué de soutenir la véracité des propos de Taxil… Bref, pour reprendre votre formule, le conspirationnisme survit à l’ambiguïté…

Warren Spector a expliqué que certaines théories du complot (comme celles sur l’aéroport de Denver) ont dû être écartées du scénario car elles semblaient trop délirantes, même pour un narratif explicitement conspi. Qu’est-ce qui fait d’une théorie du complot qu’elle puisse être perçue comme « raisonnable » par le public, et est donc mûre pour une percée dans le mainstream ?

Là, vous me posez une colle. Pourquoi certaines théories du complot prennent et pas d’autres ? Je ne sais pas l’expliquer. En revanche, nous pouvons remarquer que certaines d’entre elles, ouvertement délirantes, prennent. Pensons, par exemple, au « pizzagate » et au trafic d’adrénochrome qui est au cœur des thèses de Qanon… Un tel exemple montre que la notion de « raisonnable » est très élastique.

En effectuant il y a quelques années des recherches au sujet du jeu, je suis tombé par hasard sur un wikia conspi (depuis supprimé). Il se trouve que Warren Spector est d’ascendance juive, et son nom figurait dans ce wiki sur une liste de « Juifs dissidents » qui s’étaient « retournés » contre le « ZOG », rien que ça. Le contributeur avait pris le scénario du jeu comme une dénonciation et en avait tiré un argumentaire antisémite. Est-ce que cela vous surprend ? Peut-on établir un parallèle avec la fameuse « pillule rouge » de Matrix, que s’est aujourd’hui largement appropriée l’alt-right ?

Je ne suis malheureusement pas surpris par ce propos. L’exemple du « bon Juif » qui dénonce les complots ourdis par ses coreligionnaires est un thème récurrent dans la littérature antisémite. Il est là pour « prouver » l’existence du complot. Effectivement, nous pouvons faire un parallèle avec cette « pilule rouge ». Cela dit, il faut garder à l’esprit qu’avant la récupération de l’Alt-Right, Matrix et ses thématiques complotistes avaient été mobilisés par une littérature ésotérique complotiste. Je pense notamment aux Mystères de Matrix de Paul-Georges Sansonetti (une brochure publiée en 2005). Le film y devient une sorte de « roman à clé » montrant la « vraie » réalité. De fait, l’extrême droite, alt-right comprise, a une tendance à développer une conception complotiste de la réalité : les Etats nous manipulent et nous cachent la vérité (sur les extraterrestres, sur le rôle des vaccins, sur…. et vous mettez ce que vous voulez, ça fonctionne).

L’agentivité (agency) est au cœur de la philosophie de design du jeu, sous la forme notamment de choix qui influent en bout de course sur le destin politique de l’humanité. C’est une forme d’empowerment : il est possible d’avoir, sur les événements (virtuels), un impact personnalisé. Certains commentateurs ont pu comparer le phénomène QAnon à une sorte de grand jeu de piste, où les participants pensaient retrouver un pouvoir d’agir. Quelle dimension l’interactivité et l’impression de jouer un rôle important ont-elles dans le « mythe mobilisateur » du conspirationnisme contemporain ?

Comme vous le faites remarquer, les complotistes, par leur(s) dénonciation(s) ont le sentiment de reprendre le contrôle de leur vie dans un monde qui évolue trop vite pour eux. Ils ne subissent plus, au contraire ils deviennent des acteurs. Ils se voient comme des lanceurs d’alerte, des personnes « à qui on ne la fait pas », doutant de tout. Cet hypercriticisme est cœur de leur conception du monde. Cependant, il cache parfois une crédulité : la technologie mise en œuvre pour fabriquer le vaccin contre le Covid devient suspect, risquant à terme de modifier le génome humain. En retour certains antivax ont fait la promotion de l’homéopathie, qui n’est rien d’autre qu’une pilule de sucre, supposée transmuée par une méthode qui relève de la magie… En outre, l’existence d’un supposé complot leur permet d’expliquer certains aléas de la vie, enfin de leur vie : certains d’entre eux pensent qu’« on leur en veut ». Tous leurs échecs sont analysés selon ce biais, cette paranoïa. J’ai rencontré, il y a longtemps, une personne, visiblement dépressive, qui soutenait que la franc-maçonnerie lui en voulait. Il expliquait ainsi touts ses déboires professionnels et familiaux.

Le principal acteur non-étatique du scénario est la NSF, une coalition de milices consitutionnalistes. L’importance de cette marge politique plutôt exclusive aux États-Unis trahit (de leur propre aveu) la perspective très américaine des auteurs. Un produit culturel comme Deus Ex aurait-il pu être conçu à cette époque en Europe, par exemple en France ? Ou bien ressemble-t-il plutôt l’aboutissement d’une spécificité étasunienne en matière de culture paranoïaque ?

Cela est typiquement américain. En France, cela aurait du mal à fonctionner, car nous n’avons pas les mêmes références complotistes. La défiance envers l’État est un classique du conspirationnisme étatsunien, foncièrement antigouvernemental. Il est quasi consubstantiel de la naissance de ce pays, l’État fédéral cherchant (ou étant supposé chercher) à restreindre les libertés individuelles des citoyens (notamment par le contrôle des armes). Il est également au cœur du terrorisme d’extrême droite endémique de ce pays. Pensons, par exemple, à l’attentat commis par Timothy McVeigh à Oklahoma City en 1995, qui visait un bâtiment de l’administration fédérale. Pensons également aux discours des milices, des Proud boys, etc.

Silhouette est un groupe subversif rencontré dans le jeu qui mène une « guerre des mèmes » pour occuper le « territoire sémantique », ce qui n’est pas sans rappeler la prose post-situ du style de Luther Blisset. Le scénariste estime que le plus grand bouleversement en la matière, c’est que cette arme du culture jamming qui était autrefois l’apanage de diplômés en lettres se trouve désormais dans les mains de presque tous ceux qui possèdent un laptop ou un smartphone. Quelles sont les implications (méta-)politiques de cette transition du spécialiste à l’amateur ?

Il faut retenir qu’une partie des jeunes militants d’extrême droite ont une formation, ou travaillent, dans le digital… En outre, l’extrême droite, notamment américaine, a été parmi les premières à investir le champ du militantisme en ligne. Elle a créé les premiers sites internet de partis politiques ou de groupuscules comme Stormfront. Enfin, elle a assimilé la stratégie métapolitique de la Nouvelle droite française, cherchant à banaliser et à diffuser ses thématiques, afin de les rendre acceptables. Ce web militantisme permet de compenser une faiblesse numérique, par une démultiplication des actions sur les forums. Enfin, certains de l’extrême droite européenne ont repris les stratégies des Situs, justement. En France, Guillaume Faye en a été le précurseur. Après son évolution identitaire à la fin des années 1990, il a beaucoup été traduit en anglais et publié aux États-Unis.

Des théories du complot mobilisées par le scénario du jeu, une seule semble avoir disparu : celle qui fait des Templiers une société secrète active et influente, analogue à la franc-maçonnerie. Ce qu’il reste du discours « alternatif » sur les Templiers est aujourd’hui réduit, il me semble, à une niche occultiste dont la portée est minime comparée à l’engouement que suscitent les Illuminati. Pourquoi cette théorie sur les Templiers n’a-t-elle pas survécu sur la durée ?

Simplement, parce que nous avons oublié les références qui s’y rapportent. Les thématiques autour des Templiers relèvent à la fois à un ésotérisme chrétien (quelle est la nature réelle du Baphomet ?), à un ordre chevaleresque médiéval et une symbolique maçonnique, oubliées, ou inconnue des jeunes générations. Les Illuminatis leur « parlent » plus. Cela dit, nous retrouvons des références aux Templiers dans le mythe Illuminati. Certaines tentatives de reconstruction de la généalogie illuminati les citent comme manifestations médiévales. Mais il faut reconnaître que le mythe Illuminati est particulièrement plastique, agrégeant à lui d’autres mythes complotistes. Cela dit, les mythes autours des Templiers ont vécu, pendant près de 300 ans, si nous considérons qu’ils sont nés au XVIIIe siècle. Les premiers rites templiers apparaissent dans la franc-maçonnerie à cette époque, plus précisément durant la seconde moitié ce siècle.

Deus Ex s’est inspiré de manière manifeste de la série X-Files. Quel impact cette série télévisée a-t-elle eu sur la culture populaire ? Outre l’audimat et les ventes, quels sont les facteurs qui font qu’un produit culturel (fictionnel ou non) devient en mesure d’exercer une influence (délibérée ou pas) sur l’imaginaire collectif ?

Elle a joué un rôle important, diffusant une conception complotiste de la réalité, notamment dans le registre du complot extraterrestre. Son créateur, Chris Carter, a plusieurs fois revendiqué explicitement une conception complotiste de la réalité et du monde. Son autre grande série, Millénium est aussi une série profondément complotiste. Le principal facteur réside dans la rencontre entre une thématique complotiste et une demande de la part du public. Comme vous l’avez remarqué plus haut, la société américaine se caractérise par une forme de paranoïa. Les thèmes récurrents de la série (le complot extraterrestre, l’idée -déjà- d’un « État profond », le rôle du complexe militaro-industriel, etc.) était déjà important dans la société américaine (pensons à William Cooper, ufologue complotiste et milicien chrétien). De fait, le public a été réceptif. En Europe, le public a été préparé par des revues comme Planète, qui surfait sur le paranormal et par les ufologues qui soutenaient aussi l’existence d’un complot des États sur l’existence de bases extraterrestres sur Terre.

Un jeu vidéo estampillé Alex Jones est sorti en novembre 2023. Intitulé NWO Wars, il s’agit d’un jeu de tir où le héros, Alex en personne, part à l’assaut du Nouvel Ordre Mondial. Le jeu vidéo cesse de simplement puiser dans les théories du complot, et commence à en diffuser. Tous les mediums sont-ils donc désormais investis par ces discours ?

Nous sommes passés progressivement vers une ère des « fakenews », c’est-à-dire à une ère de propagande et de désinformation (que ce sont lesdites « fakenews »). La diffusion de ces discours manipulatoires et/ou complotistes a été aggravée par deux faits :

1/Nous sommes progressivement entrés dans un monde relativiste, dans lequel tous les discours, toutes les opinions se valent. Il n’y a plus de vérité, mais des vérités. La période du Covid a aggravé ce relativisme, en particulier en ce qui concerne la nature de ce virus, sa dangerosité et son traitement. Les observateurs scientifiques se sont alors inquiétés de l’essor de ce type de discours, tant dans le nombre de formulations que dans le nombre de personnes sensibles à ceux-ci.

2/ Ce relativisme a été aggravé par nos sociétés hyperconnectées, vivant dans un flux permanent d’informations. Nous n’avons plus le recul pour faire le tri. Résultat, celles-ci ont été discréditées (les « merdias », les « médias officiels », etc.) au profit d’obscurs blogs qui n’ont pour fonction que la confirmation de biais intellectuels. Sur les réseaux sociaux, la majorité des Internautes ne diffuse plus des informations objectives, mais des sites, blogs, etc. qui ne font que confirmer ce que l’internaute pense.

C’est particulièrement inquiétant, car cela montre que ce n’est pas l’absence d’information ou l’absence d’accès à la culture qui est à l’origine de la bêtise, de la paranoïa ou du complotisme de l’être humain : nous avons accès à la plus grande bibliothèque qui soit, et nous n’en faisons rien…

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