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Histoire de la théorie du complot extraterrestre

Les Daleks du Doctor Who dans American Gothic (auteur inconnu)

Par Stéphane François

En décembre 2017, le Pentagone a reconnu l’existence d’un programme baptisé Advanced Aerospace Threat Identification Program (« Programme d’identification des menaces aérospatiales avancées »). Cette information entre bien sûr en collusion avec les théories du complot liant gouvernements, savants et extraterrestres, telle que la série télévisée X-Files les a rendues mondialement célèbres. L’histoire de ce conspirationnisme est d’ailleurs partiellement liée à celle de la diffusion de la pop-culture: on nous annonce justement ces jours-ci une nouvelle saison d’X-Files, et le cinéma aura mené cette année les spectateurs du multivers galactique de Thor Ragnarok au nouvel épisode de Star Wars. Mais si ces objets-là participent aujourd’hui de la pop-culture mondialisée, ils ne sauraient être compris en tant que mythes contemporains qu’en éclaircissant l’histoire des marges complotistes qui ont fourni les matériaux aux cultures de l’imaginaire.

Le néologisme « ufologie » a été créé sur la base de l’expression anglo-saxonne « UFO » ou Unidentified Flying Object, dont la traduction donne le français OVNI ou Objet Volant Non Identifié. L’ufologie est donc la « science » des soucoupes volantes. Cette dernière expression a été vulgarisée en 1947 lors de la première observation d’ovnis par l’Américain Kenneth Arnold mais celui-ci n’en est pas l’inventeur. En effet, s’entretenant avec un journaliste de son aventure, il ne fit que décrire des objets se déplaçant comme des soucoupes ricochant sur l’eau. Puis, le journaliste, Bill Bequette, a fait une confusion entre le mouvement et la forme. Mais c’est encore un autre journaliste, du bureau de l’Associated Press de Portland, selon Pierre Lagrange, qui serait le possible inventeur de l’expression « soucoupe volante » : dans un premier temps, la presse parla plutôt de flying disks. Enfin, dans ce milieu, les extraterrestres sont parfois appelés « EBE », acronyme signifiant Entité Biologique Extraterrestre, voire « Petits Gris » (en anglais Short Greys) du fait de leurs caractéristiques physiques supposées (une petite taille et une couleur de peau grise).

Les ufologues peuvent se distinguer en fonction du contenu et de la radicalité de leur discours : certains croient en l’existence des extraterrestres et des ovnis ; d’autres postulent leur action sur Terre depuis des temps immémoriaux ; certains leur confèrent une attitude généreuse vis-à-vis des Hommes1 tandis que d’autres leur attribuent au contraire un caractère hostile ; enfin, les derniers sombrent dans un discours ésotérico-conspirationniste effréné.

Pour appuyer le postulat d’une présence immémoriale des extraterrestres sur notre planète, les ufologues adeptes de la théorie des Anciens Astronautes2, affirment qu’il existe une masse de témoignages, exotériques, dont la nature a été dénaturée par les scientifiques « officiels », c’est-à-dire rationalistes. Ils citent pêle-mêle des textes, issus de différentes cultures et civilisations humaines passées, comme la Bible, des ouvrages de l’écrivain antique Pline (Histoire naturelle, Livre II, 34), le texte sacré des hindouistes : le Mahābhārata, des textes japonais médiévaux, etc. Nous pourrions multiplier indéfiniment les exemples, car ils utilisent ou réutilisent tout ce qui peut justifier leur discours…

Bref aperçu historique

De fait, les hommes se sont toujours demandés s’il existait d’autres mondes habités. Ainsi, Anaxagore (VIe siècle av. J.-C.), Héraclite du Pont (VIe-Ve siècle av. J.-C.), Plutarque (Ier siècle apr. J.-C.), Pythagore (VIe siècle av. J.-C.) ou Épicure (IIIe siècle av. J.-C.) ont pu spéculer sur l’idée que certains corps célestes comme la lune avaient des habitants. Ces théories furent occultées par l’Église qui énonça à la place un discours sur les sphères angéliques. À la Renaissance, Giordano Bruno (1548-1600) émit l’hypothèse d’une « infinité de systèmes solaires dans l’univers, donc une infinité de Terres où habitent des créatures semblables aux hommes, ou peut-être plus parfaites »3. Mais il fut isolé. Il faut attendre le XVIIe siècle pour revoir cette idée réapparaître avec notamment Fontenelle (1657-1757) et ses Entretiens sur la pluralité des mondes.

Au XIXe siècle, cette idée est complètement acceptée y compris par des savants qui cherchent des moyens d’entrer en contact avec les habitants des autres mondes. C’est d’ailleurs à partir de cette période que le discours sur ces habitants (on ne parle pas encore d’extraterrestres) rencontre celui des spirites et autres théosophes. La seconde moitié de ce siècle sera fascinée par Mars, la planète rouge, conséquence de la découverte de « canaux »4. Cet intérêt pour les habitants des autres mondes continuera de se développer jusqu’à l’explosion ufologique, pendant la seconde moitié du XXe siècle.

Le « temps fabuleux des commencements », propre aux discours mythiques, du récit ufologique peut être daté, selon la vulgate soucoupiste, du 24 juin 1947, date à laquelle la première soucoupe volante aurait été aperçue par Kenneth Arnold. Il est d’ailleurs symptomatique que certains ufologues emploient le néologisme « arnoldien » (mais aussi « pré-arnoldien » et « post-arnoldien ») qui marque le début de l’ère ufologique moderne, comme nous daterions le début d’une nouvelle ère historique ou géologique… Cet événement est donc l’acte fondateur du mythe ovni. Les extraterrestres et les soucoupes volantes ont en effet toutes les caractéristiques d’un mythe avec ses différentes composantes : nous trouvons les mythèmes, c’est-à-dire les récits, les témoignages, les fantasmes concernant les ovnis ainsi que la mythèse, c’est-à-dire la synthèse explicative globale du phénomène par une vision du monde5.

Nous sommes donc en présence de l’un des grands mythes contemporains complets et structurés de la civilisation occidentale. Il possède en outre un aspect « bricolé » marqué6. Ainsi, l’ufologie est bricolée à partir de la vision irrationnelle du monde qu’a l’ufologue de celui-ci. Le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung voyait dans les ovnis une variation moderne de l’archétype du cercle. Malheureusement pour lui, les ovnis ne sont pas forcément sphériques : il en existe des tubulaires ou triangulaires… Il existe différents discours sur la nature du phénomène ovnis : pour les premiers les ovnis sont une réalité ; pour les deuxièmes, ils n’existent pas ; pour les troisièmes, ils sont un archétype ; pour les quatrièmes, ils ont une nature supranaturelle ; enfin, les derniers font une synthèse des différentes positions, à l’exception de celle des deuxièmes.

Le mythe ufologique, dans son interprétation New Age, peut être aussi perçu comme un millénarisme, c’est-à-dire comme le désir de réaliser sur terre un ordre nouveau. La rupture viendra des EBEs : dans la version optimiste, les EBEs aident l’humanité à se dépasser ; dans la version pessimiste, les EBEs doivent asservir l’humanité, le salut vient alors de l’union des forces humaines résistantes à cette colonisation. La structure profonde du mythe ufologique est de nature millénariste : il existe un état de pureté originelle (avant l’observation de 1947 et la rencontre du troisième type de Roswell), puis une chute, l’aliénation de l’humanité à la volonté esclavagiste des EBEs. Viendra ensuite une rédemption, la défaite puis l’expulsion des EBEs par des patriotes…

Ovnis et complot

L’idée d’un complot pour cacher la vérité sur l’existence des ovnis, le « complot ufologique », est née dès 1947, au moment où les premières enquêtes sur l’existence des soucoupes volantes ont été réalisées par l’armée de l’air américaine et par le Federal Bureau of Investigation (FBI). Dès l’automne 1947, on peut lire dans certains pulps7, comme Amazing Stories, l’idée que les militaires en sauraient bien plus qu’ils ne veulent l’admettre sur ce sujet et que la vague de soucoupes volantes de l’été 1947 était une vaste manipulation destinée à écarter le public des vrais problèmes.

Selon les ufologues conspirationnistes, les États européens, y compris le soviétique, seraient à l’origine de cette campagne de désinformation. Le premier lieu d’apparition et d’expression du complot ufologique donc les Etats-Unis, qui fut aussi le premier pays à mettre en place des programmes d’enquête (1948-1949 : Project Sign, ensuite Project Grudge puis Project Blue Book de 1952 à 1969). Au fil des ans, le discours de l’armée de l’air américaine d’une part, des porte-paroles de la communauté scientifique d’autre part (comme le psychologue David Warren ou le psychiatre George Heuver), a toujours consisté à minimiser l’importance du sujet et selon les cas à conclure que les ovnis ne constituaient pas une menace pour les États-Unis pour les premiers et qu’ils relevaient sans doute de méprises voire d’hallucinations pour les seconds. Les positions des scientifiques, dont Condon, le rapporteur de la commission chargée d’enquêter sur le phénomène ovni, avait fait sienne la profession de foi anti-extraterrestre. Cela fut évidemment considéré par les ufologues comme une provocation.

Toutefois, l’« affaire de Roswell », vite oubliée, n’est pas à l’origine de la théorie du complot. Elle ne ressort qu’en 1980. S’il s’est bien passé quelque chose à Roswell en 1947, à savoir la découverte par le fermier Mac Brazel de débris métalliques dans son champ, à l’époque, il n’est pas question de la découverte d’une soucoupe volante du côté de Magdalena. Cette version n’a émergé qu’en 1992 avec la publication de l’ouvrage de Stanton Friedman et Don Berliner, fondé sur de fausses révélations8. En fait, l’« affaire Roswell » ne débute réellement qu’en 1980 après la publication du livre de l’essayiste Charles Berlitz et de William Moore, Le Mystère de Roswell9. Moore est un ufologue assez marginal et marqué par le conspirationnisme10. Le succès de ce livre popularisera l’ufologie conspirationniste, marginale au sein de l’ufologie.

Ce sont donc d’autres histoires qui alimentent l’idée d’un complot des États. Il y a deux versions du complot au départ : la première est celle défendue par l’ex militaire et journaliste Donald Keyhoe (1897-1988), qui déclare, dès 1950, dans un article publié dans True, que l’armée cache des informations et hésite à les divulguer. L’autre version est celle de Franck Scully (1892-1964), le premier auteur à diffuser l’idée que des soucoupes seraient tombées et auraient été récupérées par l’armée. Cela étant dit, il faut garder à l’esprit que ces crashes sont indépendants de celui de Roswell, que Scully ignore. Cependant, le conspirationnisme qui nous intéresse, c’est-à-dire la version agressive et marquée idéologiquement n’apparaît aux États-Unis qu’au milieu des années 1980, en particulier grâce, selon Bertrand Meheust, à « la diffusion, sur tout le territoire américain, de rumeurs fantastiques relatives à des pactes secrets que les autorités auraient passés avec les Prédateurs »11.

Malgré cela, certains ufologues de tendance conspirationniste, comme le français Jean Sider, notent que la date du crash supposé d’un ovni à Roswell coïncide avec l’année de la création de la CIA. De cette coïncidence, nos auteurs en déduisent que la CIA aurait été créée pour masquer des actions peu recommandables liées aux extraterrestres.

Le tournant des années 1980

D’abord bénin, le conspirationnisme ufologique désirait à l’origine prouver que les extraterrestres existaient et que certains États étaient en contact, d’une façon ou d’une autre, avec eux. Il se radicalise ensuite dans les années 1980, se nourrissant du fait que certains scientifiques chargés de démontrer l’inexistence des extraterrestres ont changé de camp. L’exemple le plus frappant est le cas de l’Américain J. Allen Hynek qui fut le directeur du département d’astronomie de la Northwestern University et, surtout, durant, vingt ans, l’expert de l’armée pour ces questions avant de devenir l’avocat de l’existence de la vie extraterrestre. Célèbre aux États-Unis, il devint même un personnage apparaissant dans le film de Steven Spielberg, la Rencontre du troisième type (titre original : Close Encounters of the Third Kind), sorti en salle en 1977.

En France, le conspirationnisme est présent dans les milieux ufologiques dès le début des années 1950, mais il ne deviendra prégnant qu’après la création du GEPAN (Groupe d’Études des Phénomènes Aéro-spatiaux Non-identifiés) en mai 1977. Cet organe officiel est accusé par les ufologues de participer au complot, d’être une sorte de Projet Condon à la française, car il dépendait du CNES (Centre National d’Études Spatiales). D’abord diffusée par une partie relativement marginalisée de l’ufologie, représentée par Jimmy Guieu12, l’idée que le GEPAN cache des choses est souvent défendue à partir du milieu des années 1980. Les ufologues doutent de la volonté du Cnes de faire la lumière sur le dossier OVNI. La suspicion s’installe alors, encouragée par son remplacement par le SEPRA (Service d’Études des Phénomènes des Rentrées Atmosphériques).

Selon le courant conspirationniste de l’ufologie américaine, le gouvernement américain, l’ONU ainsi que les gouvernements européens, dont français, auraient fait alliance avec des extraterrestres dans le but d’asservir la Terre et de leur fournir des cobayes humains. Allant dans le même sens, l’inénarrable Jimmy Guieu a pu affirmer sans rire que les « Disparus de Mourmelon », affaire criminelle tristement célèbre, étaient des cobayes fournis par l’armée française aux extraterrestres implantés en France et non des victimes de l’adjudant Chanal. Enfin, il existerait, selon ces conspirationnistes, un gouvernement fantôme, extraterrestre, dirigeant les gouvernements nationaux. Jimmy Guieu l’appelle le Majestic 12 ou MJ 12 tandis que Jean Sider, un autre ufologue français de tendance conspirationniste puisant aux mêmes sources américaines, tentait de faire la généalogie de ce « gouvernement » en donnant une série de noms de structures se succédant les unes aux autres : Authority 10/2 ; Authority 10/5 ; Groupe 54/12 ; Comité 303 ; Comité 40 ; Committee on Foreign Intelligence ou CFI13.

Ces structures peuvent être considérées comme une nouvelle synarchie : c’est un gouvernement secret, celui des EBEs, qui s’est allié aux gouvernements et aux élites technocratiques. Ce complotisme a été popularisé aux États-Unis vers la fin des années 1980 par deux auteurs : John Lear et William Cooper (1943-2001)14. Lear et Cooper ont puisé les bases de leurs discours conspirationnistes dans les publications d’autres ufologues, en particulier chez l’ufologue conspirationniste William Moore, l’« enquêteur » qui déterré l’« affaire de Roswell » et qui a diffusé les pseudo-documents du MJ 12. Ils ont aussi été influencés par les thèses conspirationnistes de Keyhoe et Scully, à l’origine de la théorie de la « conspiration du silence ».

Mais, surtout, les deux ont amené dans l’ufologie un discours extrémiste de droite, aux relents antisémites.

William Cooper était un milicien chrétien15, assassiné en 2001 dans des circonstances douteuses (il fut tué lors d’un échange de tir avec des policiers venus l’arrêter). Il se présentait comme un ancien membre des services de renseignement de la marine américaine qui aurait trouvé, par hasard, des documents secrets concernant les rapports entre les extraterrestres et le gouvernement fédéral. Il était aussi l’animateur d’une émission de radio appréciée par les milices patriotiques et surveillée par la Maison Blanche16. Il republia intégralement les Protocoles des Sages de Sion dans son livre Behold a Pale Horse (« Voici le cheval pâle »). Toutefois, il demande à ses lecteurs de remplacer le mot « Juif » par « Illuminati »17. Il reprenait enfin la vieille thèse de l’assassinat en 1949 de James Forrestal, secrétaire d’État à la défense, par les services secrets américains parce qu’il voulait diffuser l’information sur la présence d’extraterrestres sur Terre18.

John Lear était un ancien pilote de la CIA, à l’origine de la rumeur de l’existence du MJ 12. Contrairement à William Cooper, qui n’a jamais été un ufologue mais un complotiste, John Lear a été un ufologue respectable. Il a été l’un des directeurs de l’une des plus grandes organisations ufologiques, le MUFON19. Cependant, vers la fin de 1987, Lear commence à intégrer les thèses conspirationnistes dans son discours : en décembre de cette année, il diffuse une première version d’un document évoquant les secrets gouvernementaux sur les ovnis et les EBEs. Il réitère son propos l’année suivante et propose d’inviter William Moore au colloque du MUFON prévu en 1989. Cette évolution gêne la majorité des adhérents du MUFON, qui excluent Lear.

Le gouvernement secret

Selon Lear et Cooper, il y aurait eu plusieurs dizaines de crashs d’ovnis. Toujours selon ces derniers, l’État fédéral aurait lancé, en 1962, un projet, le Project Redlight, pour tenter de remettre en marche les engins récupérés. Ces recherches auraient été conduites dans des bases, dont la fameuse Zone 51, qui seraient passés progressivement sous le contrôle des extraterrestres. En échange de ce transfert de technologie, une agence gouvernementale ultra secrète aurait fourni d’autres bases souterraines et donné le droit aux EBEs d’enlever des citoyens américains pour leurs expériences, afin d’expérimenter des traitements pour leur race en voie d’extinction. Cependant, en 1973, le gouvernement américain découvre que les EBEs ont enlevé des milliers de personnes. Cela aurait provoqué des altercations entre l’État fédéral et les extraterrestres à la fin de cette décennie. Durant l’une d’entre elles, quarante-quatre scientifiques auraient été faits prisonniers puis exécutés20. Jimmy Guieu reprend ce propos pour l’adapter à la France : il affirme qu’il existe une base extraterrestre similaire sous le plateau d’Albion.

Selon Pierre Lagrange, l’idée de l’existence d’une organisation secrète, le « MJ 12 », circule dans les milieux ufologiques dès 1985. Ce MJ 12 serait une sorte de gouvernement secret, ou « cryptocratie » pour reprendre le néologisme de Jean Sider21, qui aurait été fondé en 1947 par le président Harry Truman (1884-1972), peu de temps après la prise de contact. Ce MJ 12 aurait été réformé par le président Dwight Eisenhower (1890-1969) en 1953. Les transferts de technologie auraient commencé en 1954 dans les domaines de l’informatique, de la biologie (le génome, le clonage, etc.). En 1957, des fonds auraient été débloqués pour aménager les bases. À partir de cette date, les gouvernements se seraient assurés de l’aide de scientifiques, dont des astronomes, pour nier l’existence des ovnis. Le directeur de la CIA devient alors membre de droit du MJ 12, tout comme le directeur du KGB. Des bases souterraines seraient implantées en Union Soviétique ainsi qu’en France, et en Australie.

De plus, les EBEs contrôleraient, selon nos conspirationnistes, différentes organisations internationales comme l’ONU, la Trilatérale, certaines loges maçonniques, la P2 par exemple. Le très discret groupe de Bilderberg (son nom vient du lieu de sa première réunion, l’hôtel Bilderberg aux Pays-Bas) serait aussi une manifestation du contrôle extraterrestre des institutions terriennes. Les conspirationnistes « classiques » en font « l’ultime avatar du complot juif mondial »22, même si le passé du prince Bernhard des Pays-Bas dans la SS est fréquemment mis en avant. Nous voyons donc qu’il existe un certain nombre de thèmes communs avec l’extrême droite conspirationniste.

Selon les ufologues conspirationnistes, les États cités cautionneraient les enlèvements de civils, ceux-ci étant souvent suivis d’expériences médicales. Ces expériences auraient servi aux extraterrestres à créer, puis diffuser, de nouvelles maladies. Ainsi, selon l’ufologue français, André Lecossois, le sida serait une manipulation des extraterrestres pour affaiblir l’humanité23. De même, l’avortement aurait été incité pour fournir les EBEs en fœtus nécessaires à leurs expériences, mais aussi pour élaborer une politique génique visant à la fois à diminuer numériquement la population humaine et à l’affaiblir génétiquement. Enfin, le trafic de drogues aurait aussi été utilisé par le MJ 12 pour financer la construction des bases24. Selon Cooper, c’est le président Bush père, alors membre de la CIA, qui serait à l’origine de cette utilisation25.

Pourtant, selon certaines versions comme celle de Guieu et de Lear, les États auraient décidé, par la suite, de résister aux exigences des EBEs. Les transferts de technologies auraient été utilisés à cet escient. Selon la frange la plus radicale, un vaisseau soviético-américain aurait atterri en 1962 sur Mars, la Guerre Froide n’étant qu’un leurre pour détourner les populations de ce but26. Selon ce même type de source, c’est dans cette optique qu’aurait été lancé, au début des années quatre-vingt, le projet Strategic Defense Initiative (connu sous le nom de « Guerre des Étoiles ») par Ronald Reagan (1911-2004).

Ce thème fusionne dans les années 1990 avec celui du « Nouvel Ordre Mondial » (New World Order). Il deviendra d’ailleurs le thème de prédilection d’auteurs d’extrême droite pourfendeurs de la conspiration visant à instaurer un gouvernement mondial aux mains d’« élites mondialisées » et de « financiers cosmopolites ». Dans ce pays, ce propos se structure sur le thème du « Gouvernement invisible ». Il existerait un gouvernement secret qui aurait utilisé, outre les EBEs, des anciens criminels de guerre nazis ou japonais. Ainsi, des scientifiques nazis, récupérés par la CIA, travailleraient même pour les extraterrestres et seraient à l’origine du sida. Par conséquent, il n’est pas étonnant que l’État fédéral soit assimilé au Mal, ce dernier se confondant, chez certains ufologues, aux EBEs. Par exemple, selon des ufologues conspirationnistes américains, Bush père et Brzezinski auraient été membres du MJ 12 tandis que Kissinger y aurait été impliqué. Nos ufologues parlent systématiquement de la violation des droits constitutionnels par l’État « fantoche » à la solde des extraterrestres27, se rapprochant lourdement des thèses des milices fondamentalistes chrétiennes américaines. Il n’est donc pas étonnant de savoir qu’un ufologue radical tel que William Cooper était favorable à l’autodéfense et au port d’arme28. Selon lui, la CIA inciterait au désarmement de la population via les massacres très médiatiques de lycéens par des camarades perturbés pour faciliter l’œuvre des EBEs contre les « partisans »29.

De fait, la violation des droits est un thème récurrent de l’extrême droite conspirationniste américaine, qui cautionnent, comme les ufologues radicaux, l’existence des fameux Men in Black ou MIB, ces étranges personnes en costume noir, partie intégrante du discours conspirationniste et du mythe ufologique. Il s’agirait d’agents de la CIA à la solde des EBEs. Leur « mission » serait, dans la vision paranoïaque du monde des ufologues conspirationnistes, d’intimider les témoins potentiels. Ces personnages apparaissent dans la littérature ufologique en 195630 sous un autre nom, mais c’est dans les années 1960 que l’expression Men In Black fut forgée et popularisée par John Keel.

Ces théories ufologiques, du fait de la contamination de discours, peuvent avoir une grande proximité avec les récits complotistes d’une certaine extrême droite, même si les ufologues conspirationnistes ne sont pas forcément d’extrême droite. En effet, ces différentes subcultures développent des thèses rejetées par le reste de la société. Or, cette stigmatisation est un élément rassembleur, le rôle du ciment entre ces différentes subcultures radicales étant joué, dans notre cas, par la théorie du complot. Un groupe ayant un discours radical est plus enclin à être ouvert à d’autres discours rejetés. En outre, la multiplication et la répétition des mêmes références d’extrême droite, dans différents ouvrages visant le lectorat ufologue, permettent l’acceptation de ces références par leur banalisation auprès de ce lectorat.

Une partie des ufologues, en intégrant au tournant des années 1980 et 1990 les théories complotistes, ont fait pénétrer dans leurs discours tout un imaginaire complotiste. Cela entraîne une subversion de cette littérature dont le but n’est plus alors de prouver l’existence des EBEs et/ou de délivrer à l’humanité leur message, mais de montrer pourquoi cela est caché au commun des mortels… L’objet central n’est plus l’invasion extraterrestre, mais le complot qui se trame autour de ce sujet. Ce changement de nature conduit une partie des ufologues à se pencher plus avant sur la nature même de la conspiration et à exhumer volontairement ou non les ancêtres de la synarchie, remettant ainsi au goût du jour les fables sur la franc-maçonnerie, les juifs, les templiers, etc.

Cette fusion sera effectuée la décennie suivante par des auteurs comme Jan Udo Holey, l’auteur de l’essai antisémite intitulé, Les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle31. Ce livre sera réédité en 2001 sous le titre Livre jaune nº 532. Les vieux discours antisémites ont mis presque trente ans à parasiter les thèses ufologiques. En effet, la contamination de l’ufologie par des discours conspirationnistes (au sens antisémite du terme) ne date pas que de la fin des années 1980 et du début des années 1990. Cependant, il faut être honnête : ces positions ne concernent que les marges du monde foisonnant de l’ufologie… Une majorité des ufologues ont des tendances complotistes, mais ce dernier n’implique que les États occidentaux, pas les « sociétés secrètes », expression cache-sexe de l’antisémitisme.

Notes

1 Selon une tendance de l’ufologie proche du New Age, les extraterrestres seraient venus fréquemment sur Terre depuis les prémices de l’humanité afin de civiliser les Hommes, se manifestant auprès d’eux sous des formes divines. Ce serait donc une forme sophistiquée d’un « culte du cargo » à l’échelle planétaire. En ethnologie, le « culte du cargo » renvoie à un phénomène précis : pendant la Seconde guerre mondiale, certaines populations mélanésiennes, vivant encore au stade néolithique, virent pour la première fois des Occidentaux avec leurs avions, leurs bateaux et leur mode de vie. Ces personnes laissèrent un bon souvenir et furent transformées en divinités.

2 Voir à ce sujet, Stéphane François, Jean-Loïc Le Quellec et Laurent Lescop, « Ancient Aliens, des “documentaires” entre extraterrestres et conspirationnisme », Critica Masonica, n°10, automne 2017, pp. 69-89.

3 Jean-Bruno Renard, Les Extraterrestres. Une nouvelle croyance religieuse ?, Paris/Québec, Cerf/Fides, 1988, p. 20.

4 Les « canaux » martiens ont été observés à la fin du XIXe siècle par des astronomes italiens. En fait, ceux-ci ont constaté l’existence sur Mars de chenaux, naturels, qui, par une erreur de traduction des canaux, artificiels.

5 Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.

6 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 32.

7 Les « pulps » sont des revues populaires américaines de science-fiction.

8 Stanton Friedman & Don Berliner, Crash at Corona. US Military Retrieval and Cover Up of a UFO, Paragon House, 199.

9 La traduction française est publiée l’année suivante : Charles Berlitz et William Moore, Le Mystère de Roswell, Paris, France Empire, 1981.

10 Pierre Lagrange, La Rumeur de Roswell, Paris, La Découverte, 1996, pp. 111-113.

11 Bertrand Meheust, En Soucoupes volantes. Vers une ethnologie des récits d’enlèvements, Paris, Imago, 1992, p. X.

12 Jimmy Guieu (1926-2000) était un écrivain de science-fiction, un ufologue et un auteur ésotériste, franc-maçon de rite égyptien (Memphis-Misraïm). Ancien résistant, très à droite, mais rejetant le racisme, il était anticommuniste et complotiste.

13 Jean Sider, Ovnis dossier secret, Éditions du Rocher, collection « Âge du Verseau », 1994, pp. 37-39.

14 Voir notamment, William M. Cooper, Le Gouvernement secret. L’origine, l’identité et le but du MJ 12, Montréal, Louise Courteau éditrice, 1989.

15 Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun, New York/Londres, New York University Press, 2002, p. 284.

16 Véronique Campion-Vincent, La Société parano. Théorie du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, 2005, p. 63.

17 Ibid., p. 63. Voir aussi Pierre Lagrange, La Rumeur de Roswell, op. cit., p. 121. Sur le mythe illuminati, cf. Stéphane François, « Un mythe contemporain: les Illuminati », Critica Masonica, n°8, 2016, pp 13-24.

18 William M. Cooper, Le Gouvernement secret, op. cit., pp. 10-11.

19 Le MUFON est l’acronyme du Mutual UFO Network, une association privée américaine de recherche sur les ovnis fondée en 1969. Le MUFON est une structure internationale, ayant des membres et des activités sur tous les continents.

20 Cf. les vidéos respectivement réalisées par Michael Hesemann et Brendan Young, UFOs & Area 51: Secrets of the Black World 1995, Film Productions, 2000 et Conspiracy 1996, Mystery Clock Cinema, s. d.

21 Jean Sider, Ovnis dossier secret, op. cit., p. 52.

22 Véronique Campion-Vincent, La Société parano, op. cit., p. 70.

23 André Lecossois, Sites mystérieux et extraterrestres, Villeselve, Ramuel, 1996, pp. 138-152. Cette thèse se retrouve dans plusieurs ouvrages des éditions Félix (voir chapitres 5 et 6).

24 Jimmy Guieu, E.B.E., t. 2, Paris, Vaugirard, 1991, p. 233.

25 William M. Cooper, Le Gouvernement secret, op. cit., p. 28.

26 Jean Sider, Ovnis dossier secret, op. cit., pp. 29-33.

27 Par exemple W. Boward, Operation Mind Control, New York, Del Publications, 1978; D. Wise, The American Police-State: The Government against people, New York, Random House, 1964; D. Wise & T. B. Ross, Le Gouvernement secret des U.S.A., Paris, Fayard, 1966, M. Howard, The Occult conspiracy, Destiny Books, 1989.

28 William M. Cooper, Le Gouvernement secret, op. cit., p. 36.

29 Ibid., p. 37.

30 Gray Barker, They Knew Too Much About Flying Saucers, University Books, 1956.

31 Jan Udo Holey, Les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle, Éditions Ewertverlag SL, 1995.

32 Le « Livre jaune » est une expression qui renverrait dans ces milieux à la mise par écrit de témoignages d’extraterrestres sur leur politique terrienne.

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