Comprendre la TikTokisation de l’extrême droite

Ce 27 septembre paraît le livre de Maxime Macé et Pierre Plottu, journalistes de Libération, Pop fascisme : comment l’extrême droite à gagné la bataille culturelle sur internet, aux éditions Divergences. Vous pouvez retrouver ci-dessous la préface de Nicolas Lebourg :
Depuis quelques années se répand un néologisme : « la tiktokisation ». Sur le plan politique, le phénomène est largement attaché à la personne de Jordan Bardella. Durant des mois, le jeune président du Rassemblement national a fait de l’extrême droite un fait « hype » à coups de selfies et vidéos anodines. Il est le premier hybride influenceur-élu politique. Pour autant il n’est pas à l’avant-garde, mais la résultante d’une dynamique : s’il capte la lumière, son histoire n’eût pas été possible sans l’occupation antérieure des réseaux par pléthore d’agitateurs radicaux. Ce sont eux qui, inlassablement, ont travaillé à la « netflixisation » du politique, remplaçant la construction d’une doctrine programmatique par une suite de chocs et de « twists » ouvrant toujours plus la désormais célèbre « fenêtre d’Overton » – c’est-à-dire l’espace du dicible acceptable dans nos sociétés de communication.
Si chacun a au moins un œil sur son smartphone et ses applications, tous n’y reconnaissent pas spontanément les chaines idéologiques qui lient telle ou telle figure ivre du nombre de ses followers. Maxime Macé et Pierre Plottu, journalistes de longue date spécialisés quant aux extrêmes droites, proposent aux lecteurs de leur faire découvrir les figures de ce qu’ils considèrent un « popfascisme ». Serait-ce là une formule coup-de-poing ? Pas seulement. En effet, la question de l’influence ne relève pas que des individus, ou des sites internet en soi, mais du champ d’acceptabilité des idées initialement placées à la marge. Leur expression est aussi un clin d’œil au principe du « post-fascisme », cette étiquette utilisée en Italie pour définir le positionnement de Georgia Meloni et de ses amis afin de saisir cette tension entre origines radicales et conservatisme.
On retrouve cette dimension idéologique radicale et conservatrice chez bon nombre des personnes qu’étudient Maxime Macé et Pierre Plottu. Leur rôle dans l’émergence du zemmourisme est soulignée. Le dispositif n’est pas sans évoquer ce que l’historien britannique des fascismes Roger Griffin théorisait dans une réflexion sur le totalitarisme. Selon lui, les avant-gardes artistiques liées aux mouvements totalitaires participaient de la construction d’un désir de renaissance de leurs sociétés, forgeant un consensus antilibéral, jusqu’à ce que ces groupes politiques se saisissent de l’État et les éliminent. Certes, en Europe aujourd’hui l’extrême droite propose non un totalitarisme mais un illibéralisme, que la politiste Marlène Laruelle définit comme l’usage de la démocratie pour réduire l’état de droit au bénéfice d’une société hiérarchisée et culturellement homogène. Mais entre les agitateurs professionnels, qui, comme le démontre l’ouvrage, trouvent dans l’entretien sans fin de polémiques sur les réseaux sociaux leur source de capitaux sociaux, culturels et financiers, et les aventuriers politiques, il existe bien une dialectique. Elle est d’autant plus performante qu’elle se situe, pour reprendre une formule des auteurs, dans « un écosystème » : l’empire médiatique de Vincent Bolloré, apte à fournir débouchés sociaux et canaux de diffusion.
On pourrait être tentés de balayer la question, en arguant qu’il ne s’agit là que de la classique position des bouffons, selon une analogie qui serait d’autant plus rationnelle que les intéressés surjouent souvent leur grossièreté de langage ou, quand ils sont inquiétés par la justice, affirment n’avoir fait que de l’humour provocateur. Dans nos démocraties libérales, c’est un réel argument, par ailleurs loin d’être neuf dans l’entretien de nos divisions puisque nos deux auteurs précisent à raison qu’il doit beaucoup à Dieudonné. Pour autant, les saillies des influenceurs d’extrême droite ont une autre fonction. Elles ne sont pas des dérapages incontrôlés : avec elles, le rapport objectif au réel est dévalorisé au bénéfice d’un rapport esthétique. L’éloge de la vulgarité et de la violence n’est pas qu’adulescence, mais une rupture avec les conventions de l’espace public républicain. Le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940) écrivait que le fascisme est « une esthétisation de la vie politique ». C’est ce qu’on retrouve par ses appels aux sentiments, aux émotions, ce culte de la démesure. De prime abord, on peut songer que des propos caricaturaux qu’on trouvera cités dans l’ouvrage, relatifs à la sexualité, à l’alimentation, sont le signe de leur manque de sérieux. On aurait tort : ils constituent une politisation intégrale de l’existence. L’internaute qui consomme ces signes est appelé à une voie politique quant au moindre aspect de sa vie quotidienne. La consommation culturelle, individuelle mais massifiée, de produits faisant l’éloge de l’anti-intellectualisme, de l’instinct et de la déraison construit un projet culturel illibéral. Peu importe qu’il ne s’agisse pas d’une dissertation de droit constitutionnel : l’extrême droite valorise la colère volontariste pas la théorisation d’un programme, le césarisme pas le compromis.

C’est aussi ce qui a mené à tant minorer l’importance de cette agit-prop. La démocratie est liée aux principes des Lumières. Elle considère que le projet collectif est construit par des hommes suivant leur principe de raison. Or, l’édification des communautés virtuelles de ces influenceurs produit une séparation de l’espace public, au sens que Jürgen Habermas donne à cette formule : le champ d’échanges rationnels entre citoyens afin de résoudre leurs questions communes. Ce principe est hautement récusé. L’interconnexion entre les diverses communautés constituées au sein de leur écosystème donne jour à un contre-espace public : des pans de notre société qui méprisent l’usage de la raison et de la conciliation pour résoudre les questions sociales.
Être à la mode est un projet de vie délicat, d’autant plus dans nos sociétés de l’éphémère. La massification de l’extrême droite porte le risque de la voir perdre de son prestige pour ceux qui se targuaient d’être à contre-courant. Maxime Macé et Pierre Plottu l’évoquent : l’osmose d’un temps entre les influenceurs et les partis politiques d’extrême droite s’érode. La demande sociale d’extrême droite est toutefois telle que si tel agitateur ou tel eurodéputé se ringardisait demain, il ne ferait que dégager un nouveau créneau, une nouvelle part de marché.
Mettre à jour de tels enjeux méritait bien un ouvrage. Maxime Macé et Pierre Plottu l’ont fait en tant que journalistes. Ils travaillent sur les extrêmes droites de longue date, mais sur des supports qui importent : ils ont commencé sur des pure-players, ces journaux en ligne publiant des articles en continu, puis à Libération, un quotidien de gauche. Leurs conditions de production de leurs articles impliquent donc une observation constante des moindres aléas et flux de leur objet. Par ailleurs, leur écriture est celle de journalistes engagés. C’est à tort que cette dernière notion est souvent confondue avec celle des journalistes militants. Les journalistes engagés récusent l’autonomie du champ journalistique par rapport à la vie civique mais conservent leur indépendance quant à toute chapelle. En cela, ils sont en charge de constituer un contre-pouvoir. C’est ce qui leur donne un rôle essentiel dans la démocratie : déconstruire, systématiquement, tout ce qui peut s’ériger comme puissance externe à l’espace public. Les influenceurs d’extrême droite ne sont pas des trublions permettant d’éviter la stase de notre corps social : ils se constituent comme une avant-garde en charge de balayer les valeurs de l’humanisme égalitaire chez leurs consommateurs, afin de polariser la société jusqu’à instauration d’un ordre illibéral. Leur écosystème porte la guerre de tous contre tous comme la nuée l’orage. C’est un projet de pouvoir. Il nécessite des observateurs aussi attentifs et minutieux.