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Comprendre la progression du Front national

gonconda-1953(1)Propos de Jean-Yves Camus recueillis par Bruno Tranchant, Regards sur la droite, n°45, septembre 2014, pp. 4-9.

De récents sondages prédisent la victoire de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017. Y a t il un péril frontiste, en France ?

Jean Yves Camus : Ces sondages sont une indication. Il faut, cependant, rester prudent pour des questions de méthodologie. Ils visent un scrutin qui aura lieu dans trois ans et pour lequel l’offre politique n’est pas encore connue. De surcroit, les élections de référence – municipales et européennes – sont difficilement extrapolables sur un scrutin présidentiel. Il apparaît toutefois très plausible que Marine Le Pen figure au second tour de la présidentielle, ce qui constitue un problème majeur pour la gauche. En effet, il ne restera que deux candidats en lice et l’hypothèse selon laquelle le candidat socialiste n’y sera pas est à prendre au sérieux. Marine Le Pen a une vraie chance de faire bien mieux que son père, en mobilisant beaucoup plus largement les électeurs. De là à imaginer qu’elle sera en capacité de l’emporter en 2017, il est prématuré de l’affirmer. Quand bien même elle y parviendrait, comment gouvernerait elle ? Il lui faudrait une majorité gouvernementale. Or, il n’est pas certain du tout qu’elle serait en capacité de gagner, dans la foulée, les législatives.

L’idée selon laquelle elle est en capacité de figurer au second tour de l’élection présidentielle vous paraît à ce jour la plus crédible.

Oui. Le Premier ministre ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en parlant d’une extrême droite aux portes du pouvoir. Il ne s’agit pas d’une manœuvre de diversion dans la bouche de Manuel Valls, mais d’une prise en compte d’une réalité : la côte de popularité de Marine Le Pen est supérieure à celle de son père, l’entreprise de «dédiabolisation» est, en partie, menée à bien et l’accumulation des difficultés économiques et sociales, conjuguée aux questionnements sur notre identité, l’Europe et la place de la France dans le concert international, donne une crédibilité à l’hypothèse selon laquelle le plafond de verre auquel le FN était confronté n’existerait plus. On l’a bien vu aux européennes où son résultat – 24,9% des voix – s’est révélé supérieur à toutes les prévisions des sondages. Et ce, même si l’on peut objecter qu’il s’agissait d’un scrutin particulier, avec l’application de la proportionnelle dont il faut rappeler qu’elle ne s’applique pas aux législatives, ce qui réduit ainsi directement les prétentions du FN à l’Assemblée. Les européennes n’en constituent pas moins une réelle percée pour le parti frontiste. De là à imaginer qu’il sera en capacité, à l’avenir, de gagner des régions, voire la magistrature suprême, n’allons pas trop vite. Toutefois, cela semblait de la science fiction voici dix ans, et ce ne l’est plus tout à fait en 2014. Ni alarmisme, ni incrédulité : tenons nous en aux chiffres, qui montrent une dynamique et un électorat susceptible de s’élargir.

Onze communes sont dirigées désormais par l’extrême droite. Six mois après les élections municipales, la stratégie de normalisation mise au point par Marine Le Pen, sans outrances ni coups d’éclat, tient elle toujours ?

Avant les élections municipales, le FN s’était fixé pour objectif de former ses candidats par le biais de modules de formation les préparant à assumer des responsabilités, en cas de succès. Il y a eu, de ce point de vue, un véritable progrès dans la professionnalisation des cadres du mouvement, même s’il y a encore eu nécessité, pour le siège, de surveiller de très près les sites internet et autres réseaux sociaux où certains ont démontré qu’ils n’ont pas tout à fait assimilé la leçon de la « dédiabolisation ». Le FN a fait plusieurs choix payants pen dant cette campagne. Ainsi, est il parvenu à présenter des candidats qui avaient un enracinement local. Après tout, Robert Ménard n’a fait que revenir à Béziers, dont il était originaire, après avoir fait carrière dans la capitale. David Rachline est né tout près Fréjus. Steeve Briois, Julien Sanchez, Fabien Engelmann, sont restés dans leur région natale. Il y a donc de la part de la direction, une volonté de favoriser l’ascension pas le bas de militants locaux, là où Jean Marie Le Pen ne la concevait que par le haut. Il considérait d’ailleurs que le FN devait favoriser la présidentielle pour arri ver au pouvoir, parce qu’il était le seul présidentiable du parti. À contrario, le maire (alors FN) d’Orange, Jacques Bompard, avait préconisé la pratique du frontisme municipal, la conquête de positions de pouvoir à l’échelon local. Marine Le Pen a fait sienne cette idée, en favorisant l’enracinement à long terme de ses élus. Elle a raison.

Le choix de la jeunesse s’est lui aussi avéré payant…

Oui. Julien Sanchez (30 ans, Beaucaire), David Rachline (bientôt 27 ans, Fréjus) et Fabien Engelmann (35 ans, Hayange) sont beaucoup moins âgés que la majorité des candidats des partis classiques. Mais, autant que le choix de la jeunesse, la maturité dans la prise de décision compte. Le FN national voulait que l’erreur commise en 1995 par les maires frontistes qui avaient dérogé à la loi ne se reproduise pas. À Vitrolles, le couple Mégret avait pris plusieurs décisions que le contrôle de légalité du préfet avait rejetées, au motif qu’elles outrepassaient leurs compétences. Ainsi, la préférence nationale ne peut elle être décrétée par le maire. Aujourd’hui, la consigne de la direction du FN est que les maires s’en tiennent aux prérogatives municipales, en évitant tout effet négatif en termes d’image, les contentieux administratifs, les décisions cassées et tout ce qui a causé la chute de la « maison » Mégret, à Vitrolles, ou de Jean Marie Le Chevallier, à Toulon. Mais, ce n’est pas parce que le FN le veut que cela se fait sans problèmes.

Quelle est la situation dans les villes dirigées par le FN, six mois après le vote des municipales ?

Certaines pratiques de gestion ont été épinglées. Le maire du Pontet, Joris Hébrard, a été obligé d’annuler la hausse de 44 % de ses indemnités qu’il avait fait voter, celui du Luc a augmenté les siennes et celles de ses adjoints de 15 %. A Fréjus, il est reproché au maire de faire travailler, notamment dans l’événementiel, des sociétés dirigées par des militants nationalistes. Mais, dès lors qu’il n’y a pas d’entorse au Code des marchés publics, il n’est pas interdit de contracter sur la base de préférences politiques avérées. De plus, on peut être un bon professionnel et se sentir proche du FN, comme c’est le cas à Fréjus. À Béziers, les mesures annoncées par le maire, et dont la presse nationale s’est fait l’écho, sont une manière pour Robert Ménard, qui n’est pas parvenu à conquérir la communauté d’agglomération et voit donc sa capacité d’action limitée, de faire parler de lui. Ce qui signifie qu’il s’efforcera, tout au long du mandat, de présenter des options clivantes, afin d’attirer l’attention sur sa gestion locale, comme il s’y emploie déjà. On n’étend plus ainsi le linge aux fenêtres, pas plus qu’on ne bat les tapis. Il y a eu également cet office religieux, fin août, qui a braqué les objectifs de la presse sur la cité héraultaise. Gare, toutefois, à ne pas trop en faire et à réagir à l’excès. Ce sont les décisions prises dans le domaine social, par exemple la fin de la gratuité totale des cantines au Pontet, bref, tout ce qui touche les familles les plus défavorisées, qui doivent mobiliser l’attention de la gauche. La riposte ne doit pas tant porter sur des mesures symboliques que sur celles qui démontrent le fossé entre la ligne « sociale » du FN et sa pratique de gestion. Cela implique d’éplucher les délibérations des conseils municipaux, d’être présent et actif sur le terrain pour préparer la reconquête. L’opposition municipale doit être présente et pointer, en priorité, ce qui affecte quotidiennement la vie des habitants. À commencer par les plus défavorisés d’entre eux qui ont pu donner leur voix au FN, en pensant que son adversaire UMP ou socialiste n’offrait pas de perspectives suffisantes à la ville.

Le vernis commence à craquer dans certaines communes. Tant et si bien que derrière le masque de respectabilité politique, pointe le vrai visage du FN. Ceci est vrai, notamment, à Fréjus, Villers-Cotterêts, Mantes la Jolie ou à Hayange où la gestion de la ville s’avère calamiteuse pour la démarche de crédibilisation du FN. Comment interprétez vous ce phénomène ?

Repeindre une fontaine qui a été commandée à un artiste dont le droit de regard sur son œuvre est bafoué, c’est une faute juridique et une preuve d’amateurisme. Ne pas assister à la cérémonie commémorant l’abolition de l’esclavage à Villers-Cotterêts, c’est une faute morale et accessoirement une erreur politique. Comme c’est consternant de voir le maire de Mantes la Ville limiter l’accès du public aux conseils municipaux. Mais, je le répète, il faut garder à l’esprit que les erreurs de gestion municipale du FN dans le passé, et celles qui vont inévitablement se produire, ne font pas automatiquement perdre les élus frontistes au scrutin suivant. D’abord, parce qu’au jeu de qui gère mal, le FN peut pointer du doigt la mauvaise gestion de maires de droite, comme de gauche. Ensuite, parce que l’indignation morale qui servait de moteur à la mobilisation anti FN des années 90 s’est fracassée à cause de la désespérance économique et sociale.

Les élus frontistes réfutent l’idée de « laboratoires » pour qualifier leur mode de gestion locale. Concrètement, comment les municipalités FN sont elles gérées ?

On en revient à ce que j’énonçais plus haut : une ville ne peut pas être le laboratoire d’une politique nationale, c’est juridiquement impossible et le FN l’a compris. Le principal levier d’action pour un maire FN, c’est de justifier des choix budgétaires politiquement motivés et touchant certains quartiers plus que d’autres en arguant du contexte d’austérité financière. Il faut aussi admettre que personne au siège du FN, ne prend de décision au quotidien à la place du maire et du directeur général des services, dans le domaine administratif. Chaque maire frontiste (ou RBM) a sa personnalité, son parcours militant. De plus, un enjeu majeur pour les mairies frontistes est de réussir à trouver des cadres territoriaux compétents et qui acceptent de venir dans une mairie FN ou d’y rester. Car Marine Le Pen a beau dire, à Fréjus, le 7 septembre, lors de l’université d’été du FNJ, que « les experts, c’est le peuple », élaborer un PLU ou un budget, diriger un CAS, cela ne s’improvise pas. Si les postes de cabinets d’élus sont par nature destinés à des gens combinant militantisme et compétence, le FN va devoir se construire un vivier de fonctionnaires sympathisants, et ce n’est pas gagné. Je l’ai déjà dit, certains choix opérés localement à Hayange, notamment, sont déjà critiqués en interne. Plusieurs conseillers municipaux frontistes ont déjà pris leurs distances avec Fabien Engelmann. La même chose s’est produite au Pontet. Le sens du collectif a du mal à s’établir au FN, mais il peut répliquer que l’autocratie municipale existe ailleurs que chez lui ! Ne misons pas sur l’effondrement des municipalités FN par les départs et scissions. Ni sur l’échec de maires incompétents : l’équipe d’Hénin Beaumont semble solide, David Rachline a une chance d’entrer au Sénat [élection faite depuis cet entretien].

L’objectif de Marine Le Pen n’est il pas, au fond, de former des cadres en prévi sions des prochaines échéances électorales ?

Oui. Elle entend faire émerger de jeunes personnalités, ce qui pose un problème à la gauche comme à la droite, dans la mesure où le parcours militant, au FN, peut être très rapide, comme dans tous les partis émergents qui ont un appareil comparativement léger et une assise locale encore incomplète. Un parti qui n’a connu que l’opposition au plan national ne voit pas ses cadres locaux happés par l’exercice du pouvoir. Le processus d’investiture au FN dépend d’en haut, pas du vote de la base: cela peut faire des carrières rapides et la compétition interne pour la désignation met aux prises moins d’individualités qu’à l’UMP ou au PS. Une nouvelle génération de cadres frontistes émerge peu à peu. Elle est en rupture avec l’idéologie libérale libertaire propre à la génération précédente, elle réfute les valeurs «permissives» issues de Mai 68, le multiculturalisme et les grandes réformes sociétales mises en œuvre de puis le début du quinquennat, voire même avant. Le tout, dans le cadre d’une modernisation du discours et de l’image qui implique de dépasser les outrances de Jean Marie Le Pen sans renier les fondamentaux idéologiques : ces jeunes trentenaires ont une colonne vertébrale doctrinale qui leur permet de ne pas faire ex ploser tous les codes du « politiquement correct » sans que cela signifie, pour autant, qu’ils sont moins radicaux que leurs aînés. Disons plutôt qu’ils appliquent à la lettre les principes édictés par Marine Le Pen, depuis qu’elle a hérité de la présidence du FN, en janvier 2011 : transgresser le « politiquement correct », tout en éliminant les aspérités qui ont fait de ce mouvement un parti paria. Chose d’autant plus aisée qu’un certain nombre de sujets que Jean Marie Le Pen pensait être clivants dans la société française ne le sont plus.

Marine Le Pen sait qu’il est inutile d’évoquer les vieilles rengaines sur l’occupation allemande ou de citer Robert Brasillach pour gagner des voix : ces sujets n’intéressent absolument pas l’électorat frontiste. Il suffit au FN de mettre en avant les chiffres du chômage, la baisse du pouvoir d’achat, les délocalisations et les effets dévastateurs de la mondialisation libérale pour récupérer un électorat populaire déboussolé. Le clivage politique qui se dessine aujourd’hui n’est plus celui de la gauche contre la droite, mais de la France d’en bas, qui constitue le socle de l’électorat frontiste, contre la France d’en haut. En observateur, Alain de Benoist estimait en 2007, que « l’avenir du FN dépendra de sa capacité à comprendre que son “électorat naturel” n’est pas le peuple de droite, mais le peuple d’en bas. L’alternative à laquelle il se trouve confronté de manière aiguë est simple : vouloir incarner la “droite de la droite” ou se radicaliser dans la défense des couches populaires pour représenter le peuple de France (…) Il reste au FN à apprendre comment devenir une force de transformation sociale dans laquelle puissent se recon naître des couches populaires au statut social et professionnel précaire et au capital culturel inexistant, pour ne rien dire de ceux qui ne votent plus ». Tout est dit : le FN a vocation à fédérer les exclus du système, ceux qui se sentent étrangers au jeu politique et qui se voient comme « le peuple » dépossédé par la « Nouvelle Classe » aux allures de caste. Marine Le Pen l’a parfaitement saisi, expliquant que le clivage majeur dans la société française oppose les experts, les « sachants » qui tirent parfaitement leur épingle du jeu de la mondialisation libérale et dont les revenus ne cessent de croître, et les perdants, dont le pouvoir d’achat est en chute libre. Force est de constater que son discours gagne en crédibilité.

Cette opposition ne se traduit elle pas géographiquement par des différences marquées entre urbains, périurbains et ruraux ?

Aux élections européennes on a constaté que la carte du vote FN restait plus forte à l’est d’une ligne Cherbourg Valence Perpignan et, nouveauté, que le FN arrivait à un niveau équivalent dans la vallée de la Garonne. Dans cette moitié de la France où le FN est traditionnellement puissant, le vote des villes est inférieur à celui de la périphérie et des zones rurales, y compris certaines Nièvre, Cher, Midi Pyrénées ayant une tradition de vote à gauche. Toutefois, il ne faut pas se méprendre, il s’agit de zones rurales qui ne sont plus des zones paysannes : les habitants sont en majorité des ouvriers et des employés subissant, en plus du chômage, l’enclavement des territoires et la désertification des services publics. Les européennes n’ont pas révolutionné la carte du vote FN : elles ont juste prouvé qu’existait une hausse générale de ce dernier. Les terres de mission sont désormais peu nombreuses : la Bretagne et les Pays de Loire ; les Pyrénées et le Pays Basque ; la région Limousin et une partie de l’Auvergne.

Les candidats FN ont fait campagne sur la baisse de la fiscalité. Un thème naturellement attractif. Qu’en est il, au juste ?

Faut il rappeler que Jean Marie Le Pen était partisan de l’abolition de l’impôt sur le revenu ? Il se montrait également favorable à une baisse de toutes ces taxes qui frappent indistinctement les artisans, les commerçants, les PME PMI. Cette demande de libération de la fiscalité et du « trop d’État » subsiste dans une partie de l’électorat frontiste, notamment celui du quart sud est du pays, composée pour l’essentiel, d’artisans et de commerçants, de patrons de PME ou de cadres. Parallèlement le FN exprime une demande d’État et de redistribution qui émane des couches populaires, à commencer par les ouvriers et les employés. Ces frontistes là ne sont pas hostiles à la fiscalité, bien au contraire. Ils voient certes d’un mauvais œil le fait d’être imposables à l’IRPP, alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant, mais n’ont aucun tabou sur le principe d’une fiscalité progressive qui toucherait les « gros » revenus, ainsi que ceux de la rente et du capital. L’époque du Front national « tout libéral » est révolue. L’électorat FN du grand Nord Ouest et de l’Est est celui de la France d’en bas. Ce sont les ouvriers, employés et chômeurs constituant cette « France des oubliés » que Marine Le Pen va rencontrer chaque année à Brachay (Haute Marne).

La justice et l’exemplarité fiscales, le retour de l’État dans l’économie et les services publics, le protectionnisme économique et la réindustrialisation leur parlent, notamment à ceux, nombreux, qui sont issus des rangs de la gauche.

Justement, comment expliquer que ces populations composées d’anciens syndicalistes, voire même, dans certains cas, d’ex militants socialistes ou du Front de gauche, adhèrent aux idées frontistes, sur fond de rejet de l’autre et de xénophobie ?

La composante nationaliste dans le programme frontiste est très présente, à travers le volet immigration et la priorité nationale. Il faut aussi prendre en compte l’inquiétude des milieux populaires qui ont déjà perdu leurs repères dans le monde du travail, face à la mondialisation. L’insécurité culturelle, cela existe. L’avènement de la société multiculturelle, cela ne se fait pas sans soubresauts encore accentués, pour ce qui concerne la question de l’islam, par une actualité qui ne tient pas que du fantasme. D’autre part, les électeurs s’interrogent sur l’Europe. Ils savent que les décisions qui affectent la France ne sont plus prises à Paris. Ils subissent, de ce point de vue, un trouble identitaire, parce que l’Europe est jugée lointaine, désincarnée, sans contenu culturel. Ils perçoivent l’immigré comme un concurrent direct sur le marché du travail, voire un prédateur qui siphonne à leurs dépens ce qui reste de l’Etat social. Mais leur employeur aussi est devenu très lointain : ce peut être un fonds d’investissement, une société étrangère qui représente alors cette « finance » et ce « mondialisme » que le FN abhorre. Il y a donc un véritable brouillage des repères identitaires qui peut aboutir à la guerre de chacun contre tous, l’ethnocentrisme rejoignant la frustration sociale.

Selon une récente étude de l’Ifop réalisée pour le site Atlantico, le vote FN a fortement progressé chez les électeurs se déclarant de confession juive, dans des villes où la présence de la communauté est importante. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Cette enquête montre quelque chose de plus fondamental, à mes yeux : le poids extrêmement faible du « vote juif » dans l’électorat, en général. Très exactement, 260 000 électeurs sur 43 millions. On est donc très, très loin du vote fantasmé qui pourrait faire basculer un scrutin, d’autant que ce vote est pluriel. S’il existe bien un fort accroissement du vote frontiste dans l’échantillon d’électeurs étudié par l’Ifop (13,5 % en 2012 contre 4,3 % en 2007), ce vote n’en demeure pas moins bien en-dessous de la moyenne nationale. Il semble s’être constitué à la suite du décrochage très rapide d’une partie des électeurs juifs par rapport à Nicolas Sarkozy qui avait obtenu 45,7 % de leurs voix au 1er  tour de 2007. C’est un vote d’inquiétude très forte provenant de la hausse des actes antisémites. De ce point de vue, il existe un avant-Merah et un après. Et il se pourrait bien qu’il existe un avant été 2014 et un après. Ceci étant, je note qu’à Sarcelles, Créteil etdans le dix-neuvième arrondissement de Paris, seuls endroits ou presque où le vote des juifs peut modifier l’issue d’une élection, la gauche a gagné les municipales et le FN ne progresse pas. Il faut se débarrasser de l’idée selon laquelle il existerait un vote juif. L’étude évoque « des votes juifs »,heureusement.

Ce vote n’en demeure pas moins inquiétant…

Oui, mais pourquoi serait-il plus inquiétant que le vote FN, en général ? La vraie question reste que la gauche a décroché chez les électeurs juifs, même s’il faudrait faire la part, dans le glissement à droite, de la variable « mobilité sociale ». Cette progression n’est, par ailleurs, pas tant celle du FN que de Marine Le Pen, elle atteste sa dédiabolisation. La question est de savoir si ce vote est appelé ou non à se pérenniser ou s’il est le fruit d’un transfert de l’électorat déçu par Nicolas Sarkozy sur le FN. En tout cas, dans leur immense majorité, les électeurs juifs votent pour des formations susceptibles d’exercer le pouvoir. Ne serait-ce que parce qu’ils ont besoin d’une action efficace de l’État contre les atteintes à la personne, motivées par l’antisémitisme et qui connaissent une hausse préoccupante.

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